EXCLUSIF : À Idleb, Washington aide la Turquie à soutenir al-Qaïda et ses alliés

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L’une des principales caractéristiques de la politique étrangère américaine est la perpétuelle contradiction. En effet, depuis août dernier, les États-Unis ont mené des frappes de drones contre certains cadres d’al-Qaïda à Idleb. Or, dans cette même région, ils aident depuis mai dernier la Turquie à soutenir cette nébuleuse islamiste, autorisant Ankara à équiper ses supplétifs djihadistes avec des missiles antichar TOW « made in USA » – ce qui appuie l’effort de guerre de l’ex-Front al-Nosra. Décryptage d’une politique étrangère qui donne le tournis, et qui menace la sécurité des pays européens en soutenant nos ennemis islamistes. 
 
La CIA, la Turquie et les missiles TOW : un soutien décisif pour les djihadistes d’Idleb 
 
En mai dernier, Reuters rapporta que les États-Unis avaient autorisé la Turquie a équiper ses supplétifs islamistes avec des missiles antichar TOW, qui sont fabriqués par la firme américaine Raytheon. Selon cette agence de presse, « la livraison de dizaines de véhicules blindés, de lance-roquettes Grad, de missiles antichar guidés et de missiles TOW a contribué à faire reculer l’armée syrienne et à reprendre la ville stratégique de Kfar Nabouda, selon une personnalité de l’opposition. Le missile TOW avait été l’arme la plus puissante de l’arsenal des groupes rebelles combattant Assad pendant le conflit. Ces livraisons s’étaient prolongées grâce aux ennemis occidentaux et arabes du Président syrien jusqu’à ce que le programme de soutien militaire dirigé par la CIA pour aider les rebelles modérés soit suspendu en 2017. Une source issue des renseignements occidentaux a déclaré que Washington a donné son “feu vert” aux rebelles (…) soutenus par la Turquie pour utiliser les missiles TOW, qui avaient été stockés lors de la dernière campagne » stoppée par Trump en 2017, et baptisée opération Timber Sycamore
 
Initialement, les livraisons de missiles TOW aux milices anti-Assad s’étaient considérablement intensifiées dans la province d’Idleb à partir du premier trimestre 2015. Or, à cette époque et dans cette région, 90% des « rebelles modérés » soutenus par la CIA et cités par Reuters dans cet article étaient membres de deux puissants groupes djihadistes – Ahrar al-Sham et le Front al-Nosra, ce dernier étant la branche d’al-Qaïda en Syrie. C’est précisément grâce à la livraison massive de missiles TOW par la CIA et ses alliés turcs, saoudiens et qataris que ces factions s’emparèrent d’une province d’Idleb encore aujourd’hui contrôlée par l’ex-Front al-Nosra. Rebaptisée Hayat Tahrir al-Sham (HTS) en janvier 2017, ce réseau terroriste prétend avoir rompu ses liens avec l’organisation d’Ayman al-Zawahiri – une démarche qui n’a pas convaincu la communauté internationale. Si l’on en croit Reuters, dans le cadre de la bataille d’Idleb en mai 2019, les États-Unis ont relancé leur soutien militaire en faveur des factions djihadistes qu’ils avaient appuyées jusqu’en 2017 contre Bachar el-Assad. 
 
Ce discret engagement américain à Idleb fut récemment confirmé par d’autres sources. Selon le site TheDailyBeast.com, « depuis la dernière reprise des hostilités le 16 janvier [dernier], des unités [de l’“Armée Nationale Syrienne” (ANS) soutenue par la Turquie] auraient reçu un nouvel afflux de missiles antichar de fabrication américaine. Ils les ont utilisés pour repousser les avancées du régime [syrien] autour de la ville d’Abou Jurayf, à environ 16 km au nord-est du bastion rebelle de Mara’at al-Nu’aman. (…) “Depuis lors, nous avons pu reprendre les villes de Samaka, al-Barsa et Mushaymis en détruisant un grand nombre de [blindés] du régime avec l’afflux récent de missiles TOW”, explique Abou Mohammed, un haut commandant de l’ANS. Des rumeurs circulant à l’époque suggéraient que des réunions tenues entre des responsables de la Défense turque et des dirigeants de l’ANS étaient également suivies par des représentants des États-Unis. » Manifestement, il ne s’agit pas de rumeurs. En effet, « Mustafa Sayjari, un éminent leader de l’“Armée Nationale Syrienne” (…) qui combat les forces du régime à Idleb, a longtemps collaboré avec les États-Unis. Il a déclaré à la télévision d’opposition syrienne qu’il pouvait confirmer, “via des réunions directes [qu’il a eues] avec les Américains, que Washington soutiendra tous les efforts turcs [sur le front d’Idleb]”. »
 
