Après avoir expliqué le rôle central de la CIA dans la création de la future Qaïda, et le soutien des États-Unis en faveur des Taliban jusqu’à l’été 2001, nous poursuivons notre série d’articles sur le bilan catastrophique de Washington en Afghanistan. Dans cette analyse, nous montrerons que les pertes civiles de la campagne afghane lancée par Bush en octobre 2001 sont nettement plus importantes qu’annoncé – d’autant plus que le Pakistan est aussi, depuis 2004, une zone de conflit entre les États-Unis et les islamistes. En réalité, si l’on prend en compte les morts indirectes, le nombre de victimes civiles de cette guerre en « AfPak » pourrait être quatre fois supérieur aux chiffres avancés dans les médias occidentaux – selon les estimations les plus prudentes. Révélations.
Alors que les États-Unis ont annoncé un « accord historique » avec les Taliban, un chiffre grossièrement faux est à nouveau répété par les médias occidentaux : 38 000. Il s’agit de l’estimation du nombre de morts civils engendrés par cette guerre qui s’est prolongée sur deux décennies. En réalité, selon le Washington Post, plus de 43 074 civils afghans auraient perdu la vie durant ce conflit, un bilan qui est également sujet à caution. Comme l’avait observé Sophia McClennen en décembre dernier, « le nombre de pertes afghanes est une estimation. [Le Washington Post] souligne qu’en général, les États-Unis ont “évité de publier tout décompte des morts [civils]”, et de nombreuses interviews [avec des hauts fonctionnaires américains] ont révélé que le gouvernement “évoquaient régulièrement des statistiques dont les responsables savaient qu’elles étaient simulées, sans fondement, ou carrément fausses”. »
Cette journaliste ajoute que « l‘absence de statistiques précises devrait nous déranger, tout comme leur fausse représentation devrait nous choquer davantage. Mais le plus grand scandale de ces chiffres réside dans le fait que les États-Unis n’ont jamais sérieusement considéré qu’ils devaient documenter la perte des vies afghanes. Nous devons prendre du recul sur cette réalité, car elle explique pourquoi cette guerre est devenue le désastre qu’elle est aujourd’hui. Les États-Unis ne se sont jamais souciés de compter les décès d’Afghans causés par la guerre qu’ils avaient déclenchée. Ils n’ont pas compté les morts, ils n’ont pas compté les blessés et ils n’ont pas compté les déplacés ou les traumatisés. Ils n’ont pas compté les Afghans car les Afghans ne comptent pas. »
Récemment, la Mission d’Assistance des Nations-Unies en Afghanistan a affirmé que plus de 100 000 civils afghans auraient été tués ou blessés ces dix dernières années. Bien que cette estimation soit effrayante, elle ne tient pas en compte les pertes humaines avant 2009. Essentiellement, elle ne nous permet pas d’évaluer le nombre de morts indirectes engendrées par cette longue guerre. En outre, elle exclut les pertes humaines au Pakistan, où les États-Unis combattent depuis 2004 les Talibans et d’autres groupes islamistes par des frappes de drones, ou en soutenant l’armée locale dans des offensives aux conséquences humanitaires catastrophiques.
