Les États-Unis en Afghanistan (partie 1) : création d’al-Qaïda dans les années 1980 et soutien des Taliban jusqu’à l’été 2001

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Alors qu’un « accord historique » entre Washington et les Taliban vient d’être annoncé, n’oublions pas que la campagne afghane des États-Unis à la suite du 11-Septembre fut la conséquence tardive du soutien de la CIA et de ses alliés saoudiens et pakistanais en faveur de la nébuleuse djihadiste antisoviétique – une politique désastreuse dont les Afghans continuent de payer le prix. L’occasion pour nous de revenir sur l’impact des ingérences américaines en Afghanistan depuis la fin des années 1970. Voici donc la première partie de notre série d’articles sur le sombre bilan de l’interventionnisme américain dans ce pays. Cette première analyse exposera le rôle central de la CIA dans l’émergence de la future Qaïda et – ce qui est moins connu –, le soutien de Washington en faveur des Taliban jusqu’à l’été 2001.

 

L’administration Trump vient de confirmer la signature d’un accord de paix « historique » avec les Taliban, dont l’emprise sur l’Afghanistan est au moins aussi importante qu’avant l’intervention américaine d’octobre 2001. Selon Washington, le succès de cet accord est conditionné par le respect des engagements des Taliban, et l’on ignore pour l’instant s’il se concrétisera. Ce qui est sûr, en revanche, est que les ingérences continuelles des États-Unis en Afghanistan depuis la fin des années 1970 furent globalement désastreuses. Voici donc la première partie de notre série d’articles sur ce fiasco, qui exposera le rôle central de la CIA dans la création d’al-Qaïda. Nous rappellerons également le long soutien américain en faveur des Taliban, qui ne se terminera qu’à l’été 2001 suite à l’échec des négociations pour le projet de gazoduc baptisé « TAPI » (Turkmenistan-Afghanistan-Pakistan-India Gas Pipeline Project).  

 

Les États-Unis et ses alliés saoudiens et pakistanais ont imposé l’islamisme en Afghanistan

 

Dans le livre La route vers le nouveau désordre mondial, l’essayiste Peter Dale Scott a compilé et analysé les « aspects catastrophiques de la politique de soutien clandestin des États-Unis [en faveur des salafistes en Afghanistan, qui fut] menée par le directeur de la CIA William Casey et le Vice-président George H. W. Bush. Cette politique consista : (1) à favoriser les fondamentalistes islamistes au détriment des nationalistes soufis ; (2) à soutenir une légion étrangère d’“Arabes afghans” qui, dès le départ, détestaient presque autant les États-Unis que l’URSS ; (3) à les aider à exploiter les stupéfiants comme un moyen d’affaiblir l’Armée rouge ; (4) à contribuer à faire d’une lutte de résistance un mouvement djihadiste international destiné à attaquer l’Union soviétique et (5) à continuer de fournir les islamistes [en armes et en moyens financiers] après le retrait des Russes, leur permettant de continuer la guerre contre les Afghans modérés. » Dans cet ouvrage solidement documenté, Peter Dale Scott démontre en particulier comment la CIA et ses alliés saoudiens et pakistanais ont imposé les redoutables forces djihadistes aux Afghans, qui furent pris en étau entre les extrémistes islamistes et l’Union soviétique soutenue par ses alliés locaux. Prenons ainsi l’exemple du seigneur de guerre et trafiquant de drogue Gulbuddin Hekmatyar. Surnommé le « boucher de Kaboul », après avoir tué des dizaines de milliers de civils lorsqu’il bombarda la capitale afghane en 1992, cet homme fut également le principal bénéficiaire de l’aide de la CIA et de ses alliés la décennie précédente.

