En 1517, Nicolas Machiavel écrivit qu’il est « très sage de simuler un temps la folie ». Quatre siècles et demi plus tard, Richard Nixon mena une politique étrangère basée sur ce principe, qui visait à faire croire à ses ennemis qu’il était instable et irrationnel afin de leur imposer ses décisions. Cette tactique, que l’on retrouve tant chez Donald Trump que chez Vladimir Poutine, fut appelée la « théorie du fou ». En ayant lancé une guerre des prix du pétrole incroyablement déstabilisante – y compris pour elle-même –, l’Arabie saoudite de Mohammed ben Salmane semble avoir recours à cette ruse afin d’imposer ses conditions à la Russie. Pourtant, les principales décisions de MBS depuis 2015 nous indiquent non pas une « théorie » mais une « pratique du fou », caractérisée par une absence totale de limites – ce que nous allons démontrer à travers dix exemples éloquents. Or, nous constaterons que ses récentes décisions sur les prix du pétrole et la purge d’importants princes saoudiens pourraient lui être fatales. Décryptage.
« J’ai fait passer le message suivant à l’équipe de Macron : “Ne sous-estimez pas Mohammed ben Salmane. Il est capable de tout, y compris d’essayer de liquider notre Président. Ce prince est un psychopathe.” » Cette confidence de l’un de nos informateurs issus des milieux français de la sécurité nationale peut sembler excessive. Or, elle provient d’une source fiable, et elle illustre l’absence totale de limites qui caractérise MBS – ce qui est illustré par des actes qu’aucun autre dirigeant étranger ne se permettrait aujourd’hui. En voici dix exemples concrets :
1) En mars 2015, MBS lança une véritable guerre de terreur au Yémen, qui engendra une catastrophe humanitaire d’une ampleur rarement observée, en recourant notamment à une véritable stratégie de la faim contre des millions de Yéménites. Comme l’ont documenté nos confrères de Disclose.ngo, entre 2015 et 2019, les frappes contre des objectifs civils essentiels à la subsistance alimentaire du peuple yéménite ont constitué près d’un tiers des attaques aériennes de l’armée de l’air saoudienne – soutenue dans cet effort par la Grande–Bretagne, les États-Unis et la France.
2) L’année suivante, l’ambassadeur français pour le Yémen déclara devant le Sénat que les Saoudiens montraient « une attitude ambiguë » vis-à-vis d’al-Qaïda dans la Péninsule Arabique (AQPA). En effet, ils s’abstenaient notamment de bombarder cette organisation terroriste, qui combat les Houthis pro-iraniens aux côtés de la « force gouvernementale » soutenue par Riyad et Abou Dhabi au Yémen. Cette stratégie est incroyablement risquée pour l’Arabie saoudite, qui est régulièrement menacée par AQPA. Or, ce danger ne semble pas inquiéter les Saoudiens. Selon le vieil adage, « les ennemis de mes ennemis sont mes amis ».
3) Parallèlement au lancement de sa campagne yéménite, le pouvoir saoudien s’est concerté avec ses rivaux turcs et qataris après l’intronisation du roi Salmane, en janvier 2015, afin de mettre sur pied l’Armée de la Conquête. Composée à 90% de la branche d’al-Qaïda en Syrie et de ses alliés djihadistes d’Ahrar al-Sham, cette coalition de milices put s’emparer de la province d’Idleb au premier trimestre 2015, menaçant ensuite la région de Lattaquié – le fief ancestral des Assad qui abrite une importante base militaire russe. Cette offensive fut couronnée de succès grâce à l’aide décisive de la CIA. Dès l’été 2015, cette dernière et le Pentagone, tout en poursuivant cette opération, anticipèrent ce qu’ils nommaient alors un « succès catastrophique » – soit la prise de Damas par Daech et la chute de Lattaquié au profit de l’Armée de la Conquête. Soutenant cette montée en puissance djihadiste, l’Arabie saoudite de Ben Salmane souhaitait donc imposer un gouvernement islamiste à la Syrie – une politique incroyablement dangereuse pour l’ensemble du Moyen-Orient, et même au-delà.
4) En 2017, MBS orchestra un vaste coup de palais contre ses rivaux, qu’il enferma temporairement au Ritz-Carlton de Riyad. Parmi eux, « l’homme de la CIA » Mohammed ben Nayef fut écarté de sa position de prince héritier au profit de MBS. Depuis, ce dernier craint un projet de coup d’État, et il traque inlassablement le bras droit de Ben Nayef – Saad al-Jabri. Craignant pour sa sécurité vu le soutien de Trump pour MBS, al-Jabri décida de fuir les États-Unis pour rejoindre le Canada en novembre 2017. Bien qu’il soit aujourd’hui protégé par les autorités canadiennes, al-Jabri craint que MBS planifie un kidnapping pour le ramener de force en Arabie saoudite. À l’origine de son grief avec le prince hériter saoudien, al-Jabri avait rencontré le directeur de la CIA John Brennan à Washington en septembre 2015, mais sans en informer MBS. À l’évidence, si ce dernier était un jour renversé, al-Jabri jouerait un rôle clé dans ce dispositif, au vu de sa connaissance approfondie des arcanes du pouvoir saoudien. Il n’en demeure pas moins que la traque de ses rivaux à l’étranger montre à quel point MBS ne s’impose pas de limites.
