INTERVIEW EXCLUSIVE : Après l’interview percutante d’Alain Juillet, nous vous proposons un autre entretien tout aussi décapant avec Alain Chouet. Ancien chef du service de renseignement et de sécurité de la DGSE, ce fin connaisseur du monde arabe ne pratique pas la langue de bois. Assassinat de Soleimani, avenir du Liban, guerre au Yémen, « modernisation » saoudienne, rapports de la France avec les pétromonarchies, guerre en Libye, illusions interventionnistes, enlisement français au Sahel, limites de la liberté d’expression… Alain Chouet a répondu à un large éventail de questions, nous livrant ses précieuses clés de compréhension d’un monde de plus en plus instable et turbulent.
Maxime Chaix : En début d’année, Qassem Soleimani a été assassiné par les États-Unis à Bagdad. Pour l’instant, Donald Trump semble opter pour la désescalade, à l’instar des Iraniens. Or, selon certains experts, cet événement nous rapprocherait d’un conflit ouvert opposant les États-Unis, l’Iran et leurs alliés respectifs. Quel est votre regard sur cet acte ? Et quelles seront, d’après vous, ses conséquences stratégiques ?
Alain Chouet : Je suis assez perplexe sur l’assassinat de Qassem Soleimani, qui ressemble beaucoup celui d’Imad Moughniyah, qui était l’opérationnel du Hezbollah libanais. En 2008, ce dernier était devenu un problème pour Hassan Nasrallah, du fait de son prestige, de ses réussites, de son emprise de plus en plus grande sur les jeunes. Il a commencé à beaucoup gêner la direction civile du Hezbollah et il a été assassiné à Damas cette même année 2008, dans le fief absolu du pouvoir alaouite, alors que cet homme ne dormait jamais dans le même lit, qu’il ne prenait jamais la même voiture, ni la même route… Donc on a pointé le doigt sur Israël pour son assassinat, ce qui est probablement vrai, mais il fallait que le Mossad soit très bien renseigné pour aller le chercher là où il se trouvait. Nasrallah a ensuite fait des discours vengeurs qui se sont traduits par quelques lancers de roquettes sur la Galilée, puis ça s’est arrêté là. Et l’on peut donc s’interroger sur cet assassinat.
C’est la même chose pour Qassem Soleimani, qui commençait lui aussi à devenir un véritable problème pour les dirigeants iraniens, notamment pour le bureau du guide Ali Khamenei et pour le Président Rouhani. Du fait de son prestige, du fait de ses réussites en Irak, au Liban, en Syrie, au Yémen. Il incarnait toutes les tendances des vétérans de la guerre Iran-Irak, des veuves et des orphelins de guerre… Et il commençait à devenir un véritable problème politique en Iran. Au final, lui aussi est assassiné, évidemment par les Américains, dans un endroit où je sais que la CIA et la DIA sont très forts. Mais enfin, pour savoir qu’il était dans une voiture à tel endroit, à telle heure, à tel moment afin qu’il soit ciblé par des drones, il fallait quand même être très bien renseigné par des agents locaux. Et là, même scénario : discours vengeurs, menaces de guerre, puis l’Iran tire une dizaine de missiles sur des bases américaines en ayant pris soin de les en informer au préalable via des alliés locaux, et l’on ne va pas plus loin, ce qui permet à Trump de dire que « jusqu’ici, tout va bien », puis l’on en revient au « business as usual ».
Par ailleurs, pour faire la guerre, il faut être au moins deux. Or les Iraniens – que je connais bien pour les avoir beaucoup fréquentés –, me font penser aux gérontocrates du Kremlin dans les années 1970-80. Ils n’ont qu’une crainte, c’est que recommence une forme de guerre Iran-Irak. Ils ne veulent pas s’engager dans un tel conflit, mais ils se tiennent toujours au bord du précipice parce qu’ils en ont besoin politiquement pour souder l’opinion publique iranienne autour d’eux. Or, ils ne veulent pas faire la guerre et apparemment, autant que j’en sache, les Américains aussi n’en ont pas l’intention. Parce que ce n’est pas le tout d’envoyer quelques bombes sur l’Iran, ça ne mènera à rien. En effet, il faut engager des troupes au sol. Et là, je pense qu’il n’y a aucun responsable américain qui ait envie de prendre ce risque.
