En juillet 2017, avec sa maladresse habituelle, Donald Trump confirma d’un simple tweet l’existence de rémunérations clandestines de la CIA – et potentiellement d’autres agences américaines –, en faveur des mercenaires anti-Assad. Deux médias grand public américains ont alors entamé des démarches judiciaires qui sont susceptibles de lever le voile sur l’une des opérations les plus toxiques et controversées de l’histoire de la CIA. Décryptage.
Le 25 juillet 2017, Donald Trump affirma dans un tweet que le Washington Post aurait « truqué la réalité sur [sa décision] de mettre fin aux paiements massifs, dangereux et inutiles en faveur des rebelles syriens combattant Assad », en référence à cette méconnue mais gigantesque opération de la CIA nommée Timber Sycamore. Ce tweet est historique à différents égards. Tout d’abord, il s’avère que cette campagne anti-Assad menée par la CIA était une opération clandestine. Par conséquent, qu’une telle intervention atteigne ses objectifs ou qu’elle soit un fiasco – comme ce fut le cas en Syrie –, aucun Président ni haut responsable américain n’est censé la revendiquer ou en annoncer la fin. Comme l’avait commenté à l’époque le site WarOnTheRocks.com, « nous savons désormais que les [prédécesseurs de Trump] ont utilisé la cessation discrète d’opérations clandestines comme monnaie d’échange [diplomatique]. Les transactions qui sont restées secrètes ont généralement donné de bons résultats, tandis que les expositions prématurées [de tractations confidentielles sur ces dossiers] ont eu l’effet inverse. La publicité de l’annulation de la [campagne de la CIA en] Syrie – qu’elle soit involontaire ou intentionnelle –, peut introduire une multitude de problèmes pour l’administration Trump, tant au niveau national qu’international. » Or, si ce tweet a eu des effets limités à l’échelle mondiale, c’est au sein-même des États-Unis que des problèmes majeurs surviennent – au détriment de la CIA et de la raison d’État, mais au profit de la transparence démocratique.
En effet, après la publication de ce tweet, le journaliste d’investigation Jason Leopold et son employeur BuzzFeed.com demandèrent l’accès aux « documents de la CIA au sujet des paiements et des fournitures d’armes aux rebelles syriens », et ce en vertu de la loi FOIA. Votée en 1966, et mise en œuvre à partir de l’année suivante, cette législation permet à tout citoyen américain ou étranger de demander la déclassification totale ou partielle de documents gouvernementaux. Ainsi, « les agences fédérales sont tenues de divulguer toute information demandée en vertu de la FOIA, sauf si elle tombe sous l’une des neuf exemptions qui protègent des intérêts tels que la vie privée, la sécurité nationale et le respect de la loi. » Ayant initialement essuyé un refus, Jason Leopold et BuzzFeed.com lancèrent une nouvelle procédure FOIA pour tenter d’obtenir l’accès aux archives de la CIA ou de toute autre agence concernant les rémunérations des rebelles en Syrie. À cette occasion, sachant que Trump avait explicitement reconnu ces paiements dans son tweet, le tribunal compétent refusa de valider « une fiction de déni qu’aucune personne raisonnable ne considérerait comme plausible ».
En clair, à cause de ce tweet maladroit de Donald Trump, BuzzFeed.com et Jason Leopold sont aujourd’hui en capacité d’obtenir des informations particulièrement compromettantes sur ce qui pourrait être l’une des opérations de la CIA les plus toxiques et controversées de ces dernières décennies. Comme l’a résumée le chercheur Jeffrey D. Sachs en 2018, « la décision américaine de renverser Assad a été prise durant le “Printemps arabe” de 2011. Lorsque des manifestations ont éclaté en Syrie, et que le régime d’Assad a impitoyablement réprimé ses opposants, le Président Obama et la secrétaire d’État Hillary Clinton ont décidé de le destituer. (…) Puisqu’une guerre directe menée par les États-Unis contre la Syrie aurait constitué une violation du Droit international, Obama ordonna à la CIA d’opérer clandestinement avec l’Arabie saoudite et d’autres pays. Ainsi, l’Agence et l’Arabie se sont associées dans une opération baptisée Timber Sycamore, qui visait à soutenir les forces syriennes anti-Assad et les djihadistes étrangers. (…) En 2014, certains de ces djihadistes se sont séparés [de cette rébellion] pour former l’État Islamique et proclamer un califat ». Dans quelques temps, Jason Leopold et BuzzFeed.com pourraient donc clarifier les détails de cette opération, durant laquelle l’« Armée Syrienne Libre » soutenue par la CIA et ses alliés français et britanniques a combattu main dans la main avec Daech jusqu’à l’hiver 2013-2014, pour s’allier ensuite avec al–Qaïda.
