Lorsqu’en décembre 2018, Donald Trump déclara vouloir retirer les troupes américaines de Syrie, de nombreux analystes estimèrent qu’une telle décision favoriserait la résurgence du « califat » de Daech. Plus récemment, l’offensive turque dans le Nord-Est syrien a relancé les mêmes scénarios prospectifs. Or, si cette organisation garde un réel pouvoir de nuisance au Moyen-Orient, la crainte d’un retour du « califat » semble refléter une incompréhension majeure des processus ayant permis sa montée en puissance fulgurante à partir de 2011, dans le contexte de la guerre en Syrie. Pour l’expliquer, un retour en arrière est indispensable.
2011-2016 : La CIA n’en a « rien à faire de Daech » en tant que menace terroriste
En décembre 2011, les États-Unis finalisent le retrait de leurs troupes d’Irak. Précurseur de Daech, l’organisation « État Islamique d’Irak » (EII) n’est alors plus qu’une force résiduelle de quelques centaines d’hommes. Un an plus tard, le Département d’État estime que cette milice djihadiste ne regroupe qu’entre 1 000 et 2 000 combattants. Durant cette période, le chef de station de la CIA à Bagdad considère que la Delta Force n’est pas « la bienvenue en Irak » pour y mener des opérations militaires contre ce réseau. Aucun effort particulier n’est alors mené par l’Agence pour le combattre. En effet, l’équipe du Centre de Contre-Terrorisme de la CIA opérant dans ce pays se concentre « principalement sur la lutte contre les milices chiites » pro-iraniennes, et non contre l’EII.
Entre 2012 et 2013, cet « État Islamique d’Irak » commence à prendre de l’ampleur dans le contexte de la guerre en Syrie. L’on estime qu’au printemps 2013, cette organisation compte environ 20 000 hommes sur le territoire syrien, qui combattent alors sous la bannière du Front al-Nosra. Initialement, durant l’été 2011, Abou Bakr al-Baghdadi avait envoyé Mohammed al-Joulani et six autres émirs pour infiltrer la rébellion en Syrie, et ainsi créer le Front al-Nosra pour y combattre les troupes de Bachar el-Assad. En avril 2013, al-Baghdadi décrète qu’al-Nosra fait partie de ce qu’il nomme l’« État Islamique en Irak et au Levant » (EIIL, dont l’acronyme est Daech). Divisé face à cette affirmation d’autorité du futur « calife », ce groupe terroriste se sépare alors en deux entités. L’EIIL intègre environ 15 000 combattants d’al-Nosra, et les 5 000 hommes qui refusent de prêter allégeance à l’organisation d’al-Baghdadi restent fidèles à leur chef syrien, Mohammed al-Joulani. Ils garderont alors le nom d’al-Nosra.
L’année suivante, alors que Daech connaît un essor fulgurant et s’empare d’un vaste territoire à cheval entre l’Irak et la Syrie, les efforts antiterroristes de la CIA ne se concentrent pas sur cet « État Islamique » proclamé par al-Baghdadi en juin 2014, mais principalement sur le Groupe Khorasan – un réseau terroriste qui planifie des attentats en Occident, et qui est affilié au Front al-Nosra, donc à la franchise al-Qaïda. Selon un officier anonyme de la CIA, son agence « estimait [alors] que traquer Daech ne servait à rien. De façon surprenante, [la lutte contre] cette organisation n’était pas prioritaire, la direction de la CIA considérant ni plus ni moins que Daech n’était qu’un groupe insurgé parmi d’autres. (…) Sa Task Force pour la Syrie se concentrait sur Khorasan et al-Nosra, tandis que la station de la CIA à Bagdad continuait de se focaliser sur les milices chiites et sur les attentats à la voiture piégée [en Irak]. »
Entre août et septembre 2014, Daech filme et diffuse l’assassinat de deux otages américains – les journalistes James Foley et Steven Sotloff. Suite au choc psychologique provoqué par ces exécutions, Daech est « désormais dans la ligne de mire de la CIA. (…) [Cette dernière] se met à frapper cette organisation, mais pas assez fréquemment pour que ses opérations aient un quelconque effet sur le champ de bataille. À la fin de l’année 2014, la CIA avait moins de vingt officiers de ciblage et d’analystes pour combattre Daech [entre l’Irak et la Syrie]. Et au début de l’année 2016, cette situation ne s’était pas grandement améliorée. Selon différentes sources bien informées, la CIA n’en [avait] simplement rien à faire de Daech. (…) En Syrie, la priorité essentielle, pour l’Agence, [était] ce que certains officiers [de la CIA nommaient] le “bébé” de [leur directeur] John Brennan : le renversement du régime d’Assad ».