MC : Pour en revenir au début de votre réponse sur les circonstances de l’assassinat de Soleimani, je préciserais que, selon NBC News, la CIA disposait d’informateurs à l’aéroport de Damas, et les services secrets israéliens auraient confirmé sa localisation à leurs homologues américains. Qu’en pensez-vous ?
AC : Je ne peux pas vous le confirmer mais, dans les deux cas, que ce soit l’assassinat d’Imad Moughniyah en 2008 ou celui de Qassem Soleimani plus récemment, l’on peut observer à peu près le même déroulé, le même scénario et dans les mêmes circonstances. Je précise que mon évaluation ne se base pas sur des éléments matériels pour l’appuyer mais, pour l’instant, à ce que je connais de cette région, c’est la seule hypothèse qui me paraît tenir la route. En clair, Soleimani avait trop d’ennemis en Iran, ce qui était aussi le cas de Moughniyah au Liban.
MC : Puisque l’on évoque le pays du Cèdre, ce dernier est dans une situation de grande instabilité, d’autant plus qu’un certain nombre de spécialistes estiment que son secteur bancaire est un système de Ponzi. Partagez-vous ce constat ? Plus généralement, comment envisagez-vous l’avenir de ce pays ?
AC : En fait, si l’on y réfléchit bien, tous les systèmes bancaires sont des pyramides de Ponzi, puisque les banques sont tenues de n’avoir en dépôt que 10 % des dépôts de leurs épargnants. Donc on paye les uns avec l’argent des autres. Et le système tient parce qu’il y a un État qui garantit derrière. Prenez l’exemple des banques françaises : s’il y en a une qui fait faillite, d’abord on ne la laisse pas tomber et, ensuite, le Fonds de Garantie des Dépôts de Résolution (FGDR) assure les comptes à hauteur de 100 000 euros par déposant et par établissement bancaire adhérent. En résumé, la confiance envers les banques est fortifiée par un État-garant. C’est la règle au niveau européen, aux États-Unis également, et quasiment dans le monde entier.
Le problème au Liban, c’est qu’il n’y a pas d’État. En vérité, il n’y en a jamais eu, ce qui explique d’ailleurs la prolifération des groupes politico-militaires et de la loi du plus fort dans ce pays. Il n’y a pas d’État, donc le système bancaire libanais tenait parfaitement tant que le Liban était l’interface privilégiée entre l’hinterland arabe et le reste du monde. Et les Libanais qui avaient l’habitude des contacts, de comment discuter avec les autres, qui avaient une ouverture sur l’extérieur occupaient une position dominante dans les systèmes d’échanges au Moyen-Orient. Maintenant que le Liban est coupé de l’hinterland arabe à cause de la guerre en Syrie, de la confrontation avec Israël, ce pays se retrouve tout seul dans son petit coin avec ses 10 452 kilomètres carrés où l’on fait pousser quelques pommes… Un peu de hachisch, aussi. Toute ironie à part, l’État n’est plus en mesure de fournir une garantie ou une crédibilité quelconques à son système bancaire. Alors effectivement, ledit système s’effondre.
MC : Et donc, selon vous, quel est l’avenir de ce pays à l’aune de ses problèmes structurels ?
AC : Cette situation est extrêmement problématique. Tout d’abord, résident au Liban plus d’un million de réfugiés syriens, qui font chuter les prix parce qu’ils acceptent du travail pour n’importe quel salaire, ils occupent des terrains… Le pouvoir politique est extrêmement divisé avec une forme de domination du Hezbollah, parce qu’ils sont les plus forts, parce qu’ils ont des armes… Des chrétiens qui sont totalement divisés entre eux, des musulmans sunnites qui ne savent plus où se positionner… Ce que l’on peut craindre, c’est une anarchie globale dans ce pays, avec une résurgence des pratiques des années 1970-80, c’est à dire une division de facto du Liban entre ses diverses composantes. Chacun chez soi, des milices qui gardent les frontières, et puis on se débrouille comme on peut.
MC : Pour éclairer nos lecteurs, vous parlez bien des frontières internes entre les différentes communautés ?
AC : En effet. Vous avez noté que, durant ce que l’on a appelé la guerre civile au Liban, les limites territoriales de chacune des communautés n’ont absolument pas bougé. C’était une guerre d’appropriation communautaire, chaque chef féodal, chaque chef de guerre étant maître chez lui, levant l’impôt, organisant ses petits trafics, mais sans chercher à imposer une domination globale sur ce pays.
