Selon Le Figaro, Jean-Yves Le Drian s’est agacé lorsqu’on l’a questionné sur le cas de notre ex-ambassadeur Gérard Araud, qui a rejoint en septembre dernier la sulfureuse firme de renseignement privé israélienne NSO Group. « Gérard Araud est libre de faire ce qu’il veut », selon notre ministre des Affaires étrangères – y compris de rejoindre un marchand d’armes numériques étranger, dont les technologies auraient permis la surveillance d’au moins 1 400 journalistes, défenseurs des droits l’Homme et hauts responsables politiques ou militaires à travers le monde. Loin d’être un cas isolé, ce recrutement d’un ancien haut fonctionnaire par une firme étrangère aux activités sensibles nous donne l’occasion de rappeler les dangers économiques, sociaux et sécuritaires induits par le pantouflage – comme l’illustre l’affaire du rachat d’Alstom par General Electrics. Il faudrait donc prendre des mesures concrètes pour régler ce problème, et non l’éluder en affirmant que les ex-serviteurs de l’État sont libres de faire ce qu’ils veulent.
Fondé en 2009 par deux vétérans de l’Unité 8200 – qui est l’équivalent de la NSA en Israël –, le NSO Group a acquis une réputation sulfureuse depuis 2016. À l’époque, des experts de l’Université de Toronto découvrirent que ce marchand d’armes numériques avait vendu le logiciel Pegasus aux Émirats Arabes Unis. Concrètement, ce programme permet à ses détenteurs d’espionner les smartphones de leurs cibles, qu’elles soient équipées d’Android, de l’iOS ou de BlackBerry. Depuis ce scandale, les révélations incriminant le NSO Group se sont succédées : espionnage de journalistes, de hauts responsables politiques ou militaires et d’opposants par les Émirats, le Mexique, l’Arabie saoudite, le Maroc ou le Panama, ainsi que le potentiel piratage du smartphone de Jeff Bezos, le PDG d’Amazon et du Washington Post, par les services saoudiens. En clair, le logiciel Pegasus du NSO Group est l’une des plus redoutables cyber-armes en termes de surveillance, d’intrusion et de vol des données de smartphones – y compris ceux qui sont dotés des plus hauts niveaux de sécurisation.
En septembre dernier, le NSO Group recruta trois ex-hauts fonctionnaires occidentaux : Tom Ridge, l’ancien secrétaire à la Sécurité intérieure sous George W. Bush, Juliette Kayyem, l’ex-secrétaire adjointe aux Affaires intergouvernementales de Barack Obama au sein du Département de la Sécurité intérieure, et Gérard Araud, l’ancien ambassadeur de France en Israël, aux États-Unis et à l’ONU. D’après ce dernier, l’objectif de rejoindre cette firme controversée était de l’« aligner sur les Principes directeurs des Nations-Unies relatifs aux entreprises et aux droits de l’Homme. Je conseille cette firme sur la manière de protéger les droits de l’Homme et la vie privée. » Face aux critiques vis-à-vis de son recrutement par le NSO Group, Juliette Kayyem a quitté cette entreprise dès le lendemain de ces réprobations. Comme l’avait fait valoir l’un des organisateurs d’un séminaire virtuel annulé du fait de la présence de Madame Kayyem, « sa participation revenait à inviter un cadre de l’industrie du charbon pour parler d’énergie renouvelable ». Comme l’a rapporté Le Figaro, une experte de l’ONU a encouragé Gérard Araud à suivre l’exemple de Juliette Kayyem. Or, pourquoi le fait d’être recruté par le NSO Group est aussi problématique ?
