Comme nous l’expliquons dans cette analyse, deux jours seulement après le 11-Septembre, le principal stratège du Pentagone était totalement indifférent vis-à-vis de la menace terroriste, souhaitant concentrer les efforts de l’armée et des renseignements américains sur la menace chinoise. Cette surprenante logique découlait des objectifs stratégiques de deux influents cercles de réflexion ayant inspiré les néoconservateurs. Comme nous allons le démontrer, le but central de ce puissant réseau ne fut aucunement la lutte contre le terrorisme, mais l’hégémonie globale des États-Unis et la volonté correspondante d’empêcher l’émergence de toute puissance rivale, au premier rang desquelles la Russie et la Chine. L’occasion pour nous de revenir sur le concept de « Quatrième Guerre mondiale », auquel adhèrent un certain nombre de spécialistes occidentaux, et qui nous semble crucial pour comprendre l’unilatéralisme et le militarisme de Washington depuis septembre 2001.
Après le 11-Septembre, la stupéfiante indifférence d’Andrew Marshall vis-à-vis de la menace terroriste
Le 26 mars 2019, Andrew « Yoda » Marshall décède à Alexandria, en Virginie. Jusqu’à sa retraite en 2015, et bien qu’il soit méconnu du grand public, il avait été l’un des plus influents stratèges américains. Comme l’a décrit le New York Times, « en tant que directeur du Bureau des Évaluations Nettes [ONA], M. Marshall était le futurologue secret du Pentagone, un penseur de long terme qui a promu et inspiré les différents secrétaires à la Défense et les décideurs de haut niveau [depuis quatre décennies]. Pratiquement inconnu du grand public, il fait l’objet d’un véritable culte au Département de la Défense, où il était considéré comme une mystérieuse personnalité semblable à Yoda, qui incarnait une mémoire institutionnelle exceptionnellement longue. Au début des années 2000, à une époque où le Pentagone se concentrait sur la contre-insurrection et les guerres en Afghanistan et en Irak, M. Marshall exhorta les décideurs américains à se focaliser sur le défi de la Chine – une opinion que beaucoup considéraient alors comme dépassée. Mais aujourd’hui, les responsables de la sécurité nationale adoptent de plus en plus souvent le point de vue de M. Marshall sur la Chine en tant que potentiel adversaire stratégique – une idée désormais au cœur de notre stratégie de Défense nationale. » Contrairement à ces affirmations du New York Times, nous allons démontrer qu’Andrew « Yoda » Marshall était loin d’être isolé dans son projet de contrer la Chine, en tant que parrain des néoconservateurs et instigateur du fameux concept de « révolution dans les affaires militaires » américaines mis en application dès 2001.
Après son décès, le Financial Times débuta son hommage à cet homme par une anecdote frappante, qui nous indique que le plus influent stratège du Département de la Défense était totalement indifférent à la menace terroriste – et ce malgré l’ampleur catastrophique du 11-Septembre. D’après ce quotidien, « deux jours après qu’al-Qaïda eut attaqué les États-Unis en 2001, Andrew Marshall ignora les demandes pressantes de ses collègues de rester à l’écart de son bureau du Pentagone. Le bâtiment, qui avait été heurté par un avion détourné, était encore empoisonné par des fumées toxiques. En tant qu’infatigable chef du Bureau des Évaluations Nettes – le cercle de réflexion interne du Pentagone –, Marshall ne pouvait s’empêcher de reprendre le travail. C’était le jour de son 80ème anniversaire. Tout le monde, sauf Marshall, paniquait à propos du terrorisme. “Tentez de découvrir ce que disent les Chinois”, demanda-t-il à son équipe. (…) “Qui d’autre aurait posé des questions sur la Chine au lendemain du 11-Septembre ?”, se souvient Andrew May, l’un des protégés de Marshall. » En réalité, ce qui importe réellement est de savoir pourquoi cet important stratège a-t-il posé cette question alors que les États-Unis venaient de subir l’attentat le plus destructeur et meurtrier de leur Histoire.
