En Afghanistan, la CIA soutient discrètement des services secrets intérieurs dont les méthodes brutales nous rappellent les sombres années du KhAD, lorsque les renseignements afghans étaient appuyés par le KGB et qu’ils commettaient des crimes de masse contre la population locale. En clair, selon plusieurs sources bien informées, l’Agence soutient dans ce pays une politique de terreur visant les civils et les opposants, et pas seulement ses anciens alliés islamistes antisoviétiques. Chronique d’un conflit sans fin, aujourd’hui aggravé par une nouvelle guerre invisible de la CIA contre la population afghane, qui nous rappelle le controversé programme Phoenix mené par l’Agence dans le Sud Viêt-Nam des années 1960-70.
Une guerre contre les civils et les opposants, pas seulement contre les islamistes
Le 6 février dernier, le site du magazine Foreign Policy alerta l’opinion publique occidentale sur l’existence d’une violente guerre invisible soutenue par la CIA en Afghanistan. Cet article faisait suite à l’assassinat controversé, par les services secrets afghans, d’une figure politique locale pourtant réputée proche de l’équipe présidentielle d’Ashraf Ghani. Nommé Amer Abdul Sattar, cette importante personnalité de la province de Parwan combattit les Soviétiques dans les années 1980. Plus récemment, il était connu comme étant un soutien de l’actuel pouvoir afghan. Son exécution début janvier par le puissant National Directorate of Security (NDS), qui tua également son fils et deux de leurs hôtes, déclencha une crise politique majeure en Afghanistan. Elle permit également de mettre en lumière les méthodes brutales du NDS, qui est accusé par de nombreuses sources d’être financé, soutenu et encadré par la CIA. Mais avant d’étudier plus en détail cette opération clandestine de l’Agence et ses conséquences, un retour en arrière est indispensable.
Comme l’a rappelé Foreign Policy, « le directeur du NDS, Mohammad Masoom Stanekzai, a été contraint de démissionner en septembre dernier après un raid de ses services à Jalalabad, la capitale de la province orientale de Nangarhar, qui a ciblé une famille locale de premier plan et tué quatre frères, tous civils. (…) Stanekzai faisait partie du régime communiste afghan et a combattu les moudjahidines dans les années 1980. Et de nombreux Afghans pensent que le NDS, avec l’aide et l’approbation de la CIA, est devenu une deuxième incarnation du KhAD, le brutal service de renseignement des communistes afghans dans les années 1980. » Dans cet important article, Foreign Policy ajouta que « le KhAD a tué et torturé des dizaines de milliers de personnes à la suite du sanglant coup d’État communiste de 1978. Le chef le plus célèbre du KhAD était Mohammad Najibullah, qui est devenu plus tard le dernier Président communiste afghan. Comme l’a noté l’un des anciens archivistes du KGB, Vasili Mitrokhin, le camarade Najib, comme on l’appelait, était connu pour avoir battu et torturé à mort des prisonniers. Vers la fin de sa présidence, alors que les Soviétiques s’apprêtaient à se retirer, Najibullah proposa un processus de réconciliation nationale aux mêmes personnes qu’il avait torturé pendant des années. Ses appels à unir cette nation fracturée sont restés lettre morte, alors que des millions d’Afghans le considéraient encore comme un tortionnaire brutal. À ce jour, de nombreux charniers du KhAD n’ont pas encore été localisés. »
Soulignons alors la triste ironie de cette situation. Durant la guerre d’Afghanistan des années 1980, la CIA et ses alliés saoudiens et pakistanais ont massivement soutenu la nébuleuse islamiste qui combattait le KhAD. Jusqu’à sa démission en septembre dernier, l’Agence a utilisé l’ex-leader de ce service secret pro-communiste pour combattre à la fois ses anciens alliés djihadistes, mais également les opposants civils au Président Ashraf Ghani. Or, il s’avère également que de nombreux membres du NDS sont d’anciens éléments du KhAD. En clair, pour Langley, les ennemis d’hier sont les alliés d’aujourd’hui, et le bilan de leurs opérations clandestines n’est pas reluisant. Comme l’a souligné Foreign Policy, « selon certaines sources, le NDS n’est pas seulement le successeur officiel du KhAD – il imite également ses tactiques brutales pour transformer l’Afghanistan en un nouvel État policier, avec l’aide des services de renseignement américains qui soutiennent le régime [d’Ashraf Ghani]. » Pour autant, quelle est l’ampleur de l’implication de la CIA dans l’appui et l’encadrement du NDS ?
