Il y a quelques jours, l’ancien ministre de la Défense israélien Avigdor Lieberman a révélé que le chef du Mossad et un haut gradé de Tsahal avaient été envoyés par Benjamin Netanyahou au Qatar, et ce dans l’objectif de convaincre cet émirat de poursuivre le financement du Hamas. L’occasion pour nous de revenir sur le rôle central d’Israël dans la création de cette organisation à la fin des années 1970 – une politique imprudente qui a fait souffrir à la fois les Israéliens et les Palestiniens, ce « Frankenstein » islamiste s’étant révélé incontrôlable et dangereux. Comme nous le verrons, ce tragique retour de bâton n’a pas dissuadé le gouvernement Netanyahou de soutenir à différents niveaux la nébuleuse djihadiste anti-Assad, malgré les risques induits par cette politique d’apprentis sorciers. Décryptage.
La révélation-choc de Lieberman : via le Qatar, Israël achète le calme avec le Hamas
Le 22 février dernier, le nationaliste et leader d’opposition Avigdor Lieberman a eu des mots très durs contre une initiative récente de Benjamin Netanyahou. Comme il l’a révélé sur Channel 12, « “il y a deux semaines, le directeur du Mossad (…) et le chef du Commandement de la région sud [de Tsahal] se rendent au Qatar pour une mission de Netanyahou, et ils supplient simplement les Qataris de continuer à envoyer de l’argent au Hamas après le 30 mars. Les Qataris avaient dit qu’ils arrêteraient d’envoyer de l’argent à partir de cette date”, a déclaré Lieberman. “L’Égypte et le Qatar sont en colère contre le Hamas et ont prévu de rompre les liens avec eux. Soudain, Netanyahou apparaît comme le défenseur du Hamas, comme s’il s’agissait d’une organisation environnementale. Il s’agit d’une politique de soumission au terrorisme », a-t-il dit, ajoutant qu’Israël payait au Hamas “de l’argent de protection” pour maintenir le calme. »
À l’origine, Lieberman avait quitté son poste de ministre de la Défense du gouvernement Netanyahou en novembre 2018, afin de protester contre le cessez-le-feu avec le Hamas décidé par le Premier Ministre de l’État hébreu. Rappelons également qu’en 2011, Lieberman avait été le premier ministre des Affaires étrangères israélien à rompre ses liens avec le Mossad, engendrant une crise sans précédent. Au vu de son hostilité notoire envers Netanyahou et le service de renseignement extérieur d’Israël, sa dernière sortie sur Channel 12 n’est pas étonnante. Elle est néanmoins audacieuse, en ce qu’elle nous révèle les coulisses de la politique étrangère israélienne, qui consiste manifestement à considérer un ennemi majeur comme un partenaire susceptible de maintenir le calme à Gaza. Dans tous les cas, pour quiconque s’intéresse de près à l’histoire du Hamas, ces tractations indirectes du gouvernement israélien avec ce groupe islamiste ne sont pas surprenantes.
Comment Israël a créé le Hamas à la fin des années 1970
Comme l’avait souligné le journaliste Mehdi Hasan, « saviez-vous que le Hamas – qui est un acronyme arabe pour “Mouvement de résistance islamique” – n’existerait probablement pas aujourd’hui sans l’État juif ? Que les Israéliens ont aidé à transformer un groupe d’islamistes palestiniens marginaux à la fin des années 1970 en l’un des groupes militants les plus célèbres du monde ? Que le Hamas constitue donc un retour de flamme pour Israël ?
Il ne s’agit pas d’une théorie du complot. Écoutez d’anciens responsables israéliens tels que le brigadier général Yitzhak Segev, qui était gouverneur militaire israélien à Gaza au début des années 1980. Plus tard, Segev a déclaré [au] New York Times qu’il avait aidé à financer le mouvement islamiste palestinien en tant que “contrepoids” face aux laïcs et aux gauchistes de l’Organisation de Libération de la Palestine et du Fatah, dirigé par Yasser Arafat – qui a lui-même qualifié le Hamas de “créature d’Israël”. “Le gouvernement israélien m’a donné un budget”, a avoué le général de brigade à la retraite, “et le gouvernement militaire [du Hamas] a transféré cet argent aux mosquées”. »
Comme l’a précisé Mehdi Hasan, le brigadier général Yitzhak Segev ne fut pas la seule source de haut niveau à admette que cette organisation fut un monstre « Frankenstein » créé par les Israéliens pour contrer l’OLP et le Fatah : « “À mon grand regret, le Hamas est une création d’Israël”, a déclaré Avner Cohen, un ancien responsable des affaires religieuses israélien qui a travaillé à Gaza pendant plus de deux décennies, selon un article du Wall Street Journal publié en 2009. Au milieu des années 1980, Cohen a même écrit un rapport officiel à ses supérieurs les avertissant de ne pas jouer à diviser pour mieux régner dans les territoires occupés, en soutenant les islamistes palestiniens contre les laïcs locaux. “Je (…) suggère de concentrer nos efforts sur la recherche de moyens de briser ce monstre avant que cette réalité ne nous saute au visage”, écrit-il. Ils ne l’ont pas écouté. »
Malheureusement, cette politique a engendré des milliers de victimes, à la fois en Israël et dans les territoires palestiniens. Toujours selon Mehdi Hasan, « premièrement, les Israéliens ont contribué à la création d’une souche militante de l’Islam politique palestinien, sous la forme du Hamas et de ses précurseurs des Frères Musulmans ; ensuite, les Israéliens ont changé de tactique et ont tenté de bombarder, d’assiéger et d’anéantir [cette organisation]. Au cours de la seule dernière décennie, Israël est entré en guerre avec le Hamas à trois reprises – en 2009, en 2012 et en 2014 – tuant environ 2 500 civils palestiniens à Gaza. Pendant ce temps, le Hamas a tué beaucoup plus de civils israéliens que n’importe quel groupe militant palestinien laïc. Tel est le coût humain de ce retour de bâton. » Le gouvernement israélien a-t-il pour autant retenu la leçon ?
