CIA vs. MBS : les coulisses d’une intense guerre d’influence

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Depuis que le roi Salmane a écarté Mohammed ben Nayef de sa position de prince héritier au profit de son fils, Mohammed ben Salmane (MBS), la CIA semble n’avoir pas confiance en ce dernier. Alors que Ben Nayef était l’homme clé de l’Agence à Riyad, le prince héritier MBS est de plus en plus fréquemment attaqué dans les médias par la CIA et ses proches partenaires, en particulier depuis l’assassinat de Jamal Khashoggi. Dernier épisode en date : les révélations du présumé piratage, par MBS lui-même, du smartphone de Jeff Bezos, l’homme le plus riche du monde et le patron d’Amazon – mais aussi un partenaire stratégique de la CIA et de la communauté américaine du Renseignement. Dévoilé tardivement par le Guardian, ce potentiel piratage pourrait avoir des conséquences désastreuses pour MBS et ses importants projets de transition économique. 

 

C’est une guerre d’influence qui ne dit pas son nom. Une guerre silencieuse, par médias interposés. Mais c’est une guerre réelle qui oppose la CIA à Mohammed ben Salmane (MBS). Le 21 juin 2017, son père écarta le respecté Mohammed ben Nayef de sa position de prince héritier, sachant qu’il était l’homme clé de la CIA au sein de ce royaume. Comme l’avait alors souligné L’Express, « selon un décret royal, le souverain a évincé son neveu le prince héritier Mohammed ben Nayef, 57 ans, pour le remplacer par son fils âgé de 31 ans. (…) Ministre de la Défense depuis deux ans, le prince [MBS], qui vient aussi d’être nommé vice-Premier Ministre, est devenu l’homme fort du pays après l’accession de son père au trône en janvier 2015. En revanche, le prince Mohammed ben Nayef a été évincé de toutes ses fonctions – prince héritier, vice-Premier Ministre et ministre de l’Intérieur. Il a été remplacé à l’Intérieur par le prince Abdel Aziz ben Saoud. » Avant d’explorer les conséquences de ce coup de palais qui avait surpris Ben Nayef lui-même, un retour en arrière est indispensable.

 

En effet, il faut savoir que, traditionnellement, la CIA est le principal canal de communication diplomatique entre Washington et Riyad. En l’occurence, Mohammed ben Nayef fut un élément central de ce dispositif pendant des décennies. Selon un important article du New York Times datant de janvier 2016, « le ministre saoudien de l’Intérieur [Ben Nayef], qui a pris la relève pour armer les rebelles du prince Bandar [en Syrie], a connu le directeur de la CIA John O. Brennan à partir du moment où ce dernier était le chef de station de l’Agence à Riyad dans les années 1990. Selon d’anciens collègues, les deux hommes sont restés proches ». Ainsi, toujours selon le Times, « le poste que M. Brennan a occupé à Riyad est, bien plus que celui de l’ambassadeur, le véritable relai de la puissance américaine dans le royaume. D’anciens diplomates rappellent que les discussions les plus importantes ont toujours transité par le chef de station de la CIA. Des agents de renseignement en activité ou à la retraite expliquent que canal de communication comporte un avantage [majeur]. En effet, les Saoudiens sont beaucoup plus sensibles aux critiques américaines quand elles se font en privé. Ainsi, ce canal secret a été bien plus efficace plus pour orienter le comportement saoudien vers la satisfaction des intérêts des États-Unis que n’importe quelle réprimande publique. »

 

En novembre 2018, rompant brusquement avec cette tradition, la CIA utilisa le Washington Post de Jeff Bezos pour accuser MBS d’avoir commandité la liquidation de Jamal Khashoggi, qui était un chroniqueur dans ce journal et un relai d’influence des Frères Musulmans que craignent et combattent les Saoudiens. Pour qui sait lire entre les lignes, cet événement indiqua une virulente guerre d’influence entre MBS et la CIA, Khashoggi et le Washington Post étant des éléments clés de cette stratégie. Des révélations récentes du Guardian confirment cette rupture. En effet, ce journal vient de révéler que MBS aurait lui-même piraté le smartphone de l’ex-employeur de Jamal Khashoggi, dont il faut souligner qu’il est le PDG du Washington Post et d’Amazon. Afin de contextualiser ces révélations, rappelons que Jeff Bezos avait racheté le Post en août 2013 après avoir décroché un contrat de 600 millions de dollars auprès de la CIA en début d’année. Il est donc un partenaire stratégique pour cette institution, en faveur de laquelle il a développé un gigantesque cloud, l’Amazon Secret Region (AWS), dont bénéficie désormais l’ensemble des agences du Renseignement des États-Unis. Par conséquent, au vu de sa position centrale dans le système de l’« État profond américain », Jeff Bezos doit être considéré comme un élément clé dans les cercles de pouvoir de la CIA et des autres services secrets de Washington. Il n’est donc pas uniquement le fondateur et PDG d’une puissante multinationale de la Silicon Valley.