Cette demande de Marshall est d’autant plus troublante qu’il était alors le « cerveau » du Pentagone, où il travaillait depuis quatre décennies. Après sa mort, le Financial Times souligna son exceptionnelle importance au sein de cette institution : « Sa capacité à poser des questions inhabituelles a contribué à maintenir Marshall à son poste pendant plus de 40 ans. Les secrétaires à la Défense successifs, de James Schlesinger à Ashton Carter, se sont appuyés sur les “évaluations nettes” hautement classifiées de Marshall pour obtenir des éclairages stratégiques. Sa carrière est presque unique dans les annales de Washington. Peut-être que seul J. Edgar Hoover, le tristement célèbre chef du FBI, est resté plus longtemps que lui à son poste. En tant que haut-fonctionnaire nommé par les responsables politiques, Marshall était censé s’attirer les faveurs de chaque administration successive. Mais que la présidence soit démocrate ou républicaine, il ne fut jamais question de le révoquer. C’est Henry Kissinger, alors conseiller à la Sécurité nationale du Président Nixon, qui extirpa Marshall de la Rand Corporation en 1971 pour l’aider à redynamiser le Renseignement américain. Deux ans plus tard, Marshall créa le “Bureau des Évaluations Nettes” dans les profondeurs du Pentagone. Il prit sa retraite en 2015, à l’âge de 93 ans. “Andrew gagna la confiance de chaque étudiant important dans le domaine des affaires stratégiques à Washington”, selon M. Kissinger. »
Essentiellement, cet illustre stratège était en position de force après le 11-Septembre. En effet, comme l’avait souligné le Naval War College de l’US Navy à l’automne 2001, « Marshall a joué un rôle majeur dans (…) la conceptualisation de la “révolution dans les affaires militaires”, et il est actuellement au coeur des réformes de la Défense nationale lancées par l’administration Bush. Une grande partie du travail de [son Bureau] est hautement classifiée, et il a été difficile de comprendre exactement ce qu’implique ses “évaluations nettes”. » À l’époque, il s’agissait, pour Marshall, de mettre en oeuvre un programme publié un an plus tôt par un méconnu mais puissant cercle de réflexion néoconservateur : le Projet pour un Nouveau Siècle Américain (PNAC), lui-même promoteur de son concept de « révolution dans les affaires militaires américaines » (RMA). Comme l’a souligné le chercheur Christophe Wasinski, cette idée « trouve son origine dans trois éléments. Il y a d’abord un homme, Andrew W. Marshall, qui “inventa” le concept en 1993. Il y a ensuite une institution : [le Bureau des Évaluations Nettes] (ONA), dont Marshall est le responsable. Il y a enfin un mythe, qui rassemble les deux premiers éléments. En effet, il est difficile de ne pas raconter l’histoire de la RMA sans prendre conscience des dimensions mythiques qui l’entourent. Cette narration a été mise en évidence par quelques journalistes américains qui ont eu l’occasion de croiser Andy Marshall, le patron de l’ONA. »
Aux origines du PNAC : Marshall et le Bureau des Évaluations Nettes du Pentagone
Malgré cette dimension mythique, il est clair qu’Andrew Marshall inspira décisivement le PNAC, et favorisa la montée en puissance de ses principales figures, en tant que protecteur du trio Cheney-Rumsfeld-Wolfowitz à Washington. En effet, son travail a fortement influencé le programme du PNAC publié en septembre 2000, et intitulé Reconstruire les défenses de l’Amérique. Or, ce projet servit de feuille de route stratégique à Donald Rumsfeld, Dick Cheney et leur équipe de néoconservateurs à partir du 11-Septembre. Nommés par Cheney lui-même au sein de l’administration Bush, ces derniers étaient majoritairement des signataires de ce programme du PNAC, dont les principaux objectifs ont été pertinemment résumés par le site Theatrum-Belli.com :
1) L’« abandon du traité contre les missiles balistiques », qui se concrétisa en janvier 2002 lorsque George W. Bush annonça le retrait américain de cette convention. Évidemment, cette décision n’avait rien à voir avec la lutte contre al-Qaïda, et elle a considérablement refroidi des relations avec la Russie qui étaient alors « au beau fixe ». En août dernier, l’administration Trump se retira unilatéralement du Traité sur les forces nucléaires à portée intermédiaire, dans le but de « retrouver de nouvelles marges de manoeuvre » contre la Chine – une décision qu’aurait appréciée feu Andrew Marshall, qui mettait déjà en garde le Pentagone contre la montée en puissance chinoise à l’époque de la négociation de ce traité, en 1987.