2012-2017 : La CIA et ses alliés soutiennent massivement l’essor de Daech
Cette indifférence de la CIA vis-à-vis de l’« État Islamique » ne peut s’expliquer que par le rôle clé de cette organisation dans la guerre de changement de régime lancée par Obama en octobre 2011, qui avait pour objectif de renverser Bachar el-Assad. Dans ses mémoires, le proche conseiller d’Obama Benjamin Rhodes expliqua qu’en 2012, un virulent débat interne faisait rage au sein de l’Exécutif américain sur l’utilité centrale du Front al-Nosra dans la stratégie de renversement du Président syrien. Il faut alors souligner qu’al-Nosra était en fait une émanation de l’« État Islamique d’Irak » dirigé par Abou Bakr al-Baghdadi, constituant ainsi la branche syrienne du futur Daech.
Partageant les vues du directeur de la CIA David Petraeus, Benjamin Rhodes admit dans son ouvrage qu’il était « opposé à celles et ceux qui souhaitaient désigner une [grande] partie de l’opposition syrienne – soit le Front al-Nosra –, comme une organisation terroriste. Cette dernière était probablement la force la plus puissante au sein de cette rébellion et, tandis qu’elle comptait dans ses rangs des éléments extrémistes, il était clair que la branche plus modérée de l’opposition combattait main dans la main avec al-Nosra [– donc avec le futur Daech]. Je défendais l’idée que le fait de désigner cette dernière comme une organisation terroriste risquait de nous aliéner les [“rebelles modérés”] que nous voulions soutenir, tout en dissuadant al-Nosra d’éviter de s’associer avec des extrémistes ».
Au final, le Département d’État ne suivit pas ces recommandations, classant al-Nosra dans sa liste d’organisations terroristes en décembre 2012 – une démarche critiquée par les alliés arabes de Laurent Fabius à l’aune du prétendu « bon boulot » de cette milice sur le terrain. Or, malgré cette décision, Benjamin Rhodes finit par reconnaître que la CIA continua de coordonner les réseaux d’approvisionnement en armes d’al-Nosra. À cette occasion, il souligna que la politique syrienne de l’administration Obama était « schizophrène », en ce qu’elle consistait à classer comme « terroriste » une organisation qui représentait, selon lui, un « gros morceau » de l’opposition anti-Assad.
Sur le long terme, cette décision du Département d’État ne dissuada aucunement la CIA de poursuivre son appui en faveur d’al-Nosra. En effet, il est désormais avéré que l’Agence aida consciemment les services spéciaux saoudiens et leurs alliés à soutenir la nébuleuse djihadiste au Levant, d’abord sous la direction de David Petraeus, puis de JohnBrennan. Paradoxalement, ces deux hommes avaient combattu les réseaux d’al-Qaïda avant de diriger la CIA, le premier lorsqu’il supervisait la stratégie contre-insurrectionnelle du Pentagone en Irak puis en Afghanistan ; le second à la Maison-Blanche, en tant que « tsar » du programme d’assassinats ciblés de suspects djihadistes par frappes de drones. Or, comme expliqué précédemment, Brennan ne lança aucun effort significatif pour contrer Daech lorsqu’il dirigeait la CIA, considérant la chute d’Assad comme une priorité absolue.
Initialement, son prédécesseur David Petraeus joua un rôle clé dans la mise en place du réseau d’approvisionnement en armes des djihadistes anti-Assad, depuis la Libye puis les Balkans. En 2013, le New York Times le sollicita pour clarifier cette question, mais le général Petraeus ne donna aucune suite à ces demandes. Cette même année, John Brennan reprit les rênes de cette guerre secrète aux côtés des Saoud et de leurs partenaires qui, avec l’aide de la CIA, inondaient alors la Syrie d’armements fabriqués dans le Sud-Est européen – en violation des clauses de non-réexportation signées avec les pays producteurs. Pourtant, dès l’automne 2012, l’administration Obama savait que ces armes équipaient surtout les milices extrémistes. Malgré ce risque, ces livraisons massives depuis le Sud-Est de l’Europe se sont multipliées en 2013 et l’année suivante.
Une importante enquête de terrain de l’ONG Conflict Armament Research prouva ensuite qu’entre 2014 et 2017, ce gigantesque trafic d’armes chapeauté par la CIA et le GIP saoudien avait « considérablement amplifié les capacités militaires » de Daech, et ce dans une ampleur « très loin [d’être due] aux seules prises de guerre ». Commentant ce rapport, le journal allemand Deutsch Welle souligna que, durant cette période, « plus de 30 % des armes utilisées par les extrémistes de Daech sur les champs de bataille en Syrie et en Irak provenaient d’usines en Hongrie, en Allemagne, en Bulgarie et en Roumanie » – ces deux derniers pays étant au cœur du réseau d’approvisionnement en armes des rebelles anti-Assad chapeauté par la CIA et ses alliés.