 

Dans ce contexte de guerre d’influence, le Guardian vient de révéler que « le milliardaire (…) Jeff Bezos a eu son téléphone portable “piraté” en [mai] 2018, après avoir reçu un message WhatsApp qui aurait été envoyé depuis le compte personnel du prince héritier d’Arabie saoudite (…) Le message chiffré du numéro utilisé par Mohammed ben Salmane aurait inclus un fichier malveillant qui a infiltré le téléphone de l’homme le plus riche du monde, selon les résultats d’une analyse numérique. Cette enquête a révélé qu’il était “hautement probable” que l’intrusion dans ce téléphone eût été déclenchée par un fichier vidéo infecté qui aurait été envoyé depuis le compte du prince héritier saoudien à Bezos, le propriétaire du Washington Post. Les deux hommes avaient eu un échange WhatsApp manifestement amical lorsque, le 1er mai 2018, le dossier non sollicité a été envoyé, selon des sources qui nous ont parlé sous couvert d’anonymat. »

 

Les conséquences d’un tel piratage pourraient être catastrophiques pour le prince héritier saoudien. En effet, comme le Guardian l’a relevé, « de grandes quantités de données ont été exfiltrées du téléphone de Bezos en quelques heures, selon une personne proche du dossier. Le Guardian ignore néanmoins ce qui a été collecté sur ce téléphone, et de quelle manière ce contenu a été exploité. L’extraordinaire révélation selon laquelle le futur roi d’Arabie saoudite aurait pu être personnellement impliqué dans le ciblage du fondateur américain d’Amazon va engendrer un choc majeur à Wall Street à la Silicon Valley. Cela pourrait également saper les efforts de MBS (…) pour attirer davantage d’investisseurs occidentaux en Arabie saoudite, où il a promis de transformer économiquement le royaume alors même qu’il a supervisé la répression contre ses détracteurs et ses rivaux. » Ces potentielles conséquences ne s’arrêtent pas là. En effet, toujours selon le Guardian, « cette divulgation est susceptible de soulever des questions difficiles pour le royaume sur les circonstances entourant la façon dont le tabloïd américain National Enquirer a réussi à publier des détails intimes sur la vie privée de Bezos (…) neuf mois plus tard. Cela pourrait également conduire à un examen approfondi de ce que le prince héritier et son entourage faisaient au cours des mois précédant le meurtre de Jamal Khashoggi, le journaliste du Washington Post qui a été tué en octobre 2018 – cinq mois après le suspecté “piratage” du propriétaire du journal. »  

 

Ces informations ont-elles été confirmées par l’Arabie saoudite ? Comme l’a souligné la BBC, « l’ambassade saoudienne aux États-Unis a déclaré que ces révélations étaient “absurdes”, et a exigé une enquête. Il fut précédemment affirmé que ce potentiel piratage était lié au meurtre, au consulat saoudien d’Istanbul, du journaliste du Washington Post Jamal Khashoggi. En plus d’être le fondateur du géant de la vente en ligne Amazon, M. Bezos est en effet propriétaire du Washington Post. Selon le Guardian, le téléphone de M. Bezos aurait été piraté après avoir reçu un message WhatsApp envoyé depuis le compte personnel de Mohammed ben Salmane. Le Financial Times a rapporté qu’une enquête sur la violation de ces données avait révélé que le téléphone du milliardaire aurait commencé à partager secrètement d’énormes quantités de données après avoir reçu un fichier vidéo crypté de la part [de MBS]. » Bien que ce dernier soit connu pour n’avoir aucune limite, il est surprenant qu’il prenne le risque de pirater lui-même le smartphone de l’un des homme les plus influents au monde, a fortiori du fait de ses liens intimes avec la CIA. Dans tous les cas, que ce piratage soit confirmé ou démenti, il est clair que « le mal est fait ». Ainsi, ces révélations auront de graves conséquences pour MBS et ses projets de modernisation économique, d’autant plus que cette affaire s’inscrit dans un contexte où la relation très étroite entre la CIA et les services secrets saoudiens est sérieusement menacée.

 

En décembre dernier, le Washington Post révéla en effet que la CIA s’opposait à un programme d’entraînement des services spéciaux saoudiens du fait du maintien de leurs pratiques controversés suite à l’assassinat de Jamal Khashoggi. Selon le Post, « le Département d’État a récemment rejeté une proposition de DynCorp de former les services de renseignement saoudiens par crainte que le royaume ne dispose pas encore de garanties appropriées afin d’empêcher les opérations clandestines illégales telles que le meurtre (…) du chroniqueur du Washington Post Jamal Khashoggi. Ce qui a dérangé les responsables du Département d’État et de la CIA, et qui justifie leur opposition à [ce programme d’entraînement], sont des informations selon lesquelles l’Arabie saoudite continue ses pratiques abusives, notamment des tentatives de contraindre leurs dissidents à revenir au royaume, la surveillance de la famille de Khashoggi à l’étranger, ainsi que des arrestations de militants des droits de l’Homme. »

 

D’après le Post, ce refus d’autoriser DynCorp a former les services saoudiens pourrait mettre en danger la relation traditionnellement étroite entre la CIA et leurs homologues d’Arabie. Nul doute que les révélations du Guardian au sujet de Jeff Bezos ne vont pas favoriser un réchauffement des relations entre MBS et la CIA, dont nous venons d’expliquer la subtile guerre d’influence contre ce jeune prince héritier incontrôlable. Il n’est d’ailleurs pas inenvisageable que la CIA tente un jour de le renverser. Or, selon nos sources, l’emprise de Mohammed ben Salmane sur l’Arabie saoudite rendrait difficile – pour ne pas dire impossible –, toute tentative de l’écarter du pouvoir au moyen d’un coup d’État. Il est en tous cas certain qu’après des décennies de diplomatie secrète entre la royauté saoudienne et la CIA, cette dernière a rompu avec cette importante tradition et s’oppose publiquement à l’homme fort de ce royaume. 

 

Maxime Chaix 

 

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One Response to “ CIA vs. MBS : les coulisses d’une intense guerre d’influence ”

  1. […] et son rival MBS – qu’il accuse d’avoir piraté son smartphone. En commentant cet incident, nous avions rappelé que la CIA est étroitement liée à Jeff Bezos, qu’elle se montrait […]

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