 

Selon Peter Dale Scott, en mai 1979, les services secrets pakistanais (ISI) mirent en contact « la CIA et Gulbuddin Hekmatyar, le seigneur de guerre afghan qui bénéficiait certainement du plus faible soutien dans son pays. Hekmatyar était aussi le plus important trafiquant de drogue moudjahidine, et le seul à avoir développé un complexe de six laboratoires de transformation de l’héroïne dans la région pakistanaise du Balouchistan, qui était contrôlée par l’ISI. Cette décision prise par cette dernière et la CIA discrédite l’habituelle rhétorique américaine selon laquelle les États-Unis aidaient le mouvement de libération afghan. En réalité, ils soutenaient les intérêts pakistanais et saoudiens dans un pays face auquel le Pakistan ne se sentait pas en sécurité. Comme le déclara en 1994 un dirigeant afghan au journaliste du New York Times Tim Weiner : “Nous n’avons pas choisi ces leaders. Les États-Unis ont créé Hekmatyar en lui fournissant des armes. À présent, nous souhaitons que Washington nous protègent de ces chefs de guerre et qu’ils les renversent pour qu’ils cessent leurs crimes.” »

 

Évidemment, Hekmatyar n’est pas le seul extrémiste à s’être attiré les faveurs de la CIA. L’on peut également citer les islamistes Yunis Khalis, Abdul Rasul Sayyaf, ou encore Jalaluddin Haqqani. Et lorsque l’on s’intéresse de près à la genèse du Maktab al-Khadamāt, soit la future al-Qaïda, il s’avère que le directeur de l’Agence sous Reagan a secrètement contribué à la genèse de cette organisation. En effet, « dans les années 1980, le directeur de la CIA William Casey prit des décisions cruciales dans la conduite de la guerre secrète en Afghanistan. Toutefois, celles-ci furent élaborées hors du cadre bureaucratique de l’Agence, ayant été préparées avec les directeurs des services de renseignement saoudiens – d’abord Kamal Adham puis le prince Turki ben Fayçal. Parmi ces décisions, nous pouvons citer la création d’une légion étrangère chargée d’aider les moudjahidines afghans à combattre les Soviétiques. En clair, il s’agissait de la mise en place d’un réseau de soutien opérationnel connu sous le nom d’al-Qaïda depuis la fin de cette guerre entre l’URSS et l’Afghanistan. Casey mit au point les détails de ce plan avec les deux chefs des services secrets saoudiens, ainsi qu’avec le directeur de la Bank of Credit and Commerce International (BCCI), la banque pakistano-saoudienne dont Kamal Adham et Turki ben Fayçal étaient tous deux actionnaires. Ce faisant, Casey dirigeait alors une deuxième Agence, ou une CIA hors canaux, construisant avec les Saoudiens la future al-Qaïda au Pakistan, alors que la hiérarchie officielle de l’Agence à Langley “pensait que c’était imprudent”. » Hélas, l’Histoire a donné raison à ces officiers de la CIA, sachant qu’al-Qaïda est devenue une menace globale puisqu’elle a essaimé dans de nombreuses régions du monde, dont la Syrie, le Yémen, l’Irak, les Balkans, le Caucase et le Sahel. 

 

Le soutien clandestin des États-Unis pour les Taliban a continué jusqu’à l’été 2001 »

 

Dans les années 1990, les pétrodollars saoudiens et le discret appui de la CIA, du MI6 et de l’ISI en faveur des Taliban favoriseront leur prise de pouvoir en Afghanistan. D’après le chercheur britannique Nafeez Ahmed, « à partir de 1994 et jusqu’au 11-Septembre, les services de renseignement militaire américains, britanniques, saoudiens et pakistanais ont secrètement fourni des armes et des fonds aux Taliban, qui abritaient al-Qaïda. En 1997, Amnesty International déplora l’existence de “liens politiques étroits” entre les États-Unis et la milice talibane en place, qui avait conquis Kaboul l’année précédente. (…) Sous la tutelle américaine, l’Arabie saoudite continuait de financer les madrassa. Les manuels rédigés par le gouvernement des États-Unis afin d’endoctriner les enfants afghans avec l’idéologie du djihad violent pendant la guerre froide furent alors approuvés par les Taliban. Ils furent intégrés au programme de base du système scolaire afghan et largement utilisés dans les madrassa militantes pakistanaises financées par l’Arabie saoudite et l’ISI, (…) avec l’appui des États-Unis. »

 