Des sources de haut niveau ont confirmé le fait que ce vaste trafic d’armes alimenta massivement les groupes islamistes durant le conflit syrien. En juin 2017, l’ancien Premier Ministre du Qatar reconnut qu’« en Syrie, tout le monde avait commis des erreurs, y compris [Washington] ». Il ajouta que, dès les premiers stades du conflit, l’ensemble des commanditaires de cette guerre secrète s’étaient mis à « coopérer via deux salles d’opérations : l’une basée en Jordanie et l’autre en Turquie. (…) Y collaboraient différentes nations, dont certains membres du Conseil de Coopération du Golfe, soit l’Arabie saoudite, les Émirats Arabes Unis, le Qatar, mais également les États-Unis et d’autres alliés. Et ils travaillaient ensemble dans ces bases. Nous soutenions tous ces mêmes groupes. Nous avons fait de même en Turquie. »
Comme l’a souligné en 2014 le Vice-président Joe Biden – tout en refoulant ces « salles d’opérations » et la présence des services américains, français et britanniques dans celles-ci –, « Erdogan, (…) les Saoudiens, les Émiratis, etc., (…) étaient si déterminés à faire tomber Assad [qu’ils] ont transmis des centaines de millions de dollars et des dizaines de milliers de tonnes d’armes à tous ceux qui le combattaient. Le problème est que les [milices] qui en bénéficiaient étaient le Front al-Nosra, et al-Qaïda, et des djihadistes extrémistes provenant du monde entier. » Au fil des ans, cette campagne devint gigantesque au point que le Washington Post la décrivit en juin 2015 comme « l’une des plus vastes opérations clandestines » de l’histoire de la CIA, dont le financement avoisinait alors le milliard de dollars annuels. Toujours selon le Post, cette guerre de l’ombre coordonnée par l’Agence s’inscrivait dans un « plus vaste effort de plusieurs milliards de dollars impliquant l’Arabie saoudite, le Qatar et la Turquie » – trois États pourtant accusés par des hauts responsables américains d’avoir soutenu la nébuleuse djihadiste au Moyen-Orient, dont l’« ÉtatIslamique ». Principalement financée par la royauté saoudienne, et progressivement stoppée par Donald Trump à partir de juin 2017, cette opération eut un impact majeur sur le terrain, laissant même augurer la chute d’Assad durant l’été 2015.
Pendant son discours de 2014, Joe Biden révéla ce mea culpa d’Erdogan : « Vous aviez raison [à Washington] : nous avons laissé passer trop de monde. À présent, nous tentons de fermer notre frontière ». En effet, environ 20 000 djihadistes avaient pu infiltrer la Syrie depuis le territoire turc afin de rejoindre les principales milices extrémistes. Interrogé sur l’appui d’Ankara en faveur de l’« État Islamique », un ancien haut responsable des services spéciaux turcs rappela que, « dans cet exercice, il y a eu plusieurs services de renseignement. Tout le monde parle du MIT [turc] », mais il est désormais indéniable que ses alliés occidentaux et régionaux ont activementsoutenu l’essor de Daech et d’autres groupes djihadistes afin de renverser Assad.
Comme l’avait résumé le Conflict Armament Research dans son enquête de 2014-2017, « les preuves accumulées dans ce rapport confirment (…) que de nombreuses armes utilisées par Daech – et notamment ses munitions – [avaient été] récemment fabriquées, et qu’elles [avaient été] livrées dans la région depuis le début du conflit syrien en 2011. Ces armes [provenaient] de transferts effectués par des tierces parties, dont l’Arabie saoudite et les États-Unis, vers les différentes forces d’opposition qui se sont dressées contre le régime du Président Bachar el-Assad. Introduit en Syrie depuis les territoires de leurs alliés régionaux – notamment depuis la Jordanie et la Turquie –, ce matériel a été rapidement capturé par les forces de Daech ». Ces révélations amenèrent plusieurs députés européens à se déclarer « choqués par la proportion d’armes et de munitions fabriquées au sein de l’UE qui ont été retrouvées dans les [arsenaux] de Daech en Syrie et en Irak », appelant ainsi « tous les États membres [de l’UE] à refuser de tels transferts d’armements à l’avenir, en particulier aux États-Unis et à l’Arabie saoudite ».
