Alors que, sur le dossier libyen, la Russie peine à imposer un cessez-le-feu entre Fayez el-Sarraj et son rival Khalifa Haftar, le roi de Jordanie vient de nous apprendre que des milliers de djihadistes auraient été transférés de la poche d’Idlib vers la Libye – manifestement par les services turcs. Comme nous allons l’expliquer, il s’agit d’un énième retour de bâton suscité par l’interventionnisme occidental dans le « Grand Moyen-Orient ». En effet, dès 2011, la France et ses alliés ont semé le chaos en Libye, avant de soutenir des rebelles anti-Assad dont plusieurs milliers sont désormais utilisés par Erdogan contre nos intérêts. Décryptage.
Le 13 janvier dernier, lors d’une interview sur France 24, le roi Abdallah de Jordanie déclara que « des milliers de combattants étrangers fanatiques ont quitté Idlib à travers la frontière nord et ont fini en Libye ». Sans nommer explicitement la Turquie en tant que soutien de ces djihadistes, il répondait à une question sur l’envoi de combattants vers le territoire libyen, qui fut récemment annoncé par Ankara. Faisant référence à la « frontière nord » qui sépare la Turquie de la Syrie, le roi Abdallah désignait implicitement les services turcs en tant que pourvoyeurs de ces djihadistes.
Trois jours après cette déclaration, le Guardian nous révèle que « deux mille combattants syriens ont voyagé depuis la Turquie ou arriveront prochainement pour combattre sur les champs de bataille libyens, selon des sources syriennes basées dans ces trois pays. Il s’agit d’un développement sans précédent, qui menace de compliquer davantage la guerre civile insoluble dans cet État nord-africain ». Visiblement, la Turquie n’y aurait envoyé que 35 « soldats en mission de conseil », l’essentiel des combattants étant des mercenaires potentiellement exfiltrés d’Idlib, ce qui doit encore être confirmé.
Des milliers de djihadistes d’Idlib en Libye ? La non-réponse du Quai d’Orsay
Dans tous les cas, cette déclaration du roi de Jordanie a été jugée suffisamment crédible pour être reprise dans un récent point presse du Quai d’Orsay. À cette occasion, notre ministère des Affaires étrangères s’est abstenu de confirmer que des milliers de djihadistes auraient quitté Idlib pour aller combattre en Libye. Néanmoins, sa non-réponse doit être soulignée, tant elle est symptomatique du déni collectif vis-à-vis des conséquences de nos propres guerres de changement de régime : « Comme l’a dit le Ministre [Jean-Yves Le Drian], (…) l’instabilité et le chaos en Libye sont dus à des affrontements entre milices, à toutes sortes de trafics, à une prédation des ressources qui devraient bénéficier à tous les Libyens, et à des ingérences croissantes de puissances étrangères. On ne peut pas laisser les choses en l’état. »
Ce paragraphe nous inspire deux commentaires. Tout d’abord, si ce constat de Le Drian est juste, son ministère oublie de préciser que l’ensemble de ces facteurs d’« instabilité » et de « chaos » en Libye ont été rendus possibles par l’intervention de l’OTAN dans ce pays en 2011 – une campagne dont la France fut l’un des principaux acteurs militaires et diplomatiques. Compréhensible dans le cadre d’un point presse du Quai d’Orsay, cette omission est néanmoins récurrente dans notre pays. En effet, jamais nos responsables ne rappellent le rôle central de notre État dans la situation catastrophique que doivent affronter les Libyens depuis 2011. Contrairement à la Grande-Bretagne ou aux États-Unis, qui ont su faire leur auto-critique sur cette question, nos dirigeants sont incapables de reconnaître leurs propres erreurs en Libye, et plus largement dans le domaine de la politique étrangère – ce qui laisse augurer de nouveaux désastres.
2014-2017 : la DGSE soutient des salafistes contre des Frères Musulmans soutenus par le Quai d’Orsay
Dans ce même point presse, nos diplomates dénoncent les « ingérences croissantes de puissances étrangères » comme facteur du chaos libyen. Or, celles-ci sont encouragées depuis fort longtemps par notre État qui, à partir de novembre 2014, s’est progressivement rangé derrière Haftar. Ce soutien s’est matérialisé par des actions clandestines de la DGSE, qui ne sont pas revendicables, mais aussi par notre aide en faveur des principaux sponsors étatiques du maréchal – les Émirats Arabes Unis, l’Arabie saoudite et l’Égypte. Par exemple, Le Caire soutient militairement Haftar en employant des Rafale contre son ennemi el-Sarraj.
Or, si le maréchal Haftar est souvent décrit comme un rempart contre l’islamisme, il s’avère que ses milices incluent un certain nombre de salafistes qui, selon l’expert Akram Kharief, livrent une véritable « guerre de religions » aux Frères Musulmans appuyés par les Qataris et les Turcs en Libye. Parmi ces salafistes, l’on peut distinguer le courant madkhaliste, dont les combattants issus d’Arabie saoudite sont loin d’être des « rebelles modérés ». Selon Le Point, ces derniers « vomissent les élections et la démocratie, celles-ci étant source de “fitna”, de “discorde”, dans un monde arabe qui n’en a pas besoin. (…) À leurs yeux, personne ne peut se substituer à Dieu. Ils prônent la soumission à celui qui “détient l’autorité”, armée et police comprises. Au point de prier pour ceux-ci et d’émettre des fatwas en leur faveur. »
Haftar étant soutenu par la France, cette dernière favorise donc la montée en puissance de ces fanatiques, après avoir contribué à semer le chaos dans ce pays en appuyant leurs ennemis des Frères Musulmans à partir de 2011. En résumé, depuis 2014, la DGSE soutient des salafistes contre leurs rivaux islamistes eux-mêmes appuyés par le Quai d’Orsay jusqu’en 2016, voire jusqu’à l’année suivante. Incohérence stratégique, ou volonté de se garder deux marrons au feu ? La question reste ouverte.