MC : Évoquons à présent nos rapports problématiques avec les puissances du Golfe. Dans un entretien accordé à L’Humanité en 2015, vous aviez déclaré que « nous sommes alliés avec ceux qui sponsorisent depuis trente ans le phénomène djihadiste ». Depuis lors, avez-vous constaté de réelles pressions des puissances occidentales sur leurs alliés du Golfe vis-à-vis de la question du financement du djihadisme global ? Ou bien en sommes-nous encore au stade des déclarations d’intention ?
AC : Hélas non, je n’ai rien constaté de concret. Je n’ai pas constaté de modification des rapports entre nos pays occidentaux et les sponsors intellectuels et financiers du terrorisme. Actuellement, nous pouvons observer une campagne de relations publiques, notamment du côté saoudien, indiquant que le prince héritier Mohammed ben Salmane (MBS) serait un réformateur, qui souhaiterait combattre l’influence des oulémas. Mais c’est de la poudre aux yeux. MBS n’a pas étudié à l’étranger, mais la plupart de ses jeunes frères, cousins et soutiens ont fait leurs études en dehors de l’Arabie saoudite. Donc ils connaissent parfaitement nos codes et ce qu’il faut faire pour que l’on regarde ailleurs.
Par conséquent, ils dépensent des milliards dans des campagnes de pub sur le projet Vision 2030, sur les belles stations balnéaires qu’ils souhaitent construire en pensant que tous les touristes du monde y viendront. Sur le papier, c’est magnifique, n’est-ce pas ? Or, quand vous connaissez ce pays, sa modernisation réelle est parfaitement inconcevable. Par exemple, on donne le droit de conduire aux femmes mais, comme le souligne Pierre Conesa, qui va leur apprendre à conduire puisque les hommes ne peuvent monter à côté d’elles dans la voiture ? En résumé, les Saoudiens lancent des messages visant à frapper les opinions publiques occidentales et bien-pensantes mais, sur le terrain, rien ne change. Ça reste l’alliance du sabre et du goupillon entre la dynastie régnante et les oulémas de La Mecque et de Médine.
MC : Pensez-vous néanmoins qu’il pourrait y avoir une inflexion, un bouleversement de la politique étrangère saoudienne sur la question yéménite notamment, c’est-à-dire un interventionnisme moins marqué ?
AC : Le Yémen, c’est le cauchemar des Saoudiens. Les Yéménites, qui sont plus nombreux que leurs voisins d’Arabie, constituent le réservoir utilisé par les Saoudiens qui ne travaillent pas, soit ceux qui vivent de la rente pétrolière. Ces derniers ont ainsi besoin des Yéménites, mais ils s’en méfient épouvantablement. Ça leur fait peur et ils ne les laisseront pas avoir une indépendance d’action, surtout s’ils sont dominés par des Zaydites – soit ceux que l’on appelle improprement les Houthis –, qui sont des adeptes d’une branche minoritaire du chiisme mais que Iraniens ont décidé de soutenir pour embêter les Saoudiens sur leurs arrières. Donc Riyad ne peut pas et ne veut pas laisser les Yéménites être dirigés par des Zaydites.
Rappelons d’ailleurs que le tissu entrepreneurial saoudien est essentiellement aux mains des Yéménites, comme la famille Ben Laden par exemple. Ce sont des Hadramites, des gens extrêmement entreprenants, courageux, travailleurs et, dans le système saoudien, ce sont eux qui font tourner la mécanique. En revanche, ils n’ont aucun accès au pouvoir, ce qui fait que l’on se retrouve – toutes proportions gardées –, dans une situation pré-1789 en Arabie saoudite, dans ce pays où l’on a une bourgeoisie qui fait tourner l’économie et une noblesse qui en profite mais qui ne partage rien. Il n’est donc pas étonnant que les premiers djihadistes qui s’attaquaient à la famille royale saoudienne, de même que les pirates de l’air du 11-Septembre, étaient majoritairement des jeunes Saoudiens d’origine yéménite. Quoi qu’il en soit, sur la question de la guerre au Yémen, les pétromonarques de Riyad ne lâcheront rien. Hélas, ils sont totalement incapables sur le plan militaire, donc ça dure, ça n’en finit pas, les destructions et les pertes humaines sont colossales, mais ils ne laisseront pas tomber et ils continueront de chercher à neutraliser le Yémen.
