Actuellement, la Turquie est en position de faiblesse vis-à-vis de la Russie, contre laquelle elle ne pourra triompher à Idleb. En effet, l’OTAN n’entrera certainement pas en guerre pour protéger Hayat Tahrir al-Sham, l’« ex- » branche d’al-Qaïda en Syrie qui domine cette province et qui est alliée à Ankara. Il est donc urgent de stopper cette escalade, afin de nous acheminer vers la conclusion de cette trop longue guerre au Levant. Dans les faits, la Turquie soutient une nébuleuse de groupes armés qui ne pourront gagner ce conflit face à l’alliance russo-syrienne et sa maîtrise de l’espace aérien à Idleb. Elle prolonge donc inutilement cette guerre avec la bénédiction de Washington, qui encourage Ankara dans cette offensive en s’imaginant l’éloigner de Moscou. Voici donc nos différentes pistes pour régler cette crise, et nous diriger vers la fin de l’un des pires conflits armés depuis la Seconde Guerre mondiale.
Déplacement massif de populations en plein hiver, escalade dangereuse entre la Turquie et ses rivaux russes et syriens, contre-offensives des groupes djihadistes soutenus par Ankara, envoi de deux frégates russes en renfort, introduction préoccupante, par les forces turques, de missiles anti-aériens portatifs dans le Nord-Ouest syrien… La bataille d’Idleb est une crise majeure, qui menace la paix mondiale et qui nous laisse entrevoir un enlisement turc face à une alliance russo-syrienne qui garde la maîtrise du ciel dans cette province. Face à une armée russe contre laquelle la Turquie ne pourra rivaliser durablement, il est clair qu’Ankara est loin d’être en position de force.
Directeur du programme « Moyen-Orient » du Foreign Policy Research Institute (FPRI), Aaron Stein est un éminent spécialiste de la Turquie. Dans un article récent, il offre des solutions pertinentes pour éviter une nouvelle escalade et régler la crise d’Idleb. Selon lui, « la meilleure voie à suivre semble également la plus improbable : Washington devrait faire pression sur la Turquie pour négocier la reddition de l’opposition, plutôt que de soutenir la décision d’Ankara de fournir un soutien illimité mais insuffisant à ces groupes armés. En l’absence d’une escalade dramatique de la part de la Turquie, le soutien d’Ankara n’empêchera pas l’avancée de Damas contre les forces d’opposition dans la dernière enclave syrienne tenue par les rebelles. Le soutien turc en faveur des groupes armés à Idleb prolongera la guerre, mais n’en modifiera pas le résultat – une leçon que peu d’analystes semblent avoir tirée de cette guerre tragique. » Bien qu’il utilise les termes « forces d’opposition », « rebelles » et « groupes armés », Aaron Stein précise que la branche d’al-Qaïda en Syrie est la principale milice qui tient Idleb. Est-il donc envisageable que l’OTAN réponde aux demandes turques d’y imposer une zone d’exclusion aérienne, ce qui reviendrait à protéger ouvertement ces djihadistes et à entrer en guerre directe contre la Russie ? Cette perspective est peu probable.
Dans son analyse, Aaron Stein ajoute pertinemment que, « dans un combat loyal, l’Armée Arabe Syrienne ne serait pas à la hauteur contre les forces armées turques. Mais la bataille d’Idleb n’est pas un combat loyal. Les options de la Turquie pour s’engager dans une escalade avec le régime syrien risquent de déclencher une contre-escalade de la Russie, qui sait qu’Ankara craint une telle contre-attaque. La Russie peut adapter sa riposte de plusieurs manières. Elle est en mesure de pourrir la vie des forces turques en Syrie, soit en bombardant ses lignes d’approvisionnement, soit en étendant le combat dans les zones qu’Ankara occupe et administre le long de la frontière. » Trois jours après la publication de cet article, la Russie est suspectée d’avoir bombardé un convoi de ravitaillement et une base militaire turque, tuant au moins 34 soldats. En parallèle, les forces d’Erdogan utilisent des MANPAD contre les aéronefs russes et syriens. Selon le journaliste Paul Khalifé, la Turquie aurait également livré ces missiles anti-aériens à ses supplétifs, confirmant notre récente analyse sur cette question. Une telle escalade est dangereuse, mais Ankara se trouve en position de faiblesse face à la Russie. À long terme, il est inenvisageable que la Turquie puisse continuer de soutenir ses milices indéfiniment. Et il est encore moins probable que l’OTAN accepte d’entrer en guerre contre la Russie afin d’instaurer une zone d’exclusion aérienne à Idleb, alors que Moscou en a déjà imposé une.
Souhaitant rapprocher Ankara du giron occidental après son apparente lune de miel avec Moscou (Turkish Stream, S-400), Washington veut également gêner ses rivaux russes dans la bataille d’Idleb. Or, comme l’a souligné Aaron Stein dans son analyse, « les États-Unis ont clairement intérêt à défier la Russie. Mais Idleb n’est pas l’endroit idéal pour le faire. Ankara craint un mouvement massif de populations qui mettrait fin à ses efforts déployés depuis trois ans pour repousser davantage de réfugiés et les installer dans les zones du Nord de la Syrie sous contrôle turc, qui étaient autrefois dominées par les Kurdes. L’offensive russo-syrienne pourrait pousser un nombre écrasant de déplacés à inonder ces zones et, finalement, la Turquie elle-même. Sachant cela, Ankara a tout intérêt à conclure un accord avec la Russie sur l’avenir d’Idleb. »
En clair, les Turcs sont en mauvaise posture, et toute escalade supplémentaire engendrera des ripostes russo-syriennes susceptibles d’aggraver davantage la situation, et d’infliger des pertes humiliantes aux forces d’Erdogan. Par conséquent, au lieu de soutenir Ankara dans une offensive perdue d’avance, les États-Unis devraient tenter de convaincre leurs turbulents alliés turcs de stopper leur appui en faveur des groupes djihadistes qui combattent à Idleb, et dont la principale force est la branche d’al-Qaïda en Syrie. D’ailleurs, si le sort des civils fuyant les combats est systématiquement invoqué par Washington, Ankara et leurs alliés, la réalité est que l’imposition d’une zone d’exclusion aérienne par l’OTAN impliquerait d’entrer en guerre contre la Russie pour protéger la dernière enclave syrienne dominée par des milices liées ou affiliées à al-Qaïda. La realpolitik devrait donc s’imposer, sachant que ni les pays membres de l’Union européenne, ni les États-Unis n’ont de réelles perspectives de peser militairement sur le terrain.