À travers cet article de Foreign Policy, nous apprenons que l’Agence et ce service secret sont impliqués dans une longue série d’attaques contre les civils, qui se sont multipliées ces derniers mois. Tout en soutenant le NDS, la CIA dispose également de sa propre force paramilitaire – la Khost Protection Force (KPF). Or, comme l’avait documenté l’ONG Human Rights Watch à l’automne dernier, cette milice a kidnappé, torturé et assassiné des dizaines de civils, instaurant un climat de terreur au sein de la population – notamment via des frappes aériennes aveugles et des raids nocturnes. Cet article de Foreign Policy nous permet néanmoins de mieux saisir l’ampleur et la gravité de cette guerre invisible menée par la CIA et ses forces supplétives locales, dont la NDS est le pilier. D’après ce site, « la transparence n’existant pas [en Afghanistan], il est souvent difficile de saisir dans quelle mesure le NDS est impliqué dans ces opérations et dans le contrôle des milices telles que la KPF. Cependant, la hiérarchie semble claire, ce qui signifie que rien ne peut se produire sans l’approbation de la CIA. » Il en résulte une véritable guerre de terreur contre la population, dont les responsables s’inspirent des méthodes du KhAD, sachant qu’ils sont nombreux à avoir opéré dans ce service durant les années 1980.
Comme l’a souligné Human Rights Watch, ces crimes « démontrent clairement que les forces afghanes formées et financées par la CIA ont montré peu d’intérêt pour la vie des civils ou le respect du Droit international. Ces milices sont actives dans tout le pays, plus récemment dans les provinces de Khost, Paktia, Paktika, Nangarhar et Maidan Wardak. “Ces forces criminelles, qui sont soutenues par la CIA, ont systématiquement ignoré les protections auxquelles les civils et les détenus ont droit”, a déclaré à Foreign Policy Patricia Gossman, directrice adjointe de HRW pour l’Asie et auteur du rapport [d’octobre dernier]. “Ce ne sont pas des cas isolés mais des illustrations d’un plus vaste schéma de violations graves des lois humanitaires, qui sont même des crimes de guerre commis par ces forces paramilitaires. Dans chacune de ces exactions, les forces de frappe du NDS et de la KPF ont tout simplement abattu des personnes sous leur garde et condamné des communautés entières à la terreur des raids nocturnes abusifs et des frappes aériennes aveugles. Les gouvernements américain et afghan devraient mettre fin à ces politiques pathologiques, et dissoudre l’ensemble de ces forces irrégulières. »
L’actuelle opération de la CIA en Afghanistan : un nouveau programme Phoenix ?
Entre 1965 et 1972, durant la guerre du Viêt-Nam, la CIA mena une opération particulièrement controversée baptisée le programme Phoenix. Cette campagne consistait à recueillir du renseignement et, en particulier, à terroriser massivement la population locale – qui s’est retrouvée prise en étau entre les escadrons de la mort soutenus par l’Agence et leurs rivaux communistes de l’insurrection Viet-Cong. D’après l’un des principaux concepteurs de ce programme, il s’agissait d’« une copie de la bataille d’Alger appliquée à tout le Sud Viêt-Nam. (…) Pour cela, on retournait des prisonniers, puis on les intégrait dans des commandos dirigés par des agents de la CIA ou par des Bérets Verts, qui agissaient exactement comme l’escadron de la mort de Paul Aussaresses. » Selon les sources, entre 26 000 et 41 000 personnes auraient été tuées dans cette opération, dont une importante proportion d’innocents.