5) En octobre 2018, dans le cadre d’une opération clandestine d’une maladresse stupéfiante, les services spéciaux saoudiens liquidèrent le journaliste du Washington Post Jamal Khashoggi au consulat d’Istanbul. En toute logique, cet assassinat fut rapidement éventé, et il engendra un scandale international qui endommagea durablement l’image de MBS sur la scène internationale. Bien que Trump ne l’ait jamais accusé d’avoir commandité cette opération, la CIA a explicitement désigné MBS comme le responsable de cet assassinat. Une telle prise de position de l’Agence fut symptomatique d’un agacement croissant des services secrets américains à l’égard de Ben Salmane.
6) À l’aune des critiques de Khashoggi contre ce dernier dans le Washington Post, MBS est accusé par le PDG de ce journal Jeff Bezos d’avoir piraté son téléphone portable. Selon différentes sources, Saoud al-Qahtani – le bras droit de MBS et le responsable de la cybersécurité saoudienne –, aurait utilisé un puissant spyware de la compagnie israélienne NSO Group pour pirater le smartphone de Bezos, qui est l’homme le plus riche du monde et un important partenaire de la CIA. Récemment, le Washington Post de Bezos a désigné MBS comme un ennemi des États-Unis, suite à son initiative de guerre des prix du pétrole.
7) Khashoggi et al-Jabri n’ont pas été les seuls à être traqués à l’étranger par les services spéciaux de MBS. En effet, de nombreux dissidents, qu’ils soient issus de la famille royale ou non, craignent pour leur sécurité dans les pays où ils ont fui. Comme l’avait rapporté Vanity Fair en juillet dernier, des opposants en exil tels que le prince Khaled ben Farhan al-Saoud, l’activiste Omar Abdelaziz et l’officier Yahya Assiri se sentent tous menacés par MBS. Selon Vanity Fair, « les cibles [de Ben Salmane] sont généralement celles que les dirigeants saoudiens considèrent comme menaçant les intérêts de l’État : dissidents, étudiants, opposants issus de la famille royale, éminents hommes d’affaires et ennemis personnels de MBS dans près d’une dizaine de pays, dont les États-Unis, le Canada, le Royaume-Uni, la France, la Suisse, l’Allemagne, la Jordanie, les Émirats Arabes Unis, le Koweït, le Maroc et la Chine. » Là encore, l’on peut observer que MBS ne s’impose aucune limite. En clair, malgré le scandale Khashoggi, il continue de traquer ses rivaux à l’étranger.
8) En 2017, l’Arabie saoudite et ses alliés du Conseil de Coopération du Golfe, dont les Émirats Arabes Unis, décidèrent d’imposer un blocus contre le Qatar – mais sans viser ses exportations gazières. Au final, Doha profita de cette crise pour se renforcer, et le FMI expliquera même l’année suivante que « le patient qatari s’est remis sur pied et [que] ses moteurs économiques ont tenu le coup. La machine à exporter du gaz, principale source de revenus du Qatar, tourne à plein régime, et la banque centrale a puisé dans ses immenses réserves pour soutenir le secteur bancaire qui a fait preuve d’une grande résilience. » Selon nos sources bien informées, l’objectif de l’Arabie saoudite et des Émirats était d’envahir le Qatar et de l’annexer. Rex Tillerson, le secrétaire d’État et ancien PDG d’ExxonMobil – un géant des hydrocarbures qui a des intérêts majeurs au Qatar –, s’opposa à ce blocus et déjoua ce projet d’invasion. Quoi que l’on pense de ce plan, il illustre à quel point la royauté saoudienne et ses alliés ne s’imposent pas de freins – y compris en termes de légalité internationale.
9) Le 7 mars dernier, Reuters rapporta que « l’Arabie saoudite [avait] arrêté trois princes saoudiens de haut rang, dont le prince Ahmed ben Abdelaziz, le frère cadet du roi Salmane, et le prince Mohammed ben Nayef, neveu du roi, pour avoir potentiellement planifié un coup d’État, ont indiqué des sources au courant de l’affaire. » Soulignons alors que l’influent prince Ahmed ben Abdelaziz avait accepté de revenir à Riyad il y a deux ans car la CIA et le MI6 l’avaient assuré qu’il ne serait pas arrêté par MBS. Manifestement, ce dernier se fichait des garanties de ces deux puissants services secrets, ce qui pourrait avoir de sérieuses conséquences à l’avenir. Dans son article du 7 mars, Reuters ajouta que « Mohammed ben Salmane (…) avait décidé de consolider son pouvoir depuis le renversement de Mohammed ben Nayef en tant qu’héritier du trône lors d’un coup de palais en 2017 », une autre opération incroyablement audacieuse, qui fut menée par MBS afin de neutraliser ses rivaux. Or, le fait qu’il ait osé s’en prendre une nouvelle fois à Ben Nayef, que la CIA considère comme son remplaçant idéal, montre qu’il ne craint pas cette puissante agence. Comme l’a souligné David Hearst, il pourrait le regretter si ses protecteurs Donald Trump et Jared Kushner quittent le pouvoir en janvier prochain.
