Dans le débat public français, un certain nombre de personnalités critiquent obsessionnellement l’« islamo-gauchisme ». Or, les alliances de nos autorités et de plusieurs multinationales françaises avec les pétromonarchies – soit l’« islamo-oligarchisme » –, ont des conséquences funestes qu’il faudrait davantage dénoncer.
À la suite des attentats du 13-Novembre, le juge antiterroriste Marc Trevidic déclara que « la France n’est pas crédible dans ses relations avec l’Arabie saoudite. Nous savons très bien que ce pays du Golfe a versé le poison dans le verre par la diffusion du wahhabisme [, c’est-à-dire du salafisme]. Les attentats de Paris en sont l’un des résultats. Proclamer qu’on lutte contre l’islam radical tout en serrant la main au roi d’Arabie saoudite revient à dire que nous luttons contre le nazisme tout en invitant Hitler à notre table. » En clair, nos élites ne peuvent honnêtement se revendiquer d’être Charlie tout en étant pétromonarchistes. Or, dans le débat public français, cet « islamo-oligarchisme » de notre classe dirigeante n’est que trop peu fréquemment dénoncé, contrairement à l’« islamo-gauchisme » qui, s’il peut s’avérer problématique en certainsaspects, n’a pas des conséquences aussi tragiques que nos alliances avec les principaux financeurs étatiques de l’islamisme – comme nous le montrerons dans cet article.
Au vu des intérêtséconomiquesmajeurs qu’il sous-tend, cet « islamo-oligarchisme » n’est jamais critiqué par celles et ceux qui en bénéficient. Or, nombre d’entre eux fustigent régulièrement nos concitoyens musulmans qui ne sont pourtant pas, dans leur grande majorité, de dangereux extrémistes. En effet, selon l’Observatoire de la laïcité, l’Hexagone comptait en 2019 près de 4,1 millions de citoyens musulmans. Parmi eux, l’on dénombrait 12 809 personnes fichées et suivies pour radicalisation terroriste, un chiffre certes important mais qui ne représente que 0,31 % de la population musulmane française. Ainsi, il n’est pas illégitime de se demander pourquoi cette minorité est autant ciblée dans les médias, alors que ces derniers semblent accepter les alliances de nos élites avec les principaux responsables de l’expansion globale du djihadisme.
Quand Elisabeth Badinter fustigeait le voile tout en empochant les pétrodollars
Philosophe réputée, Elisabeth Badinter porte un discours très critique sur la religion musulmane. Se revendiquant du féminisme et de la laïcité, elle a notamment soutenu la ministre du Droit des femmes Laurence Rossignol lorsque cette dernière affirma que les marques de mode proposant des tenues féminines islamiques faisaient « la promotion de l’enfermement du corps de la femme ». Or, Madame Badinter n’est pas seulement une philosophe laïque et féministe. Elle est également héritière et principale actionnaire de la multinationale Publicis, l’un des fleurons français du secteur de la communication. En avril 2016, le magazine Challenges révéla que Publicis avait noué un contrat avec l’Arabie saoudite afin « d’améliorer l’image de Riyad dans l’Hexagone ».
Au vu du rôle central du royaume saoudien dans le financement du djihadisme depuisplusieursdécennies, cette contradiction entre le combat féministe et les intérêts capitalistiques de Madame Badinter est pour le moins frappante – ce que n’avait pas manqué de souligner LCI cette année-là. En novembre 2018, Challenges nous fit savoir que, « durant deux ans, Publicis a (…) organisé des rencontres dans des palaces parisiens entre des journalistes et le ministre des Affaires étrangères [saoudien], Adel al-Joubeir, ou le porte-parole de la coalition au Yémen, Ahmed al-Asiri. Ou encore relayé des communiqués de la diplomatie saoudienne sur l’embargo contre le Qatar, la guerre au Yémen ou les ventes d’armes à destination de Riyad. »
Fin 2017, la maison-mère française de Publicis n’a pas renouvelé son contrat avec les Saoud. Néanmoins, Maurice Lévy, le président du conseil de surveillance de ce groupe, annonça le 30 octobre 2018 « que la filiale américaine de Publicis, Qorvis Communications, (…) continuerait de travailler pour l’Arabie saoudite. » Étant au cœur de la stratégie d’influence saoudienne, le MSLGroup, dont Qorvis est une filiale, aurait ainsi reçu 18,8 millions de dollars de la part de Riyad entre octobre 2018 et janvier 2019, soit dans la période suivant l’assassinat de Jamal Khashoggi par les services spéciaux saoudiens. En résumé, Publicis est un élément clé du soft power de l’Arabie saoudite, un royaume archaïque qui fut décrit par l’écrivain algérien Kamel Daoud comme un « Daech qui a réussi ». Il n’est donc pas étonnant qu’Elisabeth Badinter se soit abstenue de critiquer ses clients saoudiens, tout en fustigeant des musulmans français pourtant loin de partager laresponsabilitécentrale de l’Arabie saoudite dans la montée en puissance du malnommé « État Islamique », sans parler de l’essor d’al-Qaïda.