2) L’« utilisation de la force militaire en cas d’échec de la diplomatie, à l’encontre de n’importe quel pays gênant les intérêts et/ou les objectifs des États-Unis ». Au vu de la multiplication, depuis le 11-Septembre, des interventions militaires américaines officielles, secrètes ou clandestines (Afghanistan, Irak, Libye, Syrie, Yémen, et dans les dizaines de pays où sont déployées leurs Forces spéciales), cet objectif du PNAC est évidemment rempli. Or, sa mise en oeuvre s’est systématiquement conclue par des échecs stratégiques particulièrement coûteux pour le contribuable américain, mais sans cesse plus lucratifs pour les firmes d’armement de Wall Street.
3) L’« installation de bases militaires américaines sur l’ensemble du globe afin de créer un Global Constabulary (une “police mondiale”), qui viserait à imposer la volonté des États-Unis ». Cet objectif fut également rempli, sachant que le 11-Septembre a enrayé le déclin et favorisé le développement des bases militaires américaines à l’étranger – et ce dans une ampleur jamais observée depuis la Seconde Guerre mondiale. La chute du nombre de militaires américains depuis la fin de la Guerre froide fut également stoppée grâce au 11-Septembre. Durant l’année 2007, la part de ce personnel déployé à l’étranger a même atteint des niveaux jamais égalés depuis 1945 – l’augmentation du nombre de militaires étant l’un des principaux objectifs du PNAC.
4) La « modernisation des équipements militaires et l’augmentation du budget de l’armée des États-Unis à hauteur de 3,8% du PIB ». D’aucuns pourraient objecter qu’en 2019, ces dépenses atteignaient « seulement » 3,2% du PIB américain. Or, si l’on prend en compte l’ensemble des budgets dédiés à la Défense nationale américaine cette année-là – soit près de 957 milliards de dollars –, les dépenses militaires réelles représentèrent environ 4,5% du PIB, qui s’élevait alors à 21 345 milliards de dollars. Par conséquent, les objectifs du PNAC sur cette question cruciale sont largement atteints, et sont même nettement dépassés.
5) Le « développement du National Missile Defense (programme de bouclier anti-missile) et la poursuite de la stratégie de militarisation de l’espace », ce qui a eu comme conséquence indésirable, pour les États-Unis, d’encourager leurs rivaux russes et chinois à développer des technologies hypersoniques dans le secteur des missiles – le Pentagone ayant admis son important retard dans ce domaine. Nul doute que les stratèges du PNAC n’avaient pas anticipé une telle rupture stratégique. Sur le volet de la militarisation de l’espace, l’administration Bush adopta en 2006 sa « Politique Spatiale Nationale », qui rejetait « les accords de contrôle des armements susceptibles de limiter la flexibilité américaine dans l’espace », tout en affirmant « le droit de refuser l’accès à l’espace à toute personne “hostile aux intérêts américains”. » Dans la lignée de cette politique, Donald Trump lança en août dernier « un commandement militaire de l’espace, qui sera chargé d’assurer la domination des États-Unis, menacée par la Chine et la Russie, sur ce nouveau terrain de guerre ». Là encore, grâce à la dynamique lancée sous l’administration Bush, les objectifs du PNAC sont finalement satisfaits.
