Les munitions à l’uranium en Afghanistan : combien de « Tchernobyl » invisibles ?

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Passé inaperçu en France, un article récent dévoile que le Pentagone envisagerait de supprimer les munitions à l’uranium appauvri utilisées par son avion A-10 Warthog – confirmant ainsi l’extrême dangerosité de cette arme. L’occasion pour nous de vous détailler les conséquences méconnues de l’usage massif de munitions toxiques et radioactives en Afghanistan, alors que les documents récemment dévoilés par le Washington Post au sujet de cette guerre n’en font pas mention. 

 

Dans un livre publié en 2012, le neurochirurgien et médecin humanitaire franco-afghan Ahmad Ashraf expliquait que, « depuis quelques années, à chacune de mes missions à l’Institut médical des enfants de Kaboul, je constate nombre de malformations du système nerveux en constante progression. En tant que neurochirurgien, je ne traite que ce genre de pathologies, mais le chef du service de chirurgie à l’hôpital Indira-Ghandi de Kaboul m’a confirmé qu’il observait lui aussi, chaque année, un accroissement des malformations néonatales. »

 

Le docteur Ashraf poursuit son argumentaire avec des observations terrifiantes. D’après lui, « ces malformations sont de toutes sortes : de la face, du système digestif, urinaire, des membres, du système nerveux ou de plusieurs systèmes… Nous, médecins, sommes confrontés à une augmentation sans précédent de ces affections. Nous voyons de plus en plus d’enfants totalement déformés qui naissent sans yeux, sans cerveau, sans membres. Les médecins de l’hôpital pédiatrique de Kaboul ont soigné trois enfants d’une même famille atteints de tumeurs au cerveau. Lors de mes premières missions, je voyais trois ou quatre cas de ce genre en l’espace de quelques semaines. Aujourd’hui, j’en vois trois ou quatre par jour, qu’il m’est parfois impossible d’opérer. » Contacté récemment, le docteur Ashraf confirme sa certitude que l’un des premiers facteurs de ces malformations est l’usage massif, par les États-Unis et leurs alliés, de munitions à l’uranium appauvri.

 

Malgré les dénégations américaines, les contaminations à l’uranium sont massives en Afghanistan

 

Bien que réfuté par le gouvernement américain, le vaste emploi de munitions à l’uranium appauvri en Afghanistan est documenté par différentes sources. L’on peut notamment citer le manuel de l’Armée allemande publié en 2009, qui expliquait qu’« au cours de l’opération Liberté immuable, menée en soutien à l’Alliance du Nord contre le régime des Taliban, des avions américains ont utilisé, entre autres, des munitions incendiaires perforantes avec un noyau en uranium appauvri”. » Par ailleurs, le Département des Anciens combattants, qui ne dépend pas du Pentagone, a reconnu que des soldats américains sont susceptibles d’avoir été exposés à cet isotope hautement radioactif et toxique durant l’opération Liberté immuable. Bien que son accusation fut contestée, le Président afghan Hamid Karzai déclara en 2011 que les États-Unis et ses alliés utilisaient des munitions avec des « composants nucléaires » dans son pays. À l’aune des témoignages du docteur Ashraf et de ses confrères afghans, il est difficile de croire qu’Hamid Karzai aurait proféré une telle accusation sans disposer d’éléments solides pour la démontrer. 

 

Entre 2002 et 2003, des scientifiques de l’Uranium Medical Research Center (UMRC) se sont déployés en Afghanistan pour enquêter sur le potentiel usage d’uranium appauvri par la coalition de l’OTAN. Étonnamment, tandis qu’ils n’y ont trouvé aucune trace de cet isotope, ils ont détecté une sur-proportion inexplicable d’uranium non appauvri sur leurs terrains d’investigation, principalement dans les provinces de Kandahar, Jalalabad et Kaboul. Comme ils l’ont expliqué à la BBC, « les résultats de nos recherches furent étonnants : les donneurs [d’échantillons afghans] ont présenté des concentrations d’isotopes d’uranium toxiques et radioactifs entre 100 et 400 fois supérieures à celles des vétérans [de la guerre] du Golfe testés en 1999. »

 