MC : Puisque vous venez d’évoquer le djihadisme, je vous propose d’enchaîner sur ce thème. Dans certaines opérations, comme au Sahel ou en Irak, la France est impliquée dans le combat contre des mouvements terroristes. Dans d’autres campagnes, comme en Libye en 2011 ou en Syrie à partir de l’année suivante, l’État français a clandestinement appuyé des groupes djihadistes afin de renverser les dictateurs locaux. Comment peut-on expliquer une telle schizophrénie stratégique ? Est-elle due à une déconnection de nos dirigeants vis-à-vis de la réalité du terrain, ou à une trop forte influence de nos alliés du Golfe sur nos décisions de politique internationale ?
AC : Je ne crois pas beaucoup à une éventuelle trop forte influence de nos alliés du Golfe, d’abord parce qu’ils ne savent pas faire, et que l’on n’est pas très sensible à cela. Le problème, c’est essentiellement l’ignorance pyramidale de nos dirigeants – que dénoncent à juste titre Gilles Kepel ou d’autres chercheurs –, et leur arrogance sur un certain nombre de sujets. Et n’oublions pas les présupposés idéologiques d’une certaine gauche bobo parisienne sur ces problèmes. Selon eux, il n’y a pas pire que les dictateurs donc éliminons-les, quel qu’en soit le prix et en soutenant n’importe qui…
MC : Pardonnez moi mais, lors de la campagne libyenne de la France et de ses alliés en 2011, la droite était aux manettes, n’est-ce pas ?
AC : Certes, sauf que fin 2010, début 2011, Bernard-Henri Lévy était devenu le conseiller le plus écouté de Nicolas Sarkozy sur ces problématiques, avec des résultats désastreux. L’on observe donc une forme d’ignorance et d’arrogance, je dirais même de néocolonialisme d’une certaine intelligentsia parisienne qui souhaite que l’on aille enseigner les délices de la démocratie et de la vraie foi au « bon sauvage », au moyen d’une véritable politique de la canonnière. On est revenu à la fin du XIXème siècle : un régime ne nous plait pas, on n’envoie plus nos canonnières mais nos avions et nos missiles pour « dézinguer » le potentat local, en s’étonnant ensuite des conséquences de telles opérations. En effet, on imagine que lorsque l’on a éliminé le dictateur visé, la démocratie tombera toute rôtie du ciel. Or, comme on a pu l’observer ces dernières années, ce n’est pas comme ça que ça marche. La démocratie, ce n’est pas seulement l’absence de dictature. La démocratie se construit par un long et lent processus culturel, social et économique. Et en tout cas, ça ne se bâtit pas sur des sacrifices humains.
MC : Pensez-vous toutefois que, dans les cercles dirigeants français, il y a une prise de conscience vis-à-vis des dangers induits par ces guerres de changement de régime ?
AC : Aucune prise de conscience, selon moi…
MC : Pourtant, le Président Macron a récemment dénoncé les conséquences de ces guerres de changement de régime dans The Economist…
AC : Certes, mais so what ? Qu’est ce que cela change à la politique et aux présupposés, aux préjugés du Quai d’Orsay dans cette affaire ? Rien. Vous savez, les Présidents de la République peuvent toujours chanter… Mais eux partent et l’Administration reste. Et c’est cette Administration qu’a désignée Macron en parlant d’« État profond ». En l’état actuel, elle est en mesure de le freiner, voire de l’empêcher de réorienter la politique étrangère française, notamment dans le sens d’un moins grand alignement sur des positions atlantistes. Notre interventionnisme aligné sur l’OTAN a donc encore de beaux jours devant lui.
MC : Évoquons à présent la situation dans le Sahel. En effet, un certain nombre d’experts décrivent ce qu’ils considèrent comme un enlisement de nos forces armées au Mali. Partagez-vous ce constat ? Dans tous les cas, ne pensez-vous pas que la lutte antiterroriste à l’étranger se focalise trop sur l’aspect militaire, au détriment des autres solutions (co-développement, lutte contre les filières de financement des groupes armés terroristes…) ?