Ainsi, selon les dernières estimations de l’Université Brown, 66 998 civils auraient été tués dans ces deux pays entre octobre 2001 et novembre 2019, soit 43 074 en Afghanistan et 23 924 au Pakistan. Comme l’avait souligné cette même équipe de chercheurs en mai 2015, « le Secrétariat de la Déclaration de Genève, qui a examiné de près les données des conflits armés survenus pendant la période 2004-2007, suggère qu’“une estimation moyenne raisonnable serait un ratio de quatre décès indirects pour un décès direct dans les conflits contemporains.” Si nous utilisons ce ratio, la guerre en cours en Afghanistan est peut-être responsable de 360 000 décès indirects supplémentaires [en 2015]. En utilisant la même hypothèse, la guerre actuelle au Pakistan pourrait être responsable de 200 000 décès indirects supplémentaires. Or, comme je l’ai souligné, il est presque impossible de savoir combien de personnes sont tombées malades ou sont mortes des suites indirectes des combats en Afghanistan et au Pakistan. Ce que nous savons, c’est que les effets indirects de la guerre sur la santé persistent au-delà de la fin des combats. L’Afghanistan et le Pakistan continueront d’avoir besoin d’un soutien majeur en termes de santé publique après la fin de ces guerres, une perspective qui ne semble pas imminente. »
En reprenant l’estimation de l’Université Brown sur le bilan de la guerre américaine en « AfPak », qui est d’environ 223 000 morts directes chez les civils et les combattants, les opérations américaines dans ces deux pays pourraient avoir provoqué jusqu’à 892 000 morts, dont 335 000 civils. Encore une fois, il est impossible d’estimer avec précision le nombre réel de pertes humaines dans de telles zones de conflits, dont les systèmes de santé souffrent de carences majeures, d’autant plus qu’un pays tel que l’Afghanistan n’a jamais connu la paix depuis la fin des années 1970. Néanmoins, il est clair que cette estimation de 335 000 morts civils se base sur le ratio le plus raisonnable, et que le nombre réel de décès engendrés par ce conflit en « AfPak » pourrait être nettement plus élevé.
Comme l’avait souligné l’Université Brown en août 2016, « la guerre en Afghanistan continue de détruire des vies, en raison des conséquences directes de la violence et de l’effondrement du système de santé publique, de la sécurité et des infrastructures induit par la guerre. Des civils ont été tués par des tirs croisés, des engins explosifs improvisés (EEI), des assassinats, des bombardements et des raids nocturnes dans les maisons des insurgés présumés. Même en l’absence de combats, les munitions non explosées des guerres précédentes et les bombes à fragmentation américaines continuent de tuer. Les hôpitaux en Afghanistan soignent un grand nombre de blessés de guerre, y compris des amputés et des grands brûlés. La guerre a également infligé des blessures invisibles. En 2009, le Ministère afghan de la Santé publique a signalé que les deux tiers des Afghans souffraient de problèmes de santé mentale. Les guerres antérieures et les conflits civils dans le pays ont rendu la société afghane extrêmement vulnérable aux effets indirects de la guerre actuelle. Ces effets comprennent des taux de maladie élevés dus au manque d’eau potable, à la malnutrition et à un accès réduit aux soins de santé. Presque tous les facteurs associés aux décès prématurés – pauvreté, malnutrition, mauvaise hygiène, manque d’accès aux soins de santé, dégradation de l’environnement –, sont exacerbés par la guerre actuelle. »
Initialement, l’administration Bush était entrée en guerre en Afghanistan puis au Pakistan pour y combattre les réseaux des Taliban et leurs alliés d’al-Qaïda. Or, en ce qui concerne l’Afghanistan, cette mission s’est rapidement transformée en une désastreuse opération de nation building, qui s’est soldée par une catastrophe humanitaire de grande ampleur, dans un pays qui n’en avait résolument pas besoin. Ayant pour habitude de faire la morale à leurs rivaux géopolitiques, les hauts responsables américains seraient bien inspirés de se rendre compte des conséquences désastreuses de leurs aventures militaires à l’étranger. Or, l’« inculpabilité » qui caractérise la pensée dominante à Washington rend impossible toute remise en question, ce qui est aggravé par le fait que les compagnies d’armement américaines connaissent un essor constant depuis la vague d’opérations extérieures lancée à la suite du 11-Septembre. Parmi les processus qui empêchent une nécessaire réévaluation du bienfondé de ces campagnes militaires, le fait de minimiser les pertes humaines qu’elles engendrent aide Washington a poursuivre sa course folle vers davantage d’interventionnisme. Les médias ont donc un important rôle à jouer pour exposer le véritable coût humain de ces opérations. Or, la diffusion massive, par la presse occidentale, de l’infox grossière sur les 38 000 civils afghans qui seraient décédés depuis 2001 n’est pas un signe encourageant.
Maxime Chaix
meyer
merci pour cet article très intéressant, je viens du coup de commander votre livre sur Amazon. Cordialement
Maxime Chaix
Un grand merci à vous pour votre soutien !