Tout d’abord, il faut bien comprendre que cette firme, en plus d’avoir été créée par deux anciens cadres de l’Unité 8200, reste étroitement liée à l’État hébreu, donc à une puissance étrangère. Selon le journal Le Temps, « le logiciel de NSO et ceux des autres entreprises opérant sur le même secteur sont considérés comme des armes. Ils sont commercialisés avec l’aval du Ministère de la Défense qui accorde la licence d’exportation. “Ce sont des produits adaptables aux besoins du pays ou du service qui l’acquiert”, explique Amnon B., un ancien des renseignements militaires israéliens qui a passé quelques années dans le domaine de la high-tech. » Cet ex-membre des services israéliens poursuit : « “Du data storage (…) à l’analyse de la communication, l’Unité 8200 a formé des milliers de spécialistes qui utilisent les compétences acquises au nom de la Défense nationale dès qu’ils ont remis leur uniforme au fond de la garde-robe, explique Amnon B. Nous formons une sorte de confrérie qui a essaimé jusque dans les plus grandes multinationales [Google, Microsoft, etc.]. En quittant l’uniforme, on utilise les compétences acquises sous les drapeaux pour créer les start-up qui dominent le marché et l’Unité 8200 nous encourage à le faire.” » En d’autres termes, le NSO Group est une firme privée d’espionnage opérant officieusement pour le compte de Tel-Aviv, ce qui fut récemment confirmé par Amnesty International.
Selon cette ONG, « “le Ministère israélien de la Défense tente une nouvelle fois de se soustraire à un examen public médiatisé. (…) “La complicité secrète entre gouvernements et l’opaque industrie de la surveillance doit cesser. Nous continuerons de faire tout ce qui est en notre pouvoir pour faire en sorte que les produits intrusifs du NSO Group ne puissent plus servir à commettre des violations des droits de l’Homme à travers le monde.” » Selon WhatsApp, qui a intenté une action en justice contre le NSO Group en octobre dernier, jusqu’à 1 400 smartphones auraient pu être piratés grâce à son logiciel Pegasus, parmi lesquels des journalistes et des militants des droits de l’Homme. Or, selon des révélations de Reuters publiées le 20 janvier dernier, « le FBI est en train d’enquêter sur le rôle du fournisseur israélien de logiciels espions NSO Group Technologies dans d’éventuels piratages contre des entreprises et des résidents américains, ainsi que dans la collecte présumée de renseignements sur des gouvernements, selon quatre sources en lien avec cette investigation. »
En d’autres termes, outre la surveillance des journalistes et des activistes grâce aux technologies du NSO Group, il semblerait que « des responsables gouvernementaux de plusieurs pays alliés aux États-Unis aient été ciblés cette année avec un logiciel de piratage utilisant WhatsApp (…) pour prendre le contrôle des téléphones des utilisateurs, selon des personnes familières avec l’enquête de la société de messagerie. Des sources proches [de cette investigation] ont déclaré qu’une part “importante” des victimes étaient des responsables gouvernementaux et militaires de haut rang, répartis dans au moins vingt pays sur les cinq continents. Le piratage d’un plus large nombre de smartphones de hauts fonctionnaires que celui signalé précédemment suggère que la cyber-intrusion de WhatsApp [grâce au NSO Group] pourrait avoir de vastes conséquences politiques et diplomatiques. »
Si les enquêtes sur les dommages provoqués par l’utilisation de Pegasus sont toujours en cours, l’on peut concevoir que l’emploi incontrôlé de ce logiciel par des autocrates paraonïaques dans les pays du Golfe est susceptible de porter atteinte à nos intérêts fondamentaux et à notre sécurité nationale. En effet, nos sources dans le golfe Persique nous font remonter le fait que ces monarques ont une obsession du contrôle qui les pousse à chercher à espionner tout le monde, y compris leurs propres alliés. Il sera donc intéressant de suivre les conclusions de ces enquêtes, afin de savoir si nos dirigeants font partie « des responsables gouvernementaux de plusieurs pays alliés aux États-Unis » qui furent ciblés grâce au NSO Group.
En France, seuls deux journalistes sont montés au créneau pour pointer les aspects problématiques du recrutement de Gérard Araud par cette firme. Il s’agit d’Olivier Tesquet, un expert des questions numériques au sein de Télérama, et de Georges Malbrunot, grand reporter au Figaro. Or, la démission soudaine de Juliette Kayyem, qui décida de quitter le NSO Group dès les premières critiques publiques, illustrent la gravité des enjeux de tels recrutements. Lorsqu’on lui demanda ce qu’il pensait de l’embauche d’un ex-ambassadeur français par une entreprise de cyberguerre étroitement liée à Israël, notre ministre des Affaires étrangères Jean-Yves Le Drian balaya cette question avec agacement, répondant que « Gérard Araud est libre de faire ce qu’il veut ». Sans en avoir conscience, il désigna l’un des principaux fléaux de notre Cinquième République : la généralisation du pantouflage qui menace notre économie, notre cohésion sociale et notre sécurité nationale, en faisant passer des intérêts privés et/ou étrangers avant l’intérêt général.
