Les États-Unis en Afghanistan (partie 3) : deux trillions de dollars pour une guerre sans fin

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Afin de conclure notre série d’articles sur le bilan de l’interventionnisme américain en Afghanistan, nous allons revenir sur le coût financier colossal de cette guerre à l’aune de ses piètres résultats. Corruption généralisée, pauvreté massive, narco-économie florissante, autoritarisme du gouvernement central, fragilité de l’armée locale, emprise inquiétante des Taliban sur la majeure partie du pays… Alors que ces derniers ont repris les combats contre les autorités de Kaboul – deux jours seulement après l’annonce de l’« accord de paix historique » noué avec Washington –, il est clair que ce deal ne pourra se concrétiser. En effet, les Taliban continueront de combattre le gouvernement local, qu’ils ont exclu de ces négociations. Chronique d’une coûteuse guerre sans fin, en dollars comme en vies humaines.

 

Deux trillions de dollars, dont 1,5 trillion dépensés depuis 2001. C’est la somme colossale que les contribuables américains sont contraints d’investir dans cette désastreuse guerre perpétuelle en Afghanistan. Dans un récent article, le New York Times rappelle que, « lorsque le Président Bush annonça la première action militaire [dans ce pays] à la suite des attentats d’al-Qaïda en 2001, il affirma que l’objectif était de déjouer les opérations terroristes et d’attaquer les Taliban. Dix-huit ans plus tard, ces derniers se renforcent inexorablement. Ils tuent des membres des forces de sécurité afghanes – parfois des centaines chaque semaine –, et ils les mettent en échec dans presque tous les grands engagements, sauf s’ils sont repoussés grâce à un important soutien aérien américain. » Malgré la signature récente d’un accord fragile entre les États-Unis et les Taliban, ces derniers n’ont aucune intention de cesser de combattre le gouvernement afghan. Ainsi, après quelques jours d’accalmie, la reprise de leur offensive contre les forces de sécurité afghanes ont contraint le Pentagone à mener de nouveaux bombardements aériens contre les Taliban.

 

Le combat de Washington contre l’organisation d’Oussama ben Laden est également un échec majeur. En effet, comme le précise le New York Times, « la haute direction d’al-Qaïda a déménagé au Pakistan, mais le groupe a maintenu une présence en Afghanistan et il a étendu ses filiales au Yémen, en Afrique du Nord, en Somalie et en Syrie ». Or, sur les territoires yéménite, libyen et syrien, le Times évite soigneusement de rappeler la coresponsabilité majeure de Washington dans l’essor de ces réseaux djihadistes, comme nous l’avons déjà expliqué dans nos colonnes. En effet, les États-Unis ont joué un rôle clé dans la destruction de la Libye en 2011, formant des combattants islamistes et leur fournissant un appui aérien aux côtés de la France et du Royaume-Uni pour renverser Kadhafi. Au Yémen, le Pentagone et ses alliés franco-britanniques ont soutenu une offensive saoudo-émiratie qui a considérablement renforcé la branche locale d’al-Qaïda, tout en menant des frappes ponctuelles contre ses leaders. En Syrie, la CIA a coordonné entre 2012 et 2017 l’une des plus vastes guerres secrètes de son histoire, et Washington a officieusement considéré la branche locale d’al-Qaïda comme l’une des plus efficaces forces anti-Assad jusqu’en novembre 2016. Depuis, les États-Unis ont peu frappé les leaders de la nébuleuse al-Qaïda dans ce pays, tout en finissant par soutenir l’offensive d’Erdogan à Idleb – une opération qui favorise les excroissances locales de cette organisation terroriste. 