Ce tweet de Donald Trump n’a pas seulement déclenché cette procédure de BuzzFeed.com. En effet, un média encore plus influent décida d’attaquer la CIA en justice sur ce fondement. Considérant que ce tweet constituait une forme de « déclassification » de ce programme de l’Agence, le New York Times lança une procédure FOIA contre la CIA en août 2017. Ce journal fut néanmoins débouté de sa demande, le juge estimant que le fait de « permettre aux tribunaux de déterminer si un Président déclassifie des informations transférerait à la Magistrature le pouvoir constitutionnel du Président de déclassifier, sapant ainsi les principes fondamentaux de la séparation des pouvoirs. » Insatisfait par cette décision, le New York Times fit appel, comme le précisa leur juriste David McCraw. En septembre dernier, il expliqua l’importance des procédures FOIA, soulignant qu’« une cour d’appel fédérale [s’apprêtait à entendre ses] arguments visant à demander des documents sur le rôle de la CIA dans le financement des rebelles syriens. L’Agence insiste sur le fait que l’existence même de ce programme reste un secret – même s’il a fait l’objet d’un tweet très visible du Président [Trump] en 2017. » Contactés par l’auteur de ces lignes pour connaître davantage de détails sur leurs procédures, ni le New York Times, ni BuzzFeed.com n’ont répondu à ces demandes – ce qui est compréhensible vu l’ampleur des scoops qu’ils pourraient tous deux dévoiler. Dans tous les cas, Deep-News.media suivra attentivement l’issue de ces deux affaires, et nous vous en rapporterons les conclusions les plus importantes.
Enfin, malgré les innombrables dysfonctionnements de l’appareil d’État américain, ce pays est nettement plus avancé que la France en termes de transparence démocratique. En effet, en matière de politique étrangère officielle autant que clandestine, il n’existe aucun équivalent français de la procédure FOIA. De ce fait, il est impossible, pour les citoyens comme pour la presse, d’exiger la transparence de notre gouvernement sur ces questions pourtant cruciales. C’est la raison pour laquelle Deep-News.media s’est fixé comme mission première d’exposer les dérives de nos gouvernants, qui s’abritent commodément derrière les impératifs d’un « secret-défense » dont ils fixent arbitrairement les contours. En d’autres termes, le silence imposé par la raison d’État prévaut abusivement sur un nombre croissant de dossiers sensibles. Or, comme l’avait souligné Eric Werner en commentant le livre La guerre de l’ombre en Syrie, « la différence entre la raison et la déraison d’État réside dans le fait que si, dans un cas comme dans l’autre, l’État se met au-dessus des lois, dans le premier cas cela a un sens de le faire, alors que dans le second non : cela n’en a aucun. Il en résulte que la déraison d’État est beaucoup plus sauvage et féroce que la simple raison d’État. Cela se vérifie aujourd’hui en Syrie. C’est un trait de la déraison d’État. Elle ne se limite pas, comme la raison d’État, au seul *nécessaire (nécessité fait loi), le nécessaire le cède ici à l’impulsion erratique, quand ce n’est pas au bon plaisir. Montaigne dit que le bien public requiert qu’on mente, qu’on trahisse et qu’on massacre. Les dirigeants occidentaux font tout cela et d’autres choses encore, mais comme ce n’est pas le souci du bien commun qui les anime, ils sont en permanence dans l’excès. Ils mentent plus qu’il ne serait strictement nécessaire de le faire, la même chose pour le reste. » Espérons donc que BuzzFeed.com et le New York Times nous permettront de mieux comprendre à quel point l’opération Timber Sycamore fut toxique, illégale et imprudente. Bien évidemment, de telles révélations se feraient au détriment de la raison d’État, mais en faveur d’une transparence démocratique américaine que les dirigeants français se grandiraient à instaurer.
Maxime Chaix
Trump et la CIA en Syrie : le tweet de trop ? – Deep-News.media | Raimanet
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