Automne 2019 : nos ex-« rebelles modérés » deviennent des criminels de guerre islamistes à la solde de la Turquie 
 
Ces révélations du site TheDailyBeast.com suscitent un important commentaire. En effet, cette « Armée Nationale Syrienne » appuyée par la Turquie est commandée par le général Selim Idriss, qui dirigea l’« Armée Syrienne Libre » (ASL) entre décembre 2012 et février 2014. Pour mémoire, l’ASL de Selim Idriss a notamment été soutenue par le gouvernement français alors que ses miliciens combattaient main dans la main avec le futur « État Islamique », par exemple durant la prise de la base aérienne de Menagh, entre mai et août 2013. Plus globalement, l’ASL soutenue par les puissances occidentales entre 2011 et 2017 a combattu aux côtés de l’« État Islamique » jusqu’à l’hiver 2013-2014, pour se liguer ensuite avec le Front al-Nosra, réputé être la branche d’al-Qaïda en Syrie.
 
Aujourd’hui, ce même Selim Idriss dirige les 41 factions qui composent l’« Armée Nationale Syrienne ». Depuis l’automne 2019, cette milice appuie l’offensive turque contre les Kurdes syriens. Parmi les groupes qui la composent, il est utile de rappeler que 18 factions ont été soutenues par la CIA avant 2017 et fin du programme Timber Sycamore. Pourtant, lorsqu’Ankara lança son offensive contre les Kurdes syriens en septembre dernier, l’ANS fut décrite par les médias et les responsables occidentaux comme une milice majoritairement islamiste qui exécutait les basses œuvres du Président Erdogan. C’est donc cette même ANS tant décriée à Washington qui bénéficie, depuis mai 2019, d’un soutien américain décisif. Or, en décembre dernier, cette milice a noué une alliance avec Hayat Tahrir al-Sham (HTS) – soit l’ex-Front al-Nosra –, pour contrer l’offensive de l’armée syrienne à Idleb.
 
Appuyée par Washington, la Turquie soutient ouvertement al-Qaïda à Idleb 
 
Le 31 décembre dernier, la BBC Turkish officialisa un accord entre l’ANS et la branche d’al-Qaïda en Syrie, qui visait à contrer l’offensive des forces syriennes et de leurs soutiens à Idleb. Comme l’a résumé AhvalNews.com en commentant cette information, la coalition de milices syriennes « soutenue par la Turquie a accepté de combattre aux côtés d’une organisation djihadiste contre le gouvernement syrien dans la province d’Idleb, au nord-ouest de Syrie, [selon] la BBC Turkish. Appuyée par Ankara, l’“Armée Nationale Syrienne” (ANS) regroupe les forces rebelles anciennement connues sous le nom d’“Armée Syrienne Libre”. Cette ANS a conclu un accord avec Hayat Tahrir al-Sham (HTS), qui est liée à al-Qaïda, afin de combattre les forces fidèles à Damas dans la région d’Idleb, qui est la dernière grande enclave tenue par les rebelles en Syrie (…) Selon la BBC Turkish, l’ANS a envoyé près d’un millier de combattants dans la région. »
 
Toujours selon AhvalNews.com, « la Turquie, qui accueille déjà quelque 3,6 millions de réfugiés syriens, a conclu un accord avec la Russie en septembre 2018 pour empêcher un nouvel afflux massif de réfugiés en provenance d’Idleb, qui abrite quelque trois millions d’exilés [syriens] (…) L’accord turco-russe, qui vise à établir une zone de désescalade à Idleb, exige que la Turquie freine les groupes armés extrémistes tels qu’HTS. Or, cette milice a considérablement étendu son territoire après la signature de cet accord, ce qui a incité les forces gouvernementales syriennes à lancer une offensive dans la région fin avril, avec le soutien aérien de Moscou. » Ces éléments nous indiquent un rapprochement explicite entre la Turquie et la branche d’al-Qaïda en Syrie, qui est confirmé par d’autres sources. 
 