Cette brève évaluation nous aura permis de constater que, si les principales propositions du PNAC ne se sont pas immédiatement concrétisées, elles ont néanmoins survécu jusqu’à l’administration Trump, et elles ont été progressivement mises en oeuvre – en tant qu’objectifs stratégiques –, à partir du 11-Septembre. L’analyse attentive de ce programme du PNAC, et de son impact concret sur la politique étrangère américaine, nous indique que les États-Unis ne sont pas réellement en « guerre contre le terrorisme » depuis 2001, mais en recomposition stratégique permanente dans le but d’imposer leur hégémonie globale – essentiellement pour empêcher la montée en puissance de la Chine et de la Russie. Ce processus explique la hausse quasi-constante des budgets militaires américains depuis 2001, ainsi que la généralisation de l’unilatéralisme dans la politique étrangère américaine depuis le début de ce « nouveau siècle américain ». Pour autant, cela signifie-t-il que les États-Unis sont dans une optique de Quatrième Guerre mondiale depuis le 11-Septembre ? Comme nous allons le constater, plusieurs experts occidentaux l’ont théorisé.
La Quatrième Guerre mondiale : une guerre perpétuelle pour l’hégémonie globale des États-Unis
Dans son livre Défis républicains, le sénateur et ancien ministre de la Défense Jean-Pierre Chevènement écrivit en 2004 que « la propagation du terrorisme islamiste, certes regrettable, fournit aussi un alibi idéal à l’entreprise de recolonisation du Moyen-Orient et de domination mondiale, à l’échelle d’un “nouveau siècle américain”, dans laquelle s’est lancée l’administration de George W. Bush » à la suite des attentats du 11-Septembre. Pour qui sait lire entre les lignes, cette référence au « nouveau siècle américain » désignait évidemment le PNAC. Pour en revenir à cet argumentaire, « l’histoire du retournement des milices wahhabites d’Oussama ben Laden contre les États-Unis, qui les avaient soutenus contre l’URSS en Afghanistan, comporte tant de zones d’ombres qu’on peut se demander si la coopération très étroite entre la CIA et les services secrets saoudiens du prince Turki, congédié seulement quinze jours avant le 11-Septembre, n’éclairerait pas utilement les circonstances d’un événement qui a ouvert une page nouvelle dans l’histoire des relations internationales : comme Athéna sortant tout armée de la cuisse de Jupiter, la “Quatrième Guerre mondiale” a été décrétée ce jour-là. » Il nous faut alors souligner la pertinence de cet argumentaire de Jean-Pierre Chevènement, sachant que :
1) comme nous l’avons indiqué, le PNAC émanait lui-même d’un réseau de pouvoir méconnu mais très influent au sein du Pentagone, et coagulé autour du stratège Andrew Marshall. Pour mémoire, ce dernier fut l’une des principales sources d’inspiration des néoconservateurs et le mentor du trio Cheney-Rumsfeld-Wolfowitz, avec qui Marshall put mettre en oeuvre les mesures phare du PNAC sous l’administration Bush ;
2) l’un des principaux objectif de ce cercle de réflexion était de « redéployer les forces des États-Unis afin de répondre aux réalités stratégiques du XXIème siècle, en projetant des forces permanentes en Europe du Sud-Est et en Asie, ainsi qu’en modifiant le schéma de déploiement naval pour correspondre aux préoccupations stratégiques des États-Unis en Extrême-Orient. » En clair, il s’agissait de repositionner les forces américaines dans le but de contrer la montée en puissance de la Russie et de la Chine, ce qui correspondait aux objectifs de long terme d’Andrew Marshall. Or, ces deux finalités n’auraient pu être satisfaites en l’absence des attentats du 11-Septembre. En effet, de l’aveu-même des rédacteurs du PNAC dans leur programme de septembre 2000, leur « révolution dans les affaires militaires » contre les puissances émergentes nécessitait la survenance d’un « événement catastrophique et catalyseur, comme un nouveau Pearl Harbor » ;
3) Jean-Pierre Chevènement avait donc raison d’expliquer que le 11-Septembre fournissait « un alibi idéal à l’entreprise de recolonisation du Moyen-Orient et de domination mondiale, à l’échelle d’un “nouveau siècle américain”, dans laquelle s’est lancée l’administration de George W. Bush » sous l’impulsion des disciples d’Andrew Marshall ;
4) la mise en oeuvre du programme du PNAC à la suite du 11-Septembre a engendré une économie de guerre aux États-Unis, caractérisée par une augmentation quasi-ininterrompue des budgets de la Défense américaine, et un recentrage progressif des priorités stratégiques du Pentagone vers la Russie et la Chine après les années Clinton et le double rapprochement avec Pékin et Moscou. En d’autres termes, conformément à cette « révolution dans les affaires militaires » inspirée par Andrew Marshall, le Pentagone considère désormais que la Russie et la Chine sont les « principales menaces », et que les États-Unis doivent poursuivre leur préparation à des « conflits de haute intensité » contre ces deux puissances. En clair, depuis le 11-Septembre, le Pentagone se positionne dans une logique de Quatrième Guerre mondiale, le lourd bilan humain de la Guerre froide faisant de celle-ci un conflit global à part entière.
Jean-Pierre Chevènement est-il pour autant le seul à avoir perçu cette Quatrième Guerre mondiale ? En 2003, l’ancien directeur de la CIA James Woolsey avait décrit « la Guerre froide comme la Troisième Guerre mondiale et déclaré : “Je pense que cette Quatrième Guerre mondiale durera considérablement plus longtemps que la Première ou la Seconde Guerre mondiale pour nous. Espérons qu’elle ne dépasse par les quatre décennies, à l’instar de la Guerre froide.” » Il limita néanmoins les ennemis des États-Unis aux « chefs religieux de l’Iran, aux “fascistes” de l’Irak et de la Syrie, et aux extrémistes islamiques tels qu’al-Qaïda ». Une vision partagée par le stratège néoconservateur Norman Podhoretz, qui affirma en 2004 que « la grande lutte dans laquelle les États-Unis ont été plongés à cause du 11-Septembre ne peut être comprise que si nous la considérons comme la Quatrième Guerre mondiale ». Dans cet autre exemple, ni la Chine, ni la Russie n’étaient désignés en tant que rivaux ou ennemis.
Il faut s’intéresser aux écrits de l’un des chefs de file des néoconservateurs français pour comprendre quels pays sont considérés par les États-Unis comme des véritables menaces dans le cadre de cette Quatrième Guerre mondiale. En effet, comme l’écrivait Bruno Tertrais en 2004, « la guerre contre le terrorisme s’articule désormais à un projet politique global. Les États-Unis estiment qu’il est de leur devoir d’étendre la démocratie dans le monde. C’est ici que la thèse de la “Quatrième Guerre mondiale” est assez convaincante. » Par conséquent, poursuit Tertrais, « l’on se situe ici très au delà de la “guerre contre le terrorisme” proprement dite –, il s’agit de prévenir la résurgence d’une puissance de taille à se mesurer aux États-Unis. Cette vision trouve ses racines dans un travail réalisé au début des années 1990 sous l’égide de Dick Cheney, alors secrétaire à la Défense, et qui devait servir de base à la planification de la Défense américaine jusqu’à la fin du siècle. Elle était également présente dans un document du [Projet pour un Nouveau Siècle Américain] (PNAC), l’un des think-tanks les plus influents de Washington aujourd’hui, préparé pour la campagne électorale de 2000. (Le PNAC reconnaissait, par ailleurs, qu’une telle stratégie serait difficile à mettre en œuvre en l’absence d’un nouveau Pearl Harbor… celui qui a eu lieu le 11-Septembre.) Alors qu’à l’époque, la possibilité de résurgence d’une menace russe était encore prise en compte, c’est désormais la Chine qui, de manière feutrée, retient l’attention des néoconservateurs et, avec eux, d’une bonne partie de l’élite politique américaine (notamment au Congrès, dont on connaît l’importance dans la fabrication de la politique étrangère des Etats-Unis). »
Cet argumentaire de Bruno Tertrais nous semble pertinent, sachant qu’il résume les arguments clés de notre article et valide le concept de « Quatrième Guerre mondiale » auquel nous adhérons. Dans son analyse, il manque simplement une référence à Andrew « Yoda » Marshall, qui est le véritable « cerveau » de cette pensée stratégique hégémoniste et unilatéraliste – en rupture totale avec le multilatéralisme des années Clinton. À travers cet article, nous sommes donc remontés aux origines méconnues du concept de « révolution dans les affaires militaires » américaines, montrant que sa concrétisation n’a été possible qu’en raison du « nouveau Pearl Harbor » que fut le 11-Septembre. En d’autres termes, il fallait un choc considérable pour remilitariser durablement la politique étrangère américaine, et l’écarter radicalement du multilatéralisme clintonien de l’après-Guerre froide. Depuis, cette rupture stratégique a ancré le Pentagone dans ce que nous estimons être une mentalité de Quatrième Guerre mondiale, qui vise à garantir par tous les moyens l’hégémonie globale des États-Unis. En août dernier, le secrétaire à la Défense Mark Esper a d’ailleurs signalé la « transition d’une “guerre de faible intensité qui dure 18 ans”, en référence à l’Afghanistan, vers “des conflits de haute intensité contre des concurrents tels que la Russie et la Chine” ». Cette clarification stratégique découle de la publication de deux importants livres blancs : la National Security Strategy, dévoilée par la Maison-Blanche en décembre 2017, et la National Defense Strategy, divulguée le mois suivant par le Pentagone. Ces deux documents désignent la Chine comme la principale menace qui pèse sur l’hégémonie américaine.
Or, comme l’avait souligné l’universitaire Rebecca E. Karl en réaction à ces deux livres blancs, « posons-nous d’abord la question suivante : depuis combien de temps les États-Unis menacent-ils le monde ? Ce pays constitue-t-il encore une menace pour la Chine ? Rappelons-nous qu’avant le 11 septembre 2001, les livres blancs rédigés par le Conseil de Sécurité Nationale et d’autres agences désignaient la Chine comme la future menace même si, dans le monde de l’après-Guerre froide, les États-Unis avaient continué de ceinturer l’Empire du Milieu avec des bases et des occupations/actions militaires. En 2001, la Chine était encerclée. Et nous devrions alors considérer ce pays comme la menace ? » Dans la suite de son analyse, Madame Karl conforte nos principaux arguments, en particulier sur la question de la guerre perpétuelle qui s’est imposée depuis l’automne 2001 : « Le 11-Septembre a ensuite changé les calculs de Bush et de beaucoup d’autres. Sur la base de fausses preuves, et avec l’approbation lâche de nombreux décideurs au sein de l’appareil d’État américain et à travers le monde, Bush a envoyé les États-Unis en guerre avec le soutien d’une “coalition de volontaires” – qui ont tous été trompés ou qui ont consciemment décidé de regarder ailleurs. Par la suite, quel que soit le Président, la guerre perpétuelle est devenue la norme, et l’État de sécurité militarisé s’est imposé à tous les niveaux : aux États-Unis, en Chine et ailleurs. Il faut donc être particulièrement amnésique pour se demander si la Chine est une menace pour les États-Unis sans tenir compte de la menace que représente Washington pour Pékin et pour le reste du monde – et ce depuis plusieurs décennies. À ce stade, le gouvernement américain est une menace non seulement pour la Chine et pour les autres nations, mais pour son propre peuple. Cette tendance est historiquement avérée, et elle s’est intensifiée au cours des décennies suivant le 11-Septembre. »
Induisant la militarisation permanente de la politique étrangère américaine depuis 2001, l’unilatéralisme des États-Unis a récemment contraint la Chine à concéder d’importants avantages commerciaux en faveur de Washington – mais au détriment de l’Union européenne, de l’Amérique latine et de l’Asie de l’Est. Or, sachant que l’agressivité structurelle des États-Unis n’incitera ni Pékin, ni Moscou à freiner leur montée en puissance militaire, la Quatrième Guerre mondiale pour garantir l’hégémonie américaine devrait se poursuivre pendant des décennies. Un conflit de haute intensité restant peu probable du fait de la dissuasion nucléaire, les populations des sphères d’influence de ces puissances rivales en paieront malheureusement le prix.
Maxime Chaix