Nous attirons l’attention de nos lecteurs sur le fait que, depuis le lancement de la campagne afghane des États-Unis et de leurs alliés en octobre 2001, Washington a perdu toutes ses guerres sans exception – la fin de l’organisation « État Islamique » étant loin d’être acquise malgré la disparition du « Califat » syro-irakien. Or, il s’avère que les firmes d’armement américaines ont massivement bénéficié de ces campagnes militaires, comme viennent de nous le rappeler les gains boursiers soudains des principaux marchands d’armes américains après l’assassinat du général Qassem Soleimani. Décryptage.
Une information récente est passée inaperçue dans la presse francophone. Il s’agit de la flambée des cours des compagnies d’armement américaines à la suite de l’assassinat de Qassem Soleimani. D’après certains analystes, cette opération pourrait impacter négativement les intérêts stratégiques des États-Unis, en particulier si elle précipite le retrait d’Irak de leurs forces armées – ce qu’exige désormais le parlement de ce pays. Quelle que soit l’issue de ce vote, l’on peut considérer que les États-Unis ont perdu cette guerre d’Irak si l’on tient compte du fait :
1) que Washington a dépensé près de 880 milliards de dollars dans ses opérations syro-irakiennes depuis 2003, comme l’Université Brown l’a révélé à la page 7 de son dernier rapport annuel, intitulé Costs of War ;
2) que le retrait d’Irak finalisé par Obama à la fin 2011 fut de courte durée, le Pentagone étant contraint de redéployer ses forces dans ce pays à partir de 2014, et ce du fait d’une montée en puissance de Daech paradoxalement alimentée par la CIA et ses alliés pour tenter de renverser Bachar el-Assad ;
3) que le renversement de Saddam Hussein et la débaassification brutale de l’administration irakienne a directement favorisé l’essor de l’influence iranienne dans ce pays, favorisée et incarnée par le général Qassem Soleimani.
« Mission accomplished », s’enthousiasmait hâtivement le Président Bush sur le porte-avion USS Abraham Lincoln le 1er mai 2003, dans un discours qui l’aurait « hanté » par la suite. Plus globalement, selon l’Université Brown, les États-Unis auraient dépensé près de 6,4 trillions de dollars dans leurs guerres en Irak, en Syrie, en Afghanistan et au Pakistan depuis 2001 et le lancement de la malnommée « guerre contre le terrorisme » – ces campagnes ayant provoqué au moins 801 000 morts, dont 335 000 civils. Ces chiffres n’incluant pas les décès indirects, le bilan humain total de ces opérations pourrait dépasser les 1,3 million de morts, selon un rapport de l’ONG Physicians For Social Responsibility datant de 2015, qui n’a pas encore été actualisé. Cinq ans plus tard, il est évident que ces chiffres doivent être revus à la hausse, l’estimation la plus pessimiste envisageant que les récentes guerres américaines auraient provoqué près de 6 millions de morts.
Depuis le 11-Septembre, les États-Unis ont-ils pour autant gagné un seul de ces conflits ? Orchestrée par le Washington Post, une fuite récente de plusieurs centaines de documents nous permet de mesurer l’ampleur du désastre stratégique qu’est devenue la guerre en Afghanistan, qui est la plus longue opération militaire de l’Histoire américaine. Alors que Donald Trump aura du mal à retirer ses troupes de ce pays, il est fort probable que l’Iran cherchera à intensifier le conflit afghan suite à l’assassinat de Qassem Soleimani. Or, la catastrophe humaine, stratégique et financière qu’a engendrée cette opération n’est pas un cas isolé dans les récentes guerres américaines.