AC : Sur ce sujet, je conseille à vos lecteurs d’écouter Antoine Glaser, l’un des meilleurs spécialistes français de l’Afrique. Il répond précisément à votre question. On s’enlise au Sahel parce que l’on s’est engagé dans une guerre qui n’est pas un combat contre le djihadisme, mais contre des affrontements locaux. La plupart des djihadistes au Sahel n’en sont pas réellement. Ils s’habillent en vert pour donner une respectabilité à leurs chicayas locales et au maintien de leurs trafics en tout genre. Comme on disait à une époque, « djihadistes le jour, Marlboro la nuit ». Certes, aujourd’hui, ils orientent leurs trafics vers des domaines beaucoup plus juteux. On est donc en train d’intervenir dans des chicayas locales qui sont tribales et ethniques, qui relèvent de luttes de pouvoir ancestrales et de différents trafics. En fait, on s’implique là-dedans au nom d’une prétendue lutte anti-djihadiste et nos ennemis ne sont pas idiots, d’ailleurs : ils se désignent eux-mêmes comme djihadistes de façon à présenter nos opérations comme une forme de « croisade des Blancs » menée contre eux. En outre, les pouvoirs locaux ont tout intérêt à faire passer leurs opposants pour des djihadistes. Parce que s’ils affirment qu’ils sont des opposants, et qu’ils sont mal intentionnés car ils veulent remplacer les pouvoirs locaux, nous n’irons pas les aider. S’ils déclarent au contraire que leurs opposants sont des djihadistes, à ce moment-là on vient à la rescousse. Donc on s’est englué là-dedans et on ne sait plus en sortir.
Évidemment, par bien-pensance, on maintient l’idée qu’il est possible de former des armées locales qui prendront bientôt notre place. En réalité, ces armées locales ont peu d’aptitude à combattre, et ce sera probablement le cas pendant longtemps. Parce que quand vous payez un caporal-chef 50 euros par mois et que le trafiquant local lui en donne 500, à qui croyez-vous qu’il obéira ? En outre, avec des pouvoirs totalement corrompus, il n’y a pas d’armée locale ! Il ne faut pas compter sur l’hypothèse qu’un jour, les armées locales nous aideront – à part les Tchadiens, parce ils ont une tradition guerrière qui remonte à des siècles. Elles ne nous aideront pas de sitôt, et elles n’en ont d’ailleurs pas envie. Alors effectivement, on s’est enlisé dans une guerre locale, au lieu de faire ce que les Américains auraient dû faire en Afghanistan en 2003, c’est-à-dire s’en aller. La riposte américaine entre 2001 et 2003 était parfaitement légitime, puisqu’il y avait un État constitué – celui des Talibans –, qui avait prêté main forte et donnait asile à des gens qui avaient durement frappé les États-Unis. Il fallait donc intervenir pour les neutraliser, et puis s’en aller quitte à y revenir autant de fois qu’il le fallait si jamais ils recommençaient. Et c’est exactement ce que l’on aurait dû faire au Mali, d’où nous finirons par être contraints de partir sous les insultes et les coups.
MC : Par ailleurs, on baigne dans l’illusion du « nation building », n’est-ce pas ? C’est une problématique récurrente dans les récentes opérations extérieures des puissances occidentales…
AC : Le « nation building » dans différents pays d’Afrique ne se fait pas car il y a de bonnes raisons à cela. En effet, quand on a colonisé ces pays africains, on est partis de la côte et on a progressé vers l’intérieur, donc en dessinant des États qui sont perpendiculaires à la côte. Or, les ethnies, les solidarités dans cette région ne sont pas perpendiculaires à la côte, mais parallèles. Ainsi, on a découpé les solidarités horizontales pour essayer de fabriquer des coexistences verticales, ce qui n’a pas marché. En fait, la limite de l’islam au Sahel, c’est le dixième parallèle, en gros. Donc ça divise tous les pays du golfe de Guinée en deux, entre musulmans et non-musulmans, en particulier dans le cas du Nigéria. On voit ce que ça donne, ça ne pouvait pas marcher… En effet, on ne peut pas faire du « nation building » avec des gens qui ne veulent pas vivre ensemble.