 

Comme le précise le New York Times, « les 1,5 trillion de dollars de dépenses dans cette guerre [en Afghanistan] restent opaques, mais le Pentagone a déclassifié certaines affectations budgétaires des trois dernières années. La majeure partie de l’argent détaillé dans celles-ci – soit environ 60% par an –, a financé des activités telles que la formation, le carburant, les véhicules blindés et les installations [militaires]. Les transports, tels que les ponts aériens et maritimes, ont représenté environ 8% de ces dépenses, soit entre 3 et 4 milliards de dollars par an. » Bien que l’on ne connaisse pas précisément les affectations de ces sommes sur l’ensemble du conflit, il est clair qu’elles n’ont pas empêché l’inexorable montée en puissance des Taliban. Comme l’a pertinemment résumé le chercheur Max Abrahms, « les critiques du retrait [américain] de l’Afghanistan notent que les Taliban ont obtenu un accord avantageux. Certes, ils obtiennent beaucoup parce qu’ils vivent là-bas, qu’ils n’ont pas l’intention de partir, qu’ils sont motivés et puissants, et qu’ils ne peuvent évidemment pas être battus – soit l’ensemble des raisons pour lesquelles les Américains veulent quitter ce pays ». L’une des principales raisons de la progression talibane étant les revenus de la drogue, ces 1,5 trillions dollars n’ont pas non plus empêché l’essor fulgurant de la narco-économie afghane depuis 2001. 

 

En effet, le New York Times nous rappelle que, « dans un rapport publié l’année dernière, l’Inspecteur Général Spécial pour la Reconstruction de l’Afghanistan a décrit les efforts de lutte contre les stupéfiants comme un “échec”. Malgré des milliards de dollars dépensés pour combattre la culture du pavot, l’Afghanistan est à l’origine de 80% de la production mondiale illicite d’opium. Avant la guerre, ce pays avait presque entièrement éradiqué l’opium, selon les données des Nations-Unies collectées entre 1996 et 2001 – soit lorsque les Taliban étaient au pouvoir. Aujourd’hui, la culture de l’opium est une source majeure de revenus et d’emplois [pour les Afghans], mais également une manne financière pour les Taliban. Outre les dépenses de guerre, il s’agit de la plus forte activité économique de l’Afghanistan. »

 

En parlant des dépenses de guerre, le Times reconnaît que les forces de sécurité afghanes soutenues et entraînées par les États-Unis sont gravement dysfonctionnelles. En effet, « l’un des principaux objectifs de l’effort américain a été de former des milliers de soldats afghans. La plupart des dépenses américaines pour la reconstruction ont alimenté un fonds qui soutient l’armée afghane et les forces de police par le biais d’équipements, de formations et de financements. Mais personne en Afghanistan – ni les militaires américains, ni les meilleurs conseillers du Président Ashraf Ghani –, n’estime que les forces militaires afghanes pourraient subvenir à leurs besoins. L’armée afghane en particulier souffre de l’augmentation des taux de victimes et de désertions, ce qui signifie qu’elle doit former de nouvelles recrues représentant au moins un tiers de sa force totale chaque année. Le Président Obama avait prévu de céder la responsabilité intégrale de la sécurité intérieure aux Afghans d’ici la fin de l’année 2014, et de retirer toutes les forces américaines à l’horizon 2016. Ce plan a échoué lorsque les Taliban en ont rapidement profité et ont gagné du terrain. L’armée américaine a dû persuader Barack Obama puis Donald Trump de consolider leurs forces. Dès lors, quelque 14 000 soldats américains sont restés dans le pays. » Évidemment, ce nombre n’inclut pas les milliers de contractants employés par Washington pour tenter de sécuriser ce pays, dont le nombre a explosé sous l’administration Trump, et dont les pertes humaines ont dépassé celles des soldats américains tout en n’étant pas comptabilisées par le Pentagone. 