Les compromissions du gouvernement Valls avec l’islamisme
Un second exemple illustrant les dérives de l’« islamo-oligarchisme » est incarné par l’ancien Premier Ministre Manuel Valls. À l’instar de sa camarade Elisabeth Badinter, qu’il a explicitement soutenue durant la polémique opposant cette dernière au président de l’Observatoire de la laïcité Jean-Louis Bianco, Monsieur Valls s’est montré particulièrement virulent sur la question de l’islam de France. L’on se souvient notamment de sa déclaration d’avril 2016 sur le port du voile, qui reflétait les positions de Madame Badinter sur cette question : « Ce que représente le voile pour les femmes, non ce n’est pas un phénomène de mode, non, ce n’est pas une couleur qu’on porte, non : c’est un asservissement de la femme.»
Le problème est que, depuis mars 2014, Manuel Valls dirigeait un gouvernement dont les services spéciaux étaient impliqués dans le soutien de la branche d’al-Qaïda en Syrie, selon les députés Claude Goasguen, Alain Marsaud et Gérard Bapt. En octobre 2015, le Canard Enchaîné révéla que les pilotes de la coalition anti-Daech, qui incluait la France, avaient « reçu l’ordre de ne jamais balancer le moindre missile sur [al-Qaïda en Syrie]. Une interdiction encore valable » lorsque cet article fut imprimé. Dans cette même analyse, son auteur Claude Angeli souligna le fait que « la Turquie (membre de l’Otan), l’Arabie saoudite et le Qatar (alliés et clients des États-Unis et de la France) armaient et finançaient cette Armée de la Conquête », une milice anti-Assad« dirigée par le Front al-Nosra (branche syrienne d’al-Qaïda) ». Conseillons donc à Manuel Valls de visionner un documentaire récent, Djihadistes de père en fils, qui met en lumière le fanatisme des combattants d’al-Nosra soutenus par les services français et leurs partenaires alors qu’il était Premier Ministre.
Au printemps 2015, l’État français décida d’appuyer matériellement et militairement l’Arabie saoudite et les Émirats Arabes Unis dans leur offensive au Yémen – une campagne qui finira par renforcer al-Qaïda dans la Péninsule Arabique (AQPA), notamment à travers des accords secrets entre cette organisation et Abou Dhabi. En février 2016, l’ambassadeur français au Yémen révéla devant le Sénat qu’il était au courant de la présence d’AQPA parmi les forces soutenues par les Émirats et l’Arabie, reconnaissant les « relations ambiguës » de ces pétromonarchies vis-à-vis de ce réseau terroriste – qui avait revendiqué l’année précédente les attentats contre Charlie Hebdo. Critiqué pour les ventes d’armes françaises à Riyad et à Abou Dhabi, au vu de la catastrophe humanitaire engendrée par leur offensive au Yémen, Manuel Valls répondit : « Est-il indécent de se battre pour notre économie, nos emplois ? » Qu’aurait-il répondu à ses détracteurs s’ils avaient su qu’AQPA combattait au sein de la « coalition arabe » appuyée par la France au Yémen ?
À la même époque, comme l’a souligné François de Labarre, le Quai d’Orsay soutenait activement les Frères Musulmans en Libye, encore une fois lorsque Manuel Valls était Premier Ministre. Or, en février 2015, ce dernier affirma vouloir « combattre le discours des Frères Musulmans » en France. Manifestement, son « islamo-oligarchisme » le contraignait à refouler le fait que nos partenariats stratégiques avec les pétromonarchies avaient pour effet concret de tolérer, voire de soutenir différents réseaux islamistes en Afrique du Nord et au Moyen-Orient. Il était donc nettement plus profitable, au plan électoral, de fustiger les musulmans de France, en évitant toute autocritique sur les conséquences désastreuses de nos ententes avec nos alliés du Golfe.
Dans un contexte de délitement du lien social, de montée des communautarismes et de menace terroriste permanente, les journalistes et les responsables politiques ou associatifs ayant critiqué ce qu’ils considèrent comme une stigmatisation des musulmans français ont été massivement accusés d’être des « islamo-gauchistes » et des « collabos ». Il est certes problématique de manifester aux côtés de figures de l’islamisme français, d’autant plus que la victimisation est l’un des piliers de la stratégie de conquête des Frères Musulmans. Néanmoins, de trop nombreux détracteurs de l’« islamo-gauchisme » sont silencieux sur la question de l’« islamo-oligarchisme », à l’instar d’Elisabeth Badinter ou de Manuel Valls. En clair, si nous voulons réellement combattre ce que le Président Macron a nommé l’« hydre islamiste », il serait préférable de critiquer davantage notre dépendance économique vis-à-vis des principaux financeurs de ce fléau – tels que l’Arabie saoudite et le Qatar –, et d’adopter une stratégie de long terme pour en sortir.
En parallèle, pour ne pas amplifier le phénomène de radicalisation, un apaisement du débat public sur la question de l’islam paraît indispensable. L’on pourrait notamment remplacer le terme « islamophobe » par « islamocritique ». En effet, les mots ont un sens, et il ne viendrait pas à l’esprit de toute personne raisonnable de se revendiquer « homophobe », « gitanophobe » ou « judéophobe ». Dans le cas contraire, en continuant d’hystériser le débat sur la question islamique, l’on contribuera à légitimer le discours victimaire des extrémistes, poussant un nombre croissant de nos concitoyens dans la radicalité, voire dans le terrorisme.