MC : Puisque vous avez évoqué l’Afghanistan, on y observe également des fractures tribales…
AC : En effet, notamment la question de l’affrontement entre les Pachtounes et les Hazaras – sunnites d’un côté, chiites de l’autre –, il y avait les mêmes problèmes dès le départ. L’Afghanistan est un État « artificiel » qui a été fabriqué à la fin du XIXème siècle car, au final, les Russes et les Anglais ne voulaient plus s’affronter dans cette zone. Il fallait créer un État tampon entre les deux sphères d’influence. On a donc laissé coexister des gens qui n’avaient pas de raisons de vivre ensemble. Mais bon, ils ne posaient pas de problèmes, ça coûtait trop cher d’aller les déloger de leurs montagnes, donc on les a laissés tranquilles. La morale de cette histoire est que, lorsque l’on souhaite intervenir dans des pays lointains et complexes, il faut être prêt à en payer les conséquences.
MC : En effet, et il n’est pas certain qu’elles soient systématiquement anticipées… D’ailleurs, dès 2011, vous estimiez que les guerres de changement de régime menées en Libye et en Syrie auraient des conséquences dramatiques – ce qui ne vous a pas attiré que des amis. En fait, dans le domaine de la politique étrangère française, l’on peut observer une agressivité sidérante à l’égard des experts, journalistes et chercheurs qui tentent de mettre en garde nos autorités sur leurs erreurs et leurs aveuglements. Je pense bien sûr à vous-même, ou à des universitaires tels que Fabrice Balanche…
AC : Absolument ! Pour moi ce n’est pas vraiment important, car je suis à la retraite. Mais quelqu’un comme Fabrice Balanche, éminent géographe spécialiste du Levant, a vécu un véritable calvaire pour ne pas avoir partagé le discours parisien dominant sur le conflit syrien. Par exemple, on avait blackboulé abusivement sa candidature pour un poste de Maître de conférences à Sciences Po Lyon. Finalement, le tribunal administratif lui a donné raison, annulant cette procédure en reconnaissant le manque d’impartialité du jury. Rappelons par ailleurs que le CNRS a fermé sans ménagement son laboratoire, le GREMMO. Lui a eu le courage de monter au créneau, mais il y en a plein d’autres qui n’ont pas voulu s’exposer, et qui n’ont pas répliqué. Cela dit, Fabrice Balanche continue de faire l’objet d’un ostracisme rampant mais persistant. En France, il est devenu impossible de débattre sereinement de politique étrangère, notamment sur des sujets clivants tels que la guerre en Syrie.
Pour l’illustrer par mon cas personnel, plusieurs des conférences auxquelles je devais participer ont été interdites, que ce soit à Caen, à Lyon, à Paris ou à Dijon. J’ai enchaîné les conférences annulées, et ce sous des prétextes absolument farfelus. À Caen, chaque intervenant était soi-disant membre du Front National alors que, sur dix-huit, il n’y avait qu’un seul sympathisant de ce parti. Et il s’agissait d’un débat ouvert, en plus. Au fond, pourquoi les gens du Front National ne viendraient-ils pas débattre, quitte à ce qu’on les contredise fermement ? Ce n’est pas parce qu’il y a quelqu’un du Front National dans une conférence-débat qu’il faille l’annuler ! Je le souligne d’autant plus que ce parti n’est vraiment pas ma tasse de thé. À Dijon, l’IHEDN a organisé une conférence sur le thème de la radicalisation, avec la participation du maire de cette ville et du général de Gendarmerie de région. On nous a interdit de maintenir cette conférence car le Préfet ne souhaitait pas que la société civile débatte d’un sujet qui relevait selon lui de sa compétence exclusive…
MC : En résumé, sur les questions de politique étrangère ou de terrorisme, vous constatez que l’espace pour le libre débat se rétrécit sans cesse. Est-ce un problème qui se limite à la France ?
AC : Dans l’espace francophone, comme en Belgique, au Canada ou en Suisse, je débats sans aucun problème. En France, ce n’est pas possible. Dans le monde anglo-saxon, et en particulier aux États-Unis – notamment dans les universités Princeton, Johns Hopkins ou George Washington –, l’on peut avoir des débats courtois, qui nous amènent parfois à constater qu’on ne se mettra jamais d’accord. Mais au moins, on peut en débattre sereinement avec des contradicteurs éclairés, ce qui est évidemment normal. D’après moi, on se trouve face à un problème franco-français car je vous assure qu’à Montréal, à Genève ou à Bruxelles, je ne rencontre absolument pas ce genre d’obstacles à la liberté d’expression et d’opinion.