 

Au niveau civil, les centaines de milliards de dollars du contribuable américain ont-ils permis de faire reculer la pauvreté en Afghanistan ? Selon le New York Times, « depuis 2007, les dépenses liées à la guerre ont quasiment doublé la taille de l’économie afghane. Mais elles ne se sont pas traduites par une économie saine. Plus d’un quart des Afghans sont au chômage, et les gains économiques se sont interrompus depuis 2015, lorsque la présence militaire internationale a commencé à refluer. Les investisseurs étrangers rechignent toujours face à la corruption en Afghanistan – qui serait parmi les pires au monde, selon Transparency International (…) –, et même les entreprises afghanes recherchent une main-d’œuvre moins chère en provenance d’Inde et du Pakistan. Les espoirs d’autosuffisance dans le secteur minier, dont le Pentagone se félicitait en estimant qu’il vaudrait 1 trillion de dollars, ont été anéantis. Quelques sociétés chinoises et étrangères ont commencé à investir dans ce secteur, mais une situation sécuritaire dégradée et des infrastructures médiocres ont empêché tout gain économique significatif pour ce pays. »

 

Enfin, l’économie afghane n’est pas la seule à subir les conséquences de ce fiasco. En effet, jusqu’en 2059, les contribuables américains devront payer plus d’un trillion de dollars pour leurs vétérans des guerres post-11-Septembre, et près de 600 milliards en intérêts bancaires jusqu’en 2023. Cette débâcle budgétaire fut d’ailleurs résumée par le New York Times : « Les frais de santé et d’invalidité devront être assurés pendant des décennies. Plus de 350 milliards de dollars ont déjà été alloués aux soins médicaux et à la prise en charge des handicapés pour les anciens combattants des guerres d’Irak et d’Afghanistan. Les spécialistes estiment que plus de la moitié de ces dépenses sont dues au conflit afghan. Le coût final est inconnu, mais les experts prévoient un autre trillion de dollars de dépenses au cours des quarante prochaines années, à mesure que les vétérans blessés et handicapés vieillissent et ont besoin de plus en plus de services. » Le malheur des uns faisant le bonheur des autres – en l’occurrence celui des banques –, le Times ajoute que, « pour financer les dépenses de guerre [post-11-Septembre], les États-Unis ont emprunté massivement et paieront plus de 600 milliards de dollars d’intérêts sur ces prêts jusqu’en 2023. Le remboursement de cette dette prendra des [décennies]. » 

 

Par conséquent, si l’on ajoute à ces dépenses futures les sommes déjà investies pour cette guerre d’Afghanistan, le New York Times estime que cette campagne pourrait couter au moins 2 trillions de dollars, voire davantage si elle persiste. Aujourd’hui, les Afghans sont pris en étau entre un pouvoir autoritaire – qui leur impose une guerre de terreur soutenue par la CIA –, et des Taliban qui contrôlent ou déstabilisent la majorité de leur pays. Il y a quelques jours, l’administration Trump a triomphalement annoncé un « accord de paix historique ». Or, celui-ci est d’ores et déjà menacé par la reprise des hostilités du côté des Taliban, qui faisait suite au refus des autorités afghanes de libérer 5 000 de leurs frères d’armes tel que le prévoyait ce deal.

 

Afin qu’il puisse respecter sa promesse électorale de mettre un terme aux guerres sans fin de Washington, il est dans l’intérêt de Donald Trump de rapatrier au plus vite ses soldats déployés en Afghanistan. Or, la situation sur le terrain nous laisse entrevoir l’impossibilité d’une paix durable entre les Taliban et les autorités locales soutenues par les États-Unis, d’où le risque que ce conflit se prolonge sur le long terme. De quoi faire réfléchir nos dirigeants lorsqu’ils envisageront de projeter nos armées dans des territoires hostiles, ou de mener des opérations clandestines tout aussi désastreuses. Comme l’a résumé l’ancien officier américain Andrew Bacevich, « jamais plus les forces américaines ne devraient avoir pour objectif de renverser des régimes dans des pays lointains avec de vagues attentes d’instaurer un ordre politique qui nous sied davantage. C’est de cette manière que l’on s’enferme dans dans des “guerres sans fin” », dont les populations locales payent souvent le plus lourd tribut. 

 

Maxime Chaix

 

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