10) Le dernier exemple en date, qui résume à lui-seul l’absence totale de limite caractérisant MBS, est sa décision surprise de lancer une vaste guerre des prix du pétrole. Faisant drastiquement chuter la valeur de l’or noir, cette initiative menace les intérêts vitaux de la Russie et des États-Unis, qui ont respectivement besoin d’un baril à 45 et à 60 dollars pour que leur production pétrolière soit rentable. Elle constitue également un péril majeur pour l’Arabie saoudite, qui aurait besoin d’un baril à 80 dollars pour être à l’équilibre budgétaire, sachant qu’il approche aujourd’hui les 30 dollars. Enfin, cette folle décision de MBS menace la stabilité des marchés mondiaux, et les économies de ses alliés de l’OPEP – qui risquent de beaucoup souffrir de l’effondrement des prix du baril. À l’évidence, il s’agit de la plus irrationnelle et périlleuse décision de Mohammed ben Salmane. En effet, elle frappe à la fois les États-Unis, la Russie et ses propres soutiens de l’OPEP, sans parler des innombrables pays dont les marchés sont gravement déstabilisés par cette décision.
Si l’on compare l’exercice du pouvoir de Donald Trump ou de Vladimir Poutine à celui de MBS, nous nous trouvons dans les deux premiers cas face à des dirigeants caractériels mais rationnels – qui n’hésitent pas à appliquer la « théorie du fou » lorsqu’ils en ont l’intérêt. Concernant Poutine, rappelons-nous qu’à l’automne 2016, son armée simulait des scénarios de guerre nucléaire en Russie lorsque les tensions entre Moscou et Washington étaient à leur comble sur le dossier syrien. Or, comme à chaque événement qui aurait pu aboutir à un conflit régional, voire international, Poutine a systématiquement opté pour la désescalade. On a pu l’observer en juin 2016 vis-à-vis d’Ankara – bien que la Turquie eut détruit un avion russe en novembre 2015 –, ou plus récemment lorsque l’armée turque lança ses drones à Idleb suite au bombardement meurtrier de l’alliance russo-syrienne contre ses soldats. Même observation pour Donald Trump : après avoir menacé la Corée du Nord d’une guerre dévastatrice, il rencontra Kim Jong-un tout en promouvant une désescalade des tensions entre Washington et Pyongyang. Lorsqu’il décida de bombarder une base de l’armée syrienne au printemps 2017, de nombreux observateurs s’attendaient à une brusque remontée des tensions entre les États-Unis et la Russie. Or, aucune escalade particulière n’a été constatée à cette époque, les Russes ayant été prévenus de la base ciblée par cette frappe. Enfin, après avoir ordonné l’assassinat de Qassem Soleimani, Trump opta pour la désescalade avec l’Iran. Cet acte dangereux renforça néanmoins son aura de dirigeant imprévisible et irrationnel, ce qui ne reflète pas la réalité en termes de politique étrangère – que l’on soit pour ou contre cet homme et ses méthodes.
Il en va autrement de Mohammed ben Salmane. En effet, les dix exemples que nous venons d’étudier indiquent clairement une paranoïa, une mégalomanie et une irrationalité qui menacent dangereusement la paix et la stabilité d’un monde aux abois, dans le contexte de la crise du Coronavirus. Or, si l’Arabie saoudite de Ben Salmane mène des politiques aussi périlleuses, sa situation est loin d’être favorable – à l’intérieur comme à l’extérieur de ses frontières. En effet, comme l’a rappelé David Hearst, « une purge vient d’être lancée contre un frère du roi et fils du fondateur Abdelaziz, qui était considéré comme intouchable jusqu’à présent ; les Houthis ont envahi les villes du district de Khub Walshaaf à la frontière avec l’Arabie saoudite, avant d’être repoussés lundi dernier ; les frontières du pays ont été fermées, le pèlerinage de la Omra à La Mecque s’est arrêté six semaines seulement avant le début du Ramadan et la fermeture de la province orientale, tandis que seule une poignée d’infections au Coronavirus ont été officiellement signalées ; un accord de trois ans avec la Russie a été rompu et Riyad a inondé le marché mondial de pétrole, faisant chuter les prix de l’or noir à des niveaux jamais observés depuis la guerre du Golfe de 1991. Chacun de ces événements est dû à un seul homme : Mohammed ben Salmane. Il surmonte une catastrophe en passant à la suivante. Ses décisions s’enchainent à la vitesse d’une mitrailleuse, sans aucune réflexion sur leurs conséquences. » Nul doute que, dans le cas de Ben Salmane, la « théorie du fou » s’avère être une douloureuse pratique, ce qui en fait probablement l’homme le plus dangereux du monde – un véritable prince du chaos.
Maxime Chaix