Les financements massifs de Daech en provenance du Golfe
Parmi les principales raisons expliquant la montée en puissance fulgurante de Daech dans le contexte de la guerre en Syrie, une majorité d’analystes ignorent le rôle majeur des financements abondés par les puissances du Golfe pour alimenter ce processus. Or, les sources bien informées qui prennent en compte ce facteur décisif ne manquent pas. En voici quelques exemples. Le 17 août 2014, dans un courriel divulgué par Wikileaks, l’ancienne secrétaire d’État Hillary Clinton expliqua à son conseiller John Podesta que, « parallèlement à nos opérations militaires et paramilitaires, nous devons utiliser notre diplomatie et profiter des ressources de nos services de renseignement pour mettre sous pression les gouvernements du Qatar et de l’Arabie saoudite, qui fournissent un soutien financier et logistique à Daech et à d’autres groupes radicaux dans la région. »
Un mois plus tôt, le journaliste britannique Patrick Cockburn souligna que « [Richard] Dearlove, qui a dirigé le MI6 entre 1999 et 2004, (…) ne doute pas que des financements continus et substantiels provenant de donateurs privés en Arabie saoudite et au Qatar – qui auraient pu agir dans l’impunité grâce à leurs gouvernements respectifs –, aient joué un rôle central dans la montée en puissance de Daech à travers les régions sunnites de l’Irak. (…) Étonnamment, ces révélations explosives de Dearlove (…) incriminant l’Arabie saoudite [et le Qatar] dans le soutien de la rébellion sunnite menée par Daech ont très peu attiré l’attention. »
En février 2015, l’ex-commandant de l’OTAN Wesley Clark confirma les arguments de Clinton et Dearlove, expliquant aux millions de téléspectateurs de CNN que « Daech [fut] créé grâce aux financements de nos amis et alliés [au Moyen-Orient], car ils vous diront que si vous voulez des hommes qui combattent le Hezbollah [chiite] jusqu’à la mort, vous ne placardez pas une affiche de recrutement du genre : “Rejoignez nos rangs, on va construire un monde meilleur !” Vous allez plutôt soutenir [en secret] ces fanatiques religieux, ces fondamentalistes [sunnites]. » Qualifiant Daech de « Frankenstein », avant que la présentatrice ne lui coupe la parole pour changer de sujet, le général Clark précisa que « ce sont [ces djihadistes] qui combattent le Hezbollah », perçu comme un bras armé de l’Iran chiite par Israël, les États-Unis et l’Arabie saoudite.
Si le « Parti de Dieu » libanais est effectivement un rival militaire de Daech, le réseau d’Abou Bakr al-Baghdadi avait une plus large utilité pour ses soutiens étatiques clandestins. En effet, en conquérant une vaste zone entre l’Irak et la Syrie au premier semestre 2014, l’« État Islamique » coupait alors le fameux « croissant chiite » prophétisé dix ans plus tôt par le roi Abdallah de Jordanie ; par cette expression, il décrivait la continuité territoriale naissante entre l’Iran et le Hezbollah libanais, à travers un Irak basculant alors sous domination chiite et une Syrie étroitement liée à Téhéran. Or, cette profondeur stratégique en faveur de leurs rivaux iraniens était perçue comme un problème majeur pour Washington, Riyad, Tel Aviv et leurs alliés, d’où l’intérêt de neutraliser ce nouvel « axe chiite » grâce à la nébuleuse djihadiste sunnite au Moyen-Orient – une politique façonnée dans l’ombre à partir de 2007.
Les conséquences de l’application de cette stratégie furent anticipées dès août2012 dans un désormais célèbre rapport du Renseignement militaire du Pentagone, qui fut déclassifié en mai 2015 : « Les salafistes, les Frères Musulmans et [l’État Islamique d’Irak (EII) – soit le futur Daech–,] sont les principales forces motrices de l’insurrection en Syrie. L’Occident, les pays du Golfe et la Turquie appuient l’opposition, tandis que la Russie, la Chine et l’Iran appuient le régime [d’Assad]. (…) [L’EII] a soutenu l’opposition syrienne depuis le début. (…) Si la situation se clarifie, une principauté salafiste pourrait s’établir à l’est de la Syrie (…) et c’est exactement ce que veulent les puissances qui soutiennent l’opposition, en ce qu’elles souhaitent isoler le régime syrien – dont elles considèrent qu’il offre une profondeur stratégique pour l’expansion chiite (Irak et Iran). (…) L’EII pourrait alors proclamer un “État Islamique” grâce à son union avec d’autres organisations terroristes en Irak et en Syrie, ce qui engendrerait un grave péril pour l’unité de la nation irakienne et la protection de son territoire. » Ce scénario se concrétisera deux ans plus tard, en juin 2014, avec la proclamation de l’« État Islamique » par Abou Bakr al-Baghdadi depuis Mossoul.