En effet, comme l’avait souligné la Chatam House en mai dernier, « l’hostilité entre HTS et la Turquie s’est transformée en une forme de coordination entre pairs. Nous avons pu l’observer clairement lorsqu’HTS autorisa les patrouilles turques à pénétrer dans les territoires sous son contrôle, et protégea les points d’observation turcs dans le Nord de la Syrie, en dépit de sa désapprobation initiale. Cette coordination naissante s’est transformée en une coopération de grande envergure, HTS facilitant exclusivement la logistique et les opérations militaires turques dans le Nord. Ce groupe a empêché toute autre faction armée d’être impliquée dans ces évolutions, sauf dans les cas où il jouait le rôle d’intermédiaire. Même Faylaq al-Sham, autrefois très proche de la Turquie, ne peut assurer la liaison avec les Turcs sans l’approbation ou l’accord d’HTS. » Or, comment pouvons-nous expliquer une telle collaboration ? 
 
Toujours selon la Chatam House, « cette situation est née d’intérêts partagés par les deux parties. En effet, HTS a besoin d’une couverture politique aux niveaux régional et international afin d’éviter d’être ciblé en tant que groupe terroriste. Et la Turquie a besoin de liens avec un groupe armé qui n’est subordonné à aucune puissance étrangère, et qui est doté d’une discipline militaire et organisationnelle lui permettant de contrôler un territoire », en l’occurrence Idleb et sa province. Or, comme nous l’avons démontré, l’ANS soutenue par les Turcs est également appuyée par les États-Unis via la fourniture de missiles TOW, voire de blindés, alors qu’elle collabore officiellement avec al-Qaïda depuis décembre 2019 – bien que d’autres factions pro-turques s’étaient jointes à cette organisation en mai dernier
 
Conclusion : nos « alliés » turcs et américains continuent de soutenir nos ennemis djihadistes 
 
À l’aune des éléments étudiés dans cet article, nous pouvons affirmer que :
 
1) des milliers d’anciens « rebelles modérés » de l’ASL, soutenus pendant des années par les puissances occidentales, forment aujourd’hui l’ANS appuyée par la Turquie. Or, cette même ANS est décrite comme une force islamiste et criminelle par les dirigeants et les médias occidentaux depuis qu’elle a attaqué les Kurdes en octobre dernier ;
 
2) malgré les cris d’orfraie de Washington suite à cette offensive, notamment au Congrès, les États-Unis soutiennent les efforts militaires de l’ANS depuis mai 2019, comme l’a rapporté Reuters ;
 
3) de nouvelles livraisons de missiles TOW à l’ANS en janvier dernier ont permis à cette milice d’infliger de lourdes pertes à l’armée syrienne à Idleb, bien que ces forces pro-turques combattent ouvertement aux côtés d’al-Qaïda depuis décembre 2019 ;
 
4) à Idleb, les États-Unis soutiennent donc officiellement la Turquie malgré son alliance notoire avec al-Qaïda, ses transferts de milliers de mercenaires syriens de l’ANS en Libye, son offensive meurtrière contre les Kurdes syriens et son acquisition controversée de missiles anti-aériens S-400 de fabrication russe ;
 
5) ce soutien de Washington en faveur de l’aventurisme militaire d’Ankara favorise une montée des tensions inquiétante entre la Turquie d’un côté, et la Syrie et ses alliés russes dans le camp opposé ;
 
6) les États-Unis continuent de mener des politiques incroyablement contradictoires au Moyen-Orient, en abandonnant leurs proxies kurdes anti-Daech et en assassinant ponctuellement des leaders d’al-Qaïda à Idleb, tout en soutenant l’effort de guerre de ces djihadistes via des livraisons de missiles TOW à leurs alliés de l’ANS. 
 
Une nouvelle fois, Washington appuie nos ennemis islamistes, tout en prétendant les combattre et en maintenant hypocritement l’ex-Front al-Nosra sur sa liste des organisations terroristes. De son côté, la presse française ignore massivement cet appui explicite de nos alliés américains en faveur de la Turquie et de ses supplétifs djihadistes, dont certains seraient en train de rejoindre l’Europe après avoir été acheminés en Libye par nos « alliés » turcs. En résumé, si l’OTAN n’est pas en état de « mort cérébrale » – ce qui impliquerait sa paralysie totale –, il est clair que deux des principaux piliers de cette organisation sont en train de menacer notre sécurité collective en soutenant ces islamistes. Il serait peut-être temps de réagir autrement que par des discours indignés, sachant que les États-Unis et la Turquie n’ont manifestement plus conscience des nécessités d’entraide, d’honnêteté et de respect mutuel qu’induit leur appartenance à l’Alliance atlantique. 
 
Maxime Chaix 
 
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4 Responses to “ EXCLUSIF : À Idleb, Washington aide la Turquie à soutenir al-Qaïda et ses alliés ”

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