À cet égard, l’affaire Alstom est un exemple éloquent pour illustrer les dangers de ce phénomène. À partir de 2014, Emmanuel Macron et ses réseaux ont permis à General Electrics de s’emparer de la branche Énergie d’Alstom. Comme le soupçonne le député Olivier Marleix, cette revente aurait en effet bénéficié à un certain nombre de proches soutiens d’Emmanuel Macron. Or, elle menace gravement notre sécurité nationale du fait de la prise de contrôle, par Washington, de notre capacité à produire les turbines de notre porte-avion et de nos sous-marins nucléaires, et d’en assurer la maintenance. Elle porte aussi sérieusement atteinte à notre économie, puisque le plan de création d’un millier d’emplois annoncé par GE lors du rachat de notre fleuron industriel s’est transformé en un plan de licenciements d’une même proportion d’employés français de cette entreprise – qui fut annoncé juste après les élections européennes. Au niveau du nucléaire civil, l’ex-cadre d’Alstom Frédéric Pierrucci a dénoncé la fin de notre souveraineté énergétique.
Conseiller industrie d’Emmanuel Macron lorsqu’il était ministre de l’Économie, Hugh Bailey fut nommé directeur de la branche française de General Electrics en avril 2019, après avoir quitté Bercy pour rejoindre cette entreprise en 2017. Du fait de son rôle central dans l’octroi d’une aide publique controversée en faveur de GE, et ce lorsqu’il travaillait encore au Ministère de l’Économie, il est actuellement visé par une enquête pour prise illégale d’intérêts. Avant qu’il ne soit nommé à la tête de General Electrics France, ce poste fut occupé par une certaine Corinne de Bilbao. En juillet dernier, elle fut nommée Chevalier de la Légion d’honneur par Emmanuel Macron, alors qu’elle avait joué un rôle clé dans la conception de ce plan social tant décrié.
Plus globalement, le député Olivier Marleix a dénoncé les opérations de rachat d’Alstom par General Electrics « au parquet de Paris, parce que le fait que l’on puisse retrouver dans la liste des personnalités qui ont contribué financièrement et opérationnellement à la campagne présidentielle d’Emmanuel Macron des acteurs intéressés à cette vente et cette fusion serait, si cela est avéré, problématique. Des faits dont je n’ai pris connaissance, notamment par un article de Marianne joint à mon courrier, qu’en mai 2018. En droit, ces dons, mêmes réalisés sous une forme légale, pourraient constituer un “pacte de corruption” ou une “prise illégale d’intérêt”. » En clair, c’est précisément parce que les anciens hauts fonctionnaires français font ce qu’ils veulent – comme le défend Jean-Yves Le Drian –, que nos intérêts économiques et sécuritaires sont gravement menacés.
Pour l’illustrer par l’absurde, imaginons que Gérard Araud eût rejoint une entreprise de cyberguerre iranienne, russe, chinoise ou vénézuélienne. Dans une telle hypothèse, la levée de bouclier médiatique déclenchée par ce recrutement aurait probablement incité notre ex-ambassadeur à démissionner sur le champ. Or, jusqu’à présent, les médias ne se sont majoritairement pas saisis de la question de son embauche par une firme étroitement liée à des services étrangers, en l’occurrence israéliens. Pourtant, ce n’est pas parce qu’un État tel qu’Israël est considéré comme un proche allié par nos dirigeants qu’il ne soit pas menaçant vis-à-vis de nos intérêts économiques, voire de notre sécurité nationale. À ce titre, souvenons-nous de la récente affaire du licenciement d’un cadre de la DGSI soupçonné d’accointances avec le Mossad. Rappelons également que nos alliés américains ont surveillé les trois derniers Présidents français, sans parler de nos entreprises multinationales. En termes de risques pour notre souveraineté, l’embauche de Gérard Araud par le NSO Group pose donc de sérieuses questions. Par conséquent, notre gouvernement ferait mieux de se saisir de cette problématique, au lieu d’en nier la gravité et d’adopter des lois qui encouragent le pantouflage.
Maxime Chaix