Le soutien d’Israël en faveur de la nébuleuse djihadiste anti-Assad
Le rôle central de l’État hébreu dans la création et la montée en puissance du Hamas ne fut pas la dernière politique aventuriste à être mise en oeuvre par le gouvernement israélien. En effet, comme nous allons le constater, le fait que le Hamas soit devenu un « Frankenstein » incontrôlable et meurtrier n’a point dissuadé le gouvernement Netanyahou de soutenir, à différents niveaux, la nébuleuse djihadiste anti-Assad. À l’automne 2017, la secrétaire d’État britannique au Développement international Priti Patel visita secrètement un hôpital de campagne sur le plateau du Golan, en violation du protocole diplomatique. Comme l’a souligné The Independent, cette base de Tsahal « soign[ait alors] des jihadistes », rappelant à cette occasion que l’ancien ministre de la Défense israélien Moshe Ya’alon avait « publiquement confirmé que l’État hébreu offr[ait] des soins à ces miliciens en vertu d’un accord de protection [d’une] frontière » syro-israélienne contestée. Face au scandale engendré par cette visite de Priti Patel, qui avait aussi rencontré en secret le Premier Ministre Benjamin Netanyahou et d’autres dirigeants de l’État hébreu, cette dernière dut démissionner du cabinet de Theresa May.
Plus globalement, la posture de « neutralité » de l’État hébreu dans le conflit syrien est réfutée par de nombreux faits. En septembre 2018, Foreign Policy révéla qu’Israël avait soutenu militairement des « milliers de rebelles » dans le Sud de la Syrie entre 2013 et 2018, l’une de ces factions transmettant armes et munitions à d’autres groupes anti-Assad. Dans cet article, ces milices furent implicitement décrites comme modérées car liées à l’Armée Syrienne Libre et opposées à Daech. Or, entre mars et mai 2014, la FNUOD détecta des contacts fréquents entre al-Nosra et Tsahal, qui aurait coordonné avec cette milice djihadiste plusieurs attaques contre les forces régulières syriennes et leurs alliés. En septembre 2014, le contingent de la FNUOD finira par quitter la zone frontalière du Golan, qui tombait sous le contrôle d’une coalition de milices d’al-Nosra et de l’ASL. En 2017, Moshe Ya’alon révéla des interactions clandestines entre Daech et l’armée israélienne, qui ne furent jamais démenties. L’année précédente, il avait clarifié la position de Tel Aviv dans ce conflit lorsqu’il était encore ministre de la Défense : « En Syrie, si je devais choisir entre l’Iran et l’État Islamique, je choisirais [ces derniers]. Ils n’ont pas les capacités de l’Iran ». Selon lui, Téhéran tentait alors d’ouvrir un « front terroriste » dans le Golan par le biais du Hezbollah, une affirmation pour le moins ironique au vu des éléments précités.
En juin 2016, le fait que Tel Aviv était favorable à la présence de Daech sur le territoire syrien – alors perçue comme un moyen de contrer l’influence de l’Iran et du Hezbollah –, fut confirmé par le général Herzl Halevi, à l’époque chef du Renseignement militaire israélien. En août 2017, moins d’un an avant que Tsahal ne mène une vaste offensive aérienne contre des cibles iraniennes en Syrie, le directeur du Mossad Yossi Cohen affirma au cabinet Netanyahou que l’Iran et ses alliés remplissaient le « vide » successif à l’effondrement territorial de l’« État Islamique ». Si cette politique est critiquable, Daech et al-Nosra ayant été perçus comme des alliés objectifs au Levant par les dirigeants israéliens, ces derniers ont le mérite d’être francs sur leurs visées stratégiques. Néanmoins, comme l’a démontré l’exemple du Hamas, des politiques aussi imprudentes sont susceptibles de se retourner contre Israël. Si tel est un jour le cas avec la nébuleuse djihadiste anti-Assad, nul doute que ce seront les civils israéliens qui paieront le prix de cette guerre secrète dont ils ne sont pas responsables.
Maxime Chaix