La guerre selon Washington : « Marteler un nuage de moucherons »
Pour résumer l’« American Way of War » et les raisons des échecs qu’il induit, nous citerons le professeur et ancien lieutenant colonel de l’US Air Force William J. Astore, qui s’exprime donc en connaissance de cause : « Depuis le début des années 1990, sans contrainte majeure imposée par leurs rivaux, les dirigeants américains ont agi comme si rien ne pouvait les empêcher de faire ce qu’ils voulaient sur la planète ce qui, en fin de compte, signifiait que rien n’existait pour freiner leur propre folie. Nous en observons aujourd’hui les conséquences : Guerres prolongées et désastreuses en Irak et en Afghanistan. Interventions dans l’ensemble du Grand Moyen-Orient – Libye, Syrie, Yémen et au-delà –, qui ont semé le chaos et la destruction. Des campagnes contre le terrorisme qui ont donné un nouvel élan aux djihadistes du monde entier. Et des appels récents à armer l’Ukraine contre la Russie. Tout cela est conforme à une vision stratégique exagérément orgueilleuse qui, ces dernières années, a systématiquement promu (…) les concepts de “capacité d’action globale”, de “puissance mondiale” et d’“hégémonie totale”. »
Citons alors le point le plus intéressant de cette analyse de William J. Astore. En effet, sachant que les forces américaines attaquent le plus souvent des ennemis en infériorité numérique et moins bien équipés, « les États-Unis [lui] rappellent le puissant Thor, ce fameux super-héro qui balance violemment son marteau contre un nuage de moucherons. Dans ce processus, certains de ces insectes mourront évidemment, mais il en résultera un super-héros épuisé et toujours plus de moucherons attirés par la chaleur et l’agitation de la bataille. »
Depuis 2001, les États-Unis perdent leurs guerres, au profit de leurs firmes d’armement
Si ce « super-héro » perd systématiquement les guerres qu’il déclenche, les marchands d’armes américains en sont inévitablement les grands bénéficiaires. Pour nous en assurer, observons simplement les variations de cours des cinq premières firmes d’armement mondiales – qui sont toutes américaines sauf la britannique BAE Systems –, et ce depuis le début des années 2000, c’est-à-dire dans le sillage du 11 Septembre :
1) Lockheed Martin Corp. :
2) Boeing :
3) Raytheon :
4) BAE Systems :
5) Northrop Grumman Corp. :
En d’autres termes, depuis le début de la guerre d’Afghanistan en octobre 2001, les États-Unis se sont englués dans des conflits sans fin et impossibles à gagner, tandis que leurs firmes d’armement ont connu une croissance fulgurante et quasi-ininterrompue. En début d’année, l’assassinat de Qassem Soleimani a bénéficié instantanément à ces mêmes entreprises même si, du fait de l’extrême imprudence de cette opération, les conséquences stratégiques pour les États-Unis dans le « Grand Moyen-Orient » et au-delà pourraient être catastrophiques.
Généraliser la privatisation de la guerre ?
Comme l’avait pertinemment souligné William J. Astore dans l’article précité, « au sein d’un Pentagone qui déborde d’argent, avec des promesses de jours encore meilleurs, ses missions sont rarement réduites. En parallèle, voici une pensée jugée originale au sein de la Maison-Blanche de Trump. Il s’agit de la suggestion d’Erik Prince, le fondateur de Blackwater, de privatiser la guerre américaine en Afghanistan, et peut-être même ailleurs. Les mercenaires sont la réponse aux problèmes militaires de Washington, suggère Prince. Et lesdits mercenaires, bien sûr, ont l’avantage de ne pas être contraints par les règles d’engagement qui s’appliquent aux militaires américains en uniforme » – ce qui éviterait à Donald Trump de susciter les foudres de ses détracteurs en accordant la grâce présidentielle à des criminels de guerre patentés.
Ce professeur ajoute que « l’idée de Prince, bien que contrée par les généraux de Trump, est convaincante dans une certaine mesure : si vous acceptez l’idée que les guerres américaines de ces dernières années ont été menées en grande partie pour favoriser les intérêts du complexe militaro-industriel, pourquoi ne pas déléguer la conduite de ces campagnes militaires aux entreprises de guerriers [privés] qui accompagnent désormais régulièrement les militaires dans la bataille, éliminant [peu à peu] les intermédiaires – soit cette même armée ? » Il conclue cet argumentation en estimant que « les mercenaires d’Erik Prince devront cependant attendre leur heure, alors que le haut commandement militaire américain continue de lancer des frappes cinétiques contre des ennemis insaisissables dans le monde entier ». Résultant d’une logique systémique devenue incontrôlable, cette addiction des États-Unis à la guerre se renforcera au détriment des pays visés, mais au bénéfice du complexe militaro-industriel contre lequel le Président Eisenhower nous avait mis en garde dans son discours de fin de mandat du 17 janvier 1961.
Maxime Chaix