Sachant que notre soutien d’Haftar prend la forme d’une opération clandestine, donc illégale par définition, notre diplomatie affirme sans y croire qu’« il n’y aura pas de solution militaire, ni de solution qui s’exonère du Droit international, ni de solution qui passe par l’intervention de pays étrangers qui utiliseraient la Libye comme un terrain d’affrontement. » En réalité, notre ministère des Armées :
1) encourage bel et bien une solution militaire en soutenant Haftar et ses principaux alliés, à l’exception de la Russie ;
2) s’exonère du Droit international en agissant clandestinement via la DGSE ;
3) fait donc de la France l’un des pays étrangers qui utilisent la Libye comme un terrain d’affrontement.
L’envoi, par la Turquie, de milliers de djihadistes syriens vers ce pays, et les difficultés majeures pour obtenir un cessez-le-feu, semblent annoncer des lendemains difficiles pour Tripoli. Actuellement, cette ville reste aux mains du gouvernement légal appuyé par le Qatar et ses alliés turcs, alors que la grande majorité du territoire a été conquise par le maréchal Haftar.
Dissonance cognitive : des « opposants » en Syrie devenus extrémistes en Libye
L’introduction de milliers de djihadistes sur le territoire libyen est également la conséquence indésirable d’une autre guerre de changement de régime, à laquelle la France a clandestinement participé. Nous faisons ici référence à la gigantesque opération chapeautée par la CIA entre 2011 et 2017, qui avait pour objectif de renverser Bachar el-Assad. À mesure qu’ils accumulaient les défaites suite à l’intervention russe lancée en septembre 2015, les groupes djihadistes soutenus par la Turquie, les puissances occidentales, Israël et nos alliés du Golfe étaient progressivement évacués vers la poche d’Idlib. Au premier trimestre 2015, cette province avait d’ailleurs été conquise par la branche d’al-Qaïda en Syrie et ses alliés, grâce au soutien décisif que leur fournissait la CIA depuis le Sud de la Turquie.
Encore nommée Front al-Nosra entre 2014 et 2015, la branche d’al-Qaïda en Syrie était alors appuyée en sous-main par les services spéciaux français, selon les députés Claude Goasguen, Alain Marsaud et Gérard Bapt. En octobre 2015, le Canard Enchaîné révéla que les pilotes de la coalition anti-Daech, qui incluait la France, avaient « reçu l’ordre de ne jamais balancer le moindre missile sur [al-Nosra]. Une interdiction encore valable » lorsque cet article fut imprimé. Dans cette même analyse, son auteur Claude Angeli souligna le fait que « la Turquie (membre de l’Otan), l’Arabie saoudite et le Qatar (alliés et clients des États-Unis et de la France) armaient et finançaient cette Armée de la Conquête », une milice anti-Assad « dirigée par le Front al-Nosra (branche syrienne d’al-Qaïda) ».
Alors que la Russie et la Syrie sont en train de reconquérir Idlib au prix d’un lourd bilan humain, nos politiciens, nos experts et nos journalistes oublient le fait que la présence massive de djihadistes dans cette province est principalement due à la guerre de changement de régime des États-Unis, de la France et de leurs alliés en Syrie, et stoppée par Trump durant l’été 2017. Souvent désignés en tant qu’« opposition » lorsqu’ils combattaient les forces d’Assad, ces djihadistes sont désormais considérés comme une menace pour l’Europe depuis qu’ils sont déployés sur le théâtre libyen.
Or, cette zone de conflit n’aurait certainement jamais existé si les puissances occidentales s’étaient abstenues de renverser un colonel Kadhafi qui, dès mars 2011, avait reconquis la majeure partie de son territoire – au prix d’un bilan humain nettement moins lourd que ce qui nous était annoncé. Comme expliqué dans Foreign Affairs, le « Guide » libyen allait probablement céder le pouvoir à son fils Saïf al-Islam, qui était un authentique réformateur. Ce dernier vit aujourd’hui dans la clandestinité et, d’après nos sources bien informées, l’on ne sait même pas s’il est encore en vie. Pendant ce temps, les deux gouvernements rivaux de Libye s’entre-déchirent, et Erdogan s’invite cyniquement dans ce conflit.
Comme l’avait résumé en 2017 l’ancien diplomate hollandais Nikolaos Van Dam, « il est préférable de ne rien faire plutôt que de prendre de mauvaises décisions, avec de terribles conséquences (…) Or, les démocraties occidentales ressentent fréquemment le besoin de faire quelque chose (…) S’il n’y avait eu aucune influence de l’Occident [dans la guerre en Syrie], il n’y aurait eu qu’un dixième de la violence observée, ce pays ne serait pas en ruines, beaucoup de gens seraient encore en vie, et il n’y aurait pas eu autant de réfugiés. » L’on pourrait malheureusement dire la même chose au sujet des ingérences occidentales en Libye. Nos gouvernants en ont-ils seulement conscience ?
Maxime Chaix
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