Interdire la modification génétique des virus, comme aux États-Unis entre 2014 et 2017

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Soyons clairs : à ce stade, rien ne permet de conclure que le SARS-CoV-2 soit une arme biologique. Celles et ceux qui l’affirment n’ont pas de preuves tangibles. En revanche, vu les ravages provoqués par cette pandémie, la question de la dangerosité des recherches de « gain de fonction » doit être sérieusement posée. En effet, de sérieux incidents dans la manipulation génétique d’agents pathogènes conduisirent le cabinet Obama à imposer un moratoire sur ce type d’expériences en 2014. Après l’adoption de nouvelles règles fin 2017, ces programmes furent ré-autorisés aux États-Unis. Or, en août dernier, les recherches du plus important laboratoire bactériologique du Pentagone furent suspendues face au risque de fuite de virus dangereux. Au vu du contexte actuel, cette menace doit nous amener à réfléchir sur le bienfondé de tels programmes, dont certains consistent à faire muter des agents pathogènes afin de les rendre transmissibles à l’homme, ou plus mortels et/ou contagieux. 

 

La frontière floue entre les recherches bactériologiques civiles et militaires

 

Comme l’a récemment souligné le chercheur Éric Martel, « le secret autour des armes biologiques [est un] amplificateur de tous les fantasmes ». En effet, d’innombrables sources affirment, sans preuves convaincantes, que le Covid-19 serait une arme bactériologique. Si cette hypothèse paraît exclue, la nouvelle chasse aux infox lancée par les médias occidentaux a tendance à nous faire oublier un fait qui devrait être au centre du débat public : depuis 1937, plusieurs puissances mondiales ont mené des recherches visant à militariser des virus, malgré les risques de pandémies induits par de tels travaux. Or, nous verrons que la distinction n’est pas claire entre les recherches à vocation civile et celles à vocation militaire. Dans cette dernière catégorie, les expériences à but offensif ou défensif se confondent également.  

 

Comme l’a rappelé Éric Martel, « bien plus que les programmes nucléaires, les programmes d’armements biologiques sont marqués par le plus grand secret depuis la Seconde Guerre mondiale. Les premiers sont expérimentés et mis au point par les Japonais de l’unité 731. Dès 1937, les équipes du colonel Ishii, surnommé “le Mengele japonais” utilisent des prisonniers de guerre comme cobayes. Ils leur infligent de grandes souffrances qui débouchent presque toujours sur la mort. Ces pratiques, qui impliquaient (…) le secret absolu, établirent les bases technologiques de tous les programmes d’armement biologique actuels. (…) Plutôt que de faire subir aux Japonais les foudres de la justice pour leurs crimes de guerre, les Américains et les Soviétiques préférèrent réutiliser leurs compétences, dans le secret le plus absolu, afin de faire passer leurs propres programmes biologiques au stade industriel. »

 

Depuis, l’URSS a développé de véritables arsenaux de guerre biologique entre la fin des années 1970 et la chute de l’Union soviétique, en 1991. De son côté, la Chine « a eu, dans les années 1980, une importante activité de production de germes militarisés qu’elle a par la suite abandonnée, d’autant plus qu’elle a signé en 1984 la convention sur les armes biologiques. Il est cependant fort probable que, comme les États-Unis et la Russie, la Chine effectue des recherches sur des germes à vocation militaire dans la plus grande discrétion », ce qui n’est pas prohibé par la Convention sur l’interdiction des armes bactériologiques. En effet, ce traité « ne prévoit pas de mécanisme de vérification. D’autre part, il n’établit pas de différence nette entre les recherches dites offensives et défensives. En d’autres termes, une nation peut continuer à faire des recherches sur des virus ou des bactéries qui pourraient éventuellement être utilisés comme des armes de guerre si elle est en mesure de justifier qu’elle cherche à se prémunir d’une attaque biologique ennemie ou de l’apparition d’une épidémie naturelle. » C’est sur ces deux fondements que les États-Unis justifient le maintien de programmes controversés de manipulation génétique des virus qui – comme nous allons le constater –, menacent gravement la sécurité internationale. 

 

La manipulation génétique des virus : une menace globale

 

L’actuelle pandémie de Covid-19 met en péril la stabilité mondiale à tous les niveaux, et pas seulement au plan financier. Or, ce fléau devrait nous faire réfléchir sur l’extrême dangerosité des travaux dits de « gain de fonction », soit les recherches bactériologiques qui visent à amplifier la létalité et/ou la contagiosité des virus. En octobre 2014, le gouvernement des États-Unis avait imposé un moratoire sur ces expérimentations, qui ne fut levé qu’en décembre 2017. Comme l’avait rapporté Ouest France en 2017, « ces expériences, qui viennent d’être à nouveau autorisées, sont connues sous le nom de “gain de fonction”. Elles consistent à modifier des virus existants pour les rendre plus contagieux et plus dangereux pour la santé, dans le but d’évaluer les risques qui y sont liés. Trois virus en particulier sont concernés : la grippe, le syndrome respiratoire aigu sévère (SRAS), et le syndrome respiratoire du Moyen-Orient (MERS). Les risques liés à ces recherches divisent les chercheurs. Certains scientifiques craignent qu’un virus génétiquement modifié à haut risque sanitaire ne s’échappe d’un laboratoire, et contamine la population. Ce sont ces craintes qui avaient poussé [les National Institutes of Health] à cesser le financement de ce type de recherches en 2014. »

 

Cette menace de fuite est prise au sérieux par les autorités françaises. Dans la Revue stratégique de défense et de sécurité nationale 2017, notre Ministère des Armées reconnaît à la page 31 que « le risque d’émergence d’un nouveau virus franchissant la barrière des espèces ou échappant à un