Dans un monde où, pour citer le général de Gaulle, « les États n’ont pas d’amis [mais] que des intérêts », Nafeez Ahmed expliqua ces politiques de soutien aux Taliban par le fait que « les administrations Clinton et Bush espéraient se servir [de ces extrémistes] pour établir un régime fantoche dans le pays, à l’instar de leur bienfaiteur saoudien. L’espoir vain et manifestement infondé était qu’un gouvernement Taliban assure la stabilité nécessaire pour installer un pipeline trans-afghan (TAPI) acheminant le gaz d’Asie centrale vers l’Asie du Sud, tout en marginalisant la Russie, la Chine et l’Iran. Ces espoirs ont été anéantis trois mois avant le 11-Septembre, lorsque les Taliban ont rejeté les propositions américaines. Le projet TAPI a ensuite été bloqué en raison du contrôle intransigeant de Kandahar et de Quetta par les Taliban. » Rappelons alors que la multinationale californienne UNOCAL, qui a été absorbée par ChevronTexaco en 2005, négocia ce projet avec les Taliban entre 1997 et le printemps 2001, avec le soutien du gouvernement des États-Unis. Or, le régime du mollah Omar protégeait Oussama ben Laden et ses hommes à cette époque.

 

Toujours durant les années 1990, les politiques clandestines de la CIA et de ses alliés britanniques, saoudiens et pakistanais favoriseront l’essor global d’al-Qaïda – une réalité documentée mais largement ignorée dans le monde occidental. Dans ce même article, Nafeez Ahmed souligna en effet que, « comme l’historien Mark Curtis l’a minutieusement décrit, (…) Washington et Londres ont continué de soutenir clandestinement des réseaux affiliés à al-Qaïda en Asie centrale et dans les Balkans après la guerre froide, et ce pour les mêmes raisons que précédemment, à savoir la lutte contre l’influence russe, et désormais chinoise, afin d’étendre l’hégémonie américaine sur l’économie capitaliste mondiale. Première plateforme pétrolière du monde, l’Arabie saoudite est restée l’intermédiaire de cette stratégie anglo-américaine irresponsable. »

 

L’aveuglement de Brzezinski face à la menace islamiste globale 

 

En 1998, le stratège Zbigniew Brzezinski fut interrogé par Le Nouvel Observateur sur la pertinence du soutien des États-Unis en faveur de la nébuleuse islamiste en Afghanistan. En tant qu’initiateur de cette politique à la fin des années 1970, il minimisa sa gravité : « Qu’est-ce qui est le plus important au regard de l’Histoire mondiale ? Les Taliban ou la chute de l’empire soviétique ? Quelques excités islamistes où la libération de l’Europe centrale et la fin de la guerre froide ? » Le journaliste du Nouvel Obs tenta vainement de le ramener à la raison : « “Quelques excités” ? Mais on le dit et on le répète : le fondamentalisme islamique représente aujourd’hui une menace mondiale. » La réponse de Zbigniew Brzezinski fut à la fois méprisante et symptomatique d’un inquiétant déni du réel de la part d’un stratège d’une telle importance : « Sottises ! Il faudrait, dit-on, que l’Occident ait une politique globale à l’égard de l’islamisme. C’est stupide : il n’y a pas d’islamisme global [sic]. Regardons l’Islam de manière rationnelle et non démagogique ou émotionnelle. C’est la première religion du monde avec 1,5 milliard de fidèles. Mais qu’y a-t-il de commun entre l’Arabie saoudite fondamentaliste, le Maroc modéré, le Pakistan militariste, l’Égypte pro-occidentale ou l’Asie centrale sécularisée ? Rien de plus que ce qui unit les pays de la chrétienté. »

 

Deux décennies plus tard, alors que le cancer islamiste s’est mondialement étendu, force est de constater que l’interventionnisme américain en Afghanistan fut une catastrophe d’ampleur globale. Alors que les États-Unis tentent de sauver la face en vantant les mérites de leur « accord historique » avec les Taliban, nul ne sait comment fermer cette boîte de Pandore djihadiste. Un début de réponse pourrait être la fin de l’indulgence occidentale en faveur des dictatures sunnites qui répandent ce fléau, au premier rang desquels figurent l’Arabie saoudite, le Qatar et la Turquie. Or, la complicité documentée des puissances de l’OTAN dans leur soutien du djihad anti-Assad et anti-Kadhafi, en plus de leurs interdépendances stratégiques, économiques et politiques avec les principaux soutiens étatiques de l’islamisme imposent le silence de nos démocraties libérales. 

 

Maxime Chaix

 

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