En effet, selon Douglas Valentine – qui est le principal expert de cette campagne –, « le programme Phoenix visait les civils (…) qui géraient l’insurrection au Sud Viêt-Nam – pas les soldats, pas même les guérilleros ou les terroristes. Il s’agissait de civils qui travaillaient sous couverture à des postes politiques, d’une manière générale. Nous avons ainsi affronté l’insurrection au Sud Viêt-Nâm et leurs noms pouvaient dès lors être inscrits sur des listes noires. Et une fois que leur nom était sur une liste (…) nommée l’infrastructure Viet-Cong, c’est-à-dire l’insurrection [communiste], la CIA et ses milices allaient les kidnapper et les amener de force vers des centres d’interrogatoires, puis les tuer avec leur famille. En clair, ils pouvaient faire tout ce qu’ils voulaient pour les réprimer. Le problème est que de nombreux civils innocents ont été inscrits sur ces listes noires. En fait, l’une des manières dont la CIA et ses forces supplétives – la police spéciale sud-vietnamienne et son armée de mercenaires –, l’une des façons dont elles ont amené les gens à les informer sur les membres de l’insurrection Viet-Cong était de les menacer d’inscrire leurs noms sur des listes noires. Donc c’est devenu un programme de chantage. En résumé, même si vous n’étiez qu’un simple citoyen qui ne soutenait pas le gouvernement du Sud Viêt-Nam, vous étiez susceptible de lire votre nom sur une liste noire et toute votre famille pouvait être anéantie. C’est donc devenu non seulement un moyen d’attaquer les membres de cette infrastructure Viet-Cong, mais aussi de contrôler la population – un moyen de terroriser tout le monde au Sud Viêt-Nam, et de tous les mettre en conformité avec les politiques gouvernementales. »
Alors que de simples civils, des opposants, mais aussi un important soutien de la présidence afghane furent récemment assassinés par le NDS et la KPF – avec l’aval et l’appui de la CIA –, les révélations de Human Rights Watch et de Foreign Policy tendent à nous indiquer l’existence d’une nouvelle forme de programme Phoenix dans ce pays. En effet, l’insurrection talibane et la branche locale de l’« État Islamique » ne sont pas les uniques cibles de ces actions paramilitaires, qui terrorisent la population et dissuadent quiconque de s’opposer au Président afghan. Cette logique a été résumée dans l’article de Foreign Policy : « “Cette politique de la force brute consiste à dire : “soit vous êtes avec nous, soit vous êtes contre nous”. Tout type d’opposition politique et de dissidence est considéré comme du “terrorisme” ou de [l’insurrection armée par le gouvernement]. Durant ses heures les plus sombres, l’Afghanistan a déjà subi de telles politiques, et leur résultat est tristement célèbre”, selon Saeed Jalal, un chercheur et analyste basé à Kaboul. »
Or, le fait que des innocents ou qu’un soutien notoire du Président Ghani aient été assassinés de sang froid par le NDS indique un degré de paranoïa digne du programme Phoenix. Les liens étroits entre ce service secret et la CIA, et le type d’actions menées par ces forces paramilitaires nous font inévitablement penser à l’opération menée par l’Agence dans le Sud Viêt-Nam des années 1960-70. Il ne serait donc pas étonnant que nous découvrions un jour l’existence, et la véritable ampleur, d’un programme clandestin de la CIA visant à soutenir à n’importe quel prix le gouvernement afghan. En clair, le temps passe, mais les méthodes de l’Agence restent les mêmes. Et qu’importe si la CIA, dans les années 1980, ait longtemps combattu des agents secrets pro-URSS qu’elle soutient actuellement au sein du NDS. Lorsque l’on se rappelle que George W. Bush affirmait vouloir instaurer la démocratie en Afghanistan, force est de constater que cet objectif n’est qu’un irréaliste et lointain souvenir à Washington. D’ailleurs, en utilisant de telles méthodes contre la population afghane, il ne faut pas s’étonner que l’insurrection islamiste continue de prospérer, et que cette guerre semble vouée à ne jamais se conclure – malgré la possibilité d’un accord de paix entre les États-Unis et les Taliban. Quelle que soit l’issue de ces négociations, il est probable que le peuple afghan continue d’être pris en étau entre des forces islamistes autrefois soutenues par la CIA, et un gouvernement autoritaire qui s’appuie sur d’anciens criminels pro-soviétiques afin de se maintenir au pouvoir par tous les moyens.
Maxime Chaix