Or, cette prospective alarmante de la DIA ne fut pas la seule à être transmise au cabinet Obama par le Renseignement militaire du Pentagone. Selon Seymour Hersh, « le lieutenant-général Michael Flynn, qui dirigea la DIA entre 2012 et 2014, nous confirma que son agence avait constamment envoyé des mises en garde classifiées aux responsables civils, les alertant des conséquences désastreuses de leurs tentatives de renverser Assad. Selon lui, les djihadistes contrôlaient l’opposition. La Turquie n’agissait pas suffisamment pour stopper l’infiltration illégale de combattants étrangers et d’armes [en Syrie]. “Si les citoyens américains voyaient les rapports de renseignement que nous produisions quotidiennement, ils pèteraient les plombs”, selon Flynn. “Nous comprenions la stratégie de long terme et les plans de Daech, et nous soulignions également le fait que la Turquie fermait les yeux sur la montée en puissance de [cette organisation] en Syrie.” D’après lui, ces rapports de la DIA “ont été massivement rejetés” par l’administration Obama. “J’avais l’impression qu’ils ne voulaient pas entendre la vérité.” »
En fait, ces réticences sont compréhensibles car, sur le terrain, l’« État Islamique » était officieusement considéré par Washington comme un allié objectif pour forcer Assad quitter le pouvoir – ce qui tend à expliquer pourquoi la CIA s’est abstenue de combattre réellement Daech jusqu’en 2016, voire au-delà. Lors d’une conversation privée au siège new-yorkais des Nations-Unies en septembre de cette même année, le secrétaire d’État John Kerry expliqua que « la raison pour laquelle la Russie est arrivée [dans le conflit syrien à l’automne 2015] est le fait que Daech devenait de plus en plus fort. [Cette milice] menaçait de bloquer l’accès à Damas, et ainsi de suite. Et c’est pourquoi les Russes sont entrés en jeu. Ils soutenaient Assad et ils ne voulaient pas d’un gouvernement assuré par Daech. Et nous savions que [cette organisation] se développait. Nous l’observions. Nous pouvions voir que [Daech] devenait de plus en plus puissant, et nous estimions qu’Assad était en danger. Nous pensions toutefois pouvoir gérer la situation – vous savez, qu’Assad pourrait alors négocier [son départ]. Mais au lieu de cela, il a obtenu le soutien de Poutine. C’est vraiment compliqué. »
Il sera tout aussi complexe, pour Daech, de restaurer son « califat » grâce à des djihadistes amaigris et affaiblis par leurs difficiles conditions d’incarcération, sachant que le responsable du Renseignement irakien estime que des cadres de l’« État Islamique » prévoient leur évasion. En parallèle, ce dernier nous a récemment mis en garde contre l’utilisation, par ce réseau terroriste, de la Turquie comme base arrière pour intensifier ses opérations au Moyen-Orient. Néanmoins, il est peu probable que les pétromonarchies du Golfe prennent le risque de rouvrir leurs vannes à pétrodollars pour financer à nouveau la montée en puissance de Daech dans cette région. Essentiellement, le gigantesque réseau d’approvisionnement en armes mis en place par la CIA et ses alliés en faveur de Daech et d’autres groupes djihadistes anti-Assad a été, depuis 2015, progressivement réorienté par le Pentagone vers les milices kurdes combattant l’« État Islamique » .
Du fait de la présence militaire des Russes, des Iraniens et du Hezbollah libanais en Syrie, et au vu de la quasi-disparition du « Daech territorial » au Moyen-Orient, il est peu probable que cette organisation puisse revenir sur le devant de la scène avec la même puissance de feu et des financements étrangers aussi substantiels qu’ils ne l’étaient durant le conflit syrien. Par conséquent, si l’on prend en compte les facteurs étatiques cruciaux pour expliquer l’essor de Daech, il est évident qu’un retour du « califat » soit bel et bien impossible sans un réengagement massif de la CIA et de ses alliés derrière cette organisation – une hypothèse à exclure en Syrie comme en Irak. Par contre, et malheureusement, Daech gardera une capacité de nuisance non négligeable, notamment à cause de ses actions de guérilla, de sa propagande en ligne difficile à contrôler, de la fuite de ses combattants à l’étranger, et de la maladresse stupéfiante de nos partenaires.
Maxime Chaix
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