Alors qu’ils n’ont pu tirer de conclusions définitives sur ce niveau inhabituel de contaminations à l’uranium, les scientifiques de l’UMRC ont néanmoins expliqué que « les échantillons et contrôles géologiques locaux ne justifient pas d’autre source que les bombardements de [l’OTAN]. Sur place, il n’existe pas de phénomènes ou d’activités géologiques, commerciales ou agricoles, et d’activités dans les environs des populations contaminées qui pourraient expliquer [cette sur-proportion d’uranium] », tout en appelant à poursuivre ces investigations. À l’époque, la BBC avait relayé ces recherches, dont l’une des hypothèses était qu’une « nouvelle génération d’ogives à charge pénétrante ou provoquant des chocs sismiques » aurait pu être testée en Afghanistan. Or, le responsable de l’UMRC ayant subi de fortes pressions, il n’a pas poursuivi ses investigations après avoir perdu son emploi, reçu des menaces de mort et subi un cambriolage – tandis que des membres de son équipe furent agressés sans explication devant une église. 

 

Un usage massif d’uranium appauvri en Afghanistan ? Des médecins en sont convaincus

 

D’après différentes sources, dont un certain nombre de docteurs afghans, l’emploi massif d’uranium appauvri par les forces de l’OTAN dans leur pays est une certitude. En 2008, la BBC avait souligné que « des médecins en Afghanistan affirment que les taux de certains problèmes de santé affectant les enfants ont doublé au cours des deux dernières années. (…) Selon le docteur Durakovic, ses recherches ont montré qu’en Afghanistan, les forces de la coalition avaient également utilisé l’uranium appauvri dans des bombes à charge pénétrante, qui peuvent s’enfoncer des dizaines de mètres dans les sols. “En Afghanistan, ce doit être (…) une arme qui détruit non seulement les bunkers ou les grottes, mais qui pénètre également à travers le sol et l’environnement fragile des montagnes.” »

 

Selon le docteur Ashraf, qui fut récemment interrogé pour les besoins de cet article, « des travaux ont mis en cause des armements et des munitions utilisés durant la guerre. Si l’on peut faire le même constat en Afghanistan qu’en Irak – où l’usage massif de munitions à l’uranium appauvri a engendré des effets comparables sur la santé publique –, alors nous sommes devant une catastrophe sanitaire de grande ampleur : une épidémie de cancers et de leucémies, une recrudescence des malformations génétiques monstrueuses. Bien que je n’y sois pas retourné depuis 2015, chaque voyage à Kaboul me plaçait face aux conséquences de ces guerres, à ce “Tchernobyl” silencieux qui frappe ces enfants. »

 

Le docteur Ashraf ajoute que « de nombreux nouveaux nés porteurs de malformations étaient inopérables. Alors j’expliquais aux parents, dans un langage simple, mes incapacités comme celles de la médecine à opérer leurs enfants. » Il nous précise que « des études menées juste après l’invasion de l’OTAN ont révélé que, dans les zones touchées par les bombardements, le sol contenait des doses d’uranium deux mille fois supérieures à la normale. Il s’avère que, durant la guerre du Kosovo, plus de 10 tonnes d’uranium appauvri avaient été utilisées dans les Balkans. Pour vous donner un ordre de comparaison, en mars 2002, le journaliste Robert J. Parsons expliqua qu’environ 3000 tonnes d’uranium appauvri avaient déjà été employés en Afghanistan – contre 800 tonnes pendant la guerre du Golfe de 1991. Malheureusement, la situation sécuritaire de l’Afghanistan ne permet toujours pas d’effectuer des études épidémiologiques fiables sur ce potentiel désastre sanitaire. »

 

Alors que les « Afghanistan Papers » récemment dévoilés par le Washington Post n’évoquent pas cette question ultra-sensible de l’uranium appauvri, il est clair que la volonté américaine de stopper l’utilisation de cette munition pour ses A-10 démontre son extrême dangerosité. Hélas pour les Afghans, les informations étudiées dans cet article tendent à nous indiquer que le Pentagone était loin de se préoccuper de l’impact sanitaire de cette arme, alors que les États-Unis et leurs alliés affirmaient vouloir « construire une nation » afghane en « gagnant les coeurs et les esprits ». Manifestement, la mission a échoué, et les dirigeants américains ne semblent avoir d’autre choix que de négocier leur défaite avec les Taliban. Dans tous les cas, il leur reste à espérer que ce scandale de l’uranium en Afghanistan ne vienne pas noircir un tableau déjà bien sombre.

 

Maxime Chaix

 

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