Par conséquent, les Occidentaux seraient bien inspirés de reconnaître qu’Idleb va être reprise, et de ne plus soutenir les efforts turcs dans cette province, comme l’ont fait les États-Unis depuis le printemps dernier. Certes, les souffrances imposées par l’offensive russo-syrienne aux populations déplacées en plein hiver sont choquantes. C’est indéniable. Or, l’administration Trump se berce d’illusions sur un éventuel retour de la Turquie dans le giron occidental. Et cet aveuglement explique pourquoi elle soutient les incursions de la Turquie sur le territoire syrien, en faveur d’une rébellion pourtant majoritairement djihadiste. Ce faisant, Washington ne fait qu’encourager l’aggravation d’un conflit perdu d’avance pour les Turcs et leurs supplétifs. Côté européen, l’on peut certes s’indigner qu’Erdogan instrumentalise les réfugiés en les considérant comme un moyen de pression. Or, si l’on souhaite éviter de nouvelles vagues migratoires massives sur notre continent, il vaudrait mieux amplifier notre aide humanitaire en faveur des réfugiés syriens, et accroître notre aide financière pour aider la Turquie a gérer les 3,6 millions d’exilés installés sur son territoire. En clair, il nous faut enfin accepter :
1) que notre gigantesque guerre de changement de régime en Syrie a échoué du fait de l’intervention russe de septembre 2015, et qu’Assad se maintiendra donc au pouvoir, même si cette perspective peut déplaire ;
2) que nos actions clandestines visant à renverser Assad ont eu des conséquences catastrophiques, qui se font ressentir bien au-delà du Moyen-Orient ;
3) qu’à ce titre, et bien qu’elle partage une responsabilité centrale dans la montée en puissance des groupes djihadistes anti-Assad, la Turquie ne peut gérer seule les effets indésirables d’une guerre de changement de régime menée pendant des années par les puissances de l’OTAN, Israël et le Conseil de Coopération du Golfe.
Soyons clairs : l’offensive russo-syrienne dans la province d’Idleb engendre des souffrances massives au sein de la population civile. Dans la presse occidentale, les tribunes collectives se multiplient pour exhorter nos gouvernants à prendre des mesures afin de sauver ces centaines de milliers de déplacés. Or, les auteurs de ces manifestes ne semblent pas avoir conscience que toute intervention militaire à Idleb impliquerait une guerre directe contre la Russie. Par ailleurs, la plupart d’entre eux sont restés silencieux lorsque le Pentagone et ses alliés menaient contre l’« État Islamique » une véritable « guerre d’anéantissement » à Raqqa, pour rependre les termes du secrétaire à la Défense James Mattis. Ils ne se sont pas offusqués des destructions massives imposées à Mossoul par cette même coalition anti-Daech, une offensive qui provoqua des milliers de morts et plus d’un million de déplacés. Actuellement, ils s’abstiennent de dénoncer le soutien matériel et militaire des puissances occidentales pour la désastreuse guerre menée par l’Arabie saoudite et les Émirats Arabes Unis au Yémen, qui a provoqué une crise humanitaire d’une ampleur catastrophique. Essentiellement et surtout, ils n’ont jamais protesté contre le fait que les États-Unis, la France et leurs alliés ont massivement soutenu la même nébuleuse djihadiste que les forces syriennes, russes et leurs soutiens sont en train de combattre à Idleb.
Il est donc temps de mettre un terme à ce conflit qui a trop duré. Par conséquent, les États-Unis et leurs alliés devraient faire pression sur la Turquie pour qu’elle force ses milices islamistes à négocier leur reddition. Dans tous les cas, et même si cette solution est insatisfaisante, les puissances occidentales qui déplorent la situation à Idleb devraient assumer leurs responsabilités dans ce désastre. Elles devraient ainsi amplifier leur aide humanitaire en faveur des millions d’âmes que leur guerre de changement de régime a insidieusement contribué à pousser vers les routes de l’exil. Comme l’a expliqué Aaron Stein, « Idleb est une catastrophe humanitaire massive, et il est presque certain que le régime d’Assad se vengera des civils innocents qu’il accuse d’être déloyaux. Washington devrait essayer d’empêcher cette issue, mais la voie à suivre n’est pas de continuer à aider une insurrection qui est incapable de triompher. Les États-Unis et l’Europe devraient tous deux envisager de poursuivre – sinon d’amplifier – leur aide humanitaire pour alléger le fardeau de la Turquie et soutenir les civils syriens. Ces efforts seront insuffisants, mais ils seraient nettement préférables à l’inaction. » Il reste à espérer que nos dirigeants finissent par le comprendre.
Maxime Chaix
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