EXCLUSIF : Traduction et analyse du témoignage d’un ex-inspecteur de l’OIAC sur l’attaque chimique présumée de Douma

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En exclusivité pour les lecteurs de Deep-News.media, nous avons traduit et analysé le récent témoignage de l’ancien expert de l’OIAC Ian Henderson au Conseil de Sécurité. Cette intervention ayant été totalement ignorée par la presse occidentale, nous estimons qu’il est d’intérêt public de relayer son témoignage sur l’attaque chimique présumée de Douma, après une vérification rigoureuse des faits qu’il a rapportés. Si notre démarche ne vise pas à dédouaner Bachar el-Assad de ses crimes, il est alarmant que la presse lui ait attribué aussi hâtivement la responsabilité de cet événement, et que les puissances occidentales aient ensuite frappé la Syrie sur la base de ce qu’une vingtaine d’inspecteurs de l’OIAC considèrent être une manipulation. 

 

Ian Henderson devant le Conseil de Sécurité : un témoignage qui accable la direction de l’OIAC

 

Le 20 janvier dernier, la Russie et la Chine organisèrent une réunion du Conseil de Sécurité, durant laquelle l’ingénieur et ancien inspecteur de l’OIAC Ian Henderson témoigna en visioconférence. En effet, comme il l’a rappelé au début de cette intervention, les autorités américaines lui avaient annulé son exemption de visa, ce qui nous paraît être symptomatique de l’importance de son témoignage et de ses révélations. Sans surprise, dès le lendemain de l’annonce de son intervention au Conseil de Sécurité, le blog Bellingcat.com s’attaqua à Ian Henderson, allant jusqu’à mettre en doute ses compétences et son appartenance à la Mission d’Établissement des Faits (MEF) déployée par l’OIAC dans la ville syrienne de Douma, sur les lieux de l’attaque chimique présumée. Or, les courriels divulgués par Wikileaks indiquent clairement :

 

1) que Ian Henderson faisait bel et bien partie de la MEF envoyée à Douma, comme l’a notamment souligné un membre de l’OIAC en rappelant les risques majeurs d’une telle mission ; 

 

2) que Ian Henderson et son équipe ont indiscutablement mené des investigations de terrain à Douma pour le compte de l’OIAC ;

 

3) que Ian Henderson, en sa qualité d’ingénieur en « métallurgie, génie chimique (y compris la conception de récipients sous pression), artillerie et R&D de défense », doute de la survenance d’une attaque chimique menée depuis les airs dans cette localité syrienne ;

 

4) que les traces de chlorine retrouvées sur les lieux étaient infimes, et qu’elles ne permettaient pas de prouver une attaque avec cet agent chimique, contrairement aux allégations des autorités françaises, britanniques et américaines

 

5) que Ian Henderson et sept autres membres de la MEF de Douma ont été exclus des travaux de recherches et de la rédaction du rapport final sur cette attaque présumée, au profit d’une « équipe Alpha » n’ayant pas relayé leurs conclusions ;

 

6) que l’« équipe Alpha » en question était basée dans un pays tiers présumé être la Turquie, et qu’elle n’incluait qu’un seul inspecteur déployé à Douma, qui n’était en l’occurrence ni un ingénieur, ni un expert en armes chimiques, mais un secouriste

 

7) que Sébastien Braha, le chef du cabinet du Directeur Général de l’OIAC, ordonna la suppression informatique des conclusions d’Henderson et de son équipe, y compris dans les archives ;

 

8) que le Directeur Général de l’OIAC fut informé le 14 mars 2019 qu’une vingtaine d’inspecteurs de son organisation étaient en désaccord avec le rapport final de l’« équipe Alpha » publié deux semaines plus tôt.

 

Quoi qu’il en soit, du fait de son expertise et de sa participation à la MEF de Douma, l’ex-inspecteur de l’OIAC Ian Henderson est une source crédible. Frustré par l’exclusion de son équipe de l’élaboration du rapport final, il a pris le risque de dénoncer son ancien employeur donc, par extension, les gouvernements des États-Unis, de France et de Grande-Bretagne. En effet, ces derniers ont utilisé le rapport final de l’attaque chimique présumée de Douma pour justifier a posteriori leurs frappes illégales et imprudentes contre des objectifs syriens. Sachant que nous avons rigoureusement vérifié ses allégations, et que son témoignage a été globalement ignoré par les médias occidentaux, voici la traduction exclusive de cette importante intervention de Ian Henderson devant le Conseil de Sécurité des Nations-Unies le 20 janvier dernier :

 

« Je dois souligner d’emblée que je ne suis pas un lanceur d’alerte. Je n’aime pas ce terme. Je suis un ancien spécialiste de l’OIAC qui a des préoccupations sur de nombreux sujets, et je considère que [le Conseil de Sécurité] est un forum légitime et approprié pour expliquer à nouveau ces inquiétudes. Par ailleurs, je dois souligner que je tiens l’OIAC en très haute estime, ainsi que le professionnalisme des collaborateurs qui y travaillent. Cependant, ma préoccupation concerne certaines pratiques de management spécifiques dans certaines missions sensibles. Cette préoccupation, bien entendu, concerne l’enquête de la [Mission d’Établissement des Faits (MEF)] sur l’attaque chimique présumée du 7 avril [2018] à Douma, en Syrie. Ma préoccupation, partagée par un certain nombre d’inspecteurs, concerne le verrouillage du management qui a suivi [cette mission] et les pratiques concernant l’analyse et la compilation ultérieures du rapport final.

 

Durant ces investigations, deux équipes furent mobilisées : celle que j’ai rejointe peu après le début des déploiements sur le terrain était à Douma, en Syrie, et l’autre opérait dans le “Pays X”. Ma principale préoccupation concerne l’annonce, le 18 juillet [2018], d’un nouveau concept – appelé l’“équipe Alpha de la MEF” –, qui a essentiellement abouti à la révocation de tous les inspecteurs qui faisaient partie de l’équipe déployée à Douma, et qui avaient développé leurs conclusions et leurs analyses.

 

Les conclusions du rapport final de la MEF étaient contradictoires. Elles constituaient un revirement complet vis-à-vis de ce que notre équipe avait compris collectivement [sur le terrain]. Pendant et après les déploiements de Douma, et au moment de la publication du rapport intermédiaire de juillet 2018, nous avons pris conscience que nous avions de sérieuses réserves quant à la survenance d’une attaque chimique.

 

Voici à présent les conclusions qui ne sont pas indiquées dans le rapport final de la MEF [de l’équipe Alpha], ce qui explique pourquoi ce document ne reflète pas le point de vue des membres de l’équipe qui ont été déployés à Douma. À ce stade, je ne peux vraiment m’exprimer qu’en mon nom propre. Le rapport [final] n’a pas précisé quels nouveaux résultats, faits, informations, données ou analyses dans les domaines des témoignages, des études toxicologiques, de l’analyse chimique, de l’ingénierie et/ou des études balistiques avaient entraîné un revirement complet par rapport à ce qui avait été compris par la majorité des inspecteurs et par l’ensemble de l’équipe de Douma en juillet 2018.

 

En ce qui me concerne, j’avais suivi six mois d’études complémentaires en ingénierie et en balistique au sujet des bonbonnes [suspectées d’avoir été utilisées par l’armée syrienne à Douma]. Les résultats de cette formation ont conforté l’idée qu’il n’y avait pas eu d’attaque chimique. [L’équipe de la MEF de Douma et moi-même] pensons que ce problème doit être correctement résolu, et ce avec la rigueur imposée par la science et l’ingénierie.

 

Selon moi, il ne s’agit pas d’un débat politique, même si j’ai bien conscience que cette question soit politisée. »

 

Sur le dossier syrien, la prudence et la rigueur sont assimilées à de la propagande 

 

Lorsque l’on s’intéresse davantage à cette affaire, Ian Henderson est loin d’être le seul à remettre en cause les conclusions du rapport final de l’OIAC sur cette attaque chimique présumée. Le docteur José Bustani, qui fut le premier Directeur Général de l’OIAC, a réagi aux révélations de Wikileaks en validant les doutes de Ian Henderson et de son équipe. Selon lui, « les preuves convaincantes de comportements irréguliers dans l’enquête de l’OIAC sur l’attaque chimique présumée de Douma confirment les doutes et les soupçons que j’avais déjà. Je ne parvenais pas à accepter rationnellement ce que je lisais dans la presse internationale. Même les rapports officiels d’enquête semblaient au mieux incohérents. L’image est certainement plus claire maintenant, bien que très inquiétante. » Quelques jours après l’attaque de la Douma, le grand reporter britannique Robert Fisk avait mis en doute la réalité de ce gazage. Par la suite, il avait dû affronter une avalanche de critiques, bien qu’il est improbable qu’un journaliste de ce calibre prenne le risque de déformer la réalité sur un sujet aussi important. En février 2019, à l’issue d’une investigation de six mois, un grand reporter de la BBC publia une série de tweets, dans lesquels il affirma qu’il n’y avait pas eu d’attaque au gaz sarin à Douma, et que les fameuses séquences de l’hôpital étaient une « mise en scène ». Même scénario que pour Robert Fisk : ce journaliste a dû faire face à d’innombrables critiques. Au final, les récentes fuites de Wikileaks leur rendent justice. 

 

Pour prendre du recul sur cette affaire, les réactions hystériques suscitées par les révélations d’Henderson et des journalistes précités montrent l’impossibilité de débattre rationnellement au sujet de la guerre en Syrie. Or, s’inquiéter du fait que nos médias tirent des conclusions hâtives après chaque attaque chimique dans ce pays nous semble être une démarche saine. En effet, de telles campagnes médiatiques aident décisivement nos gouvernants à justifier des interventions militaires illégales et menaçantes pour la paix mondiale. En d’autres termes, lorsqu’un tel événement survient, la prudence médiatique et politique devrait s’imposer, afin d’éviter toute décision risquant de déclencher ou d’aggraver un conflit majeur.

 

En l’espèce, la zone visée par cette attaque chimique présumée était alors tenue par un groupe djihadiste nommé Jaysh al-Islam. En temps normal, ce fait alarmant aurait dû susciter un minimum de prudence de la part des médias et des chancelleries occidentales. Il n’en fut rien, et toute personne ayant exprimé des doutes sur cette attaque fut accusée d’être un soutien de Bachar el-Assad et de ses alliés. Or, en appeler à la prudence et à des investigations impartiales, puis tenter de comprendre un événement controversé revient à défendre une conception saine, honnête et impartiale du journalisme, quand beaucoup considèrent que la simple recherche des faits revient à soutenir Damas, Moscou et Téhéran.

 

Maxime Chaix 

 

 

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One Response to “ EXCLUSIF : Traduction et analyse du témoignage d’un ex-inspecteur de l’OIAC sur l’attaque chimique présumée de Douma ”

  1. […] la reprise de la Ghouta orientale en avril 2018, qui fut précédée par une attaque chimique controversée suivie d’inutiles frappes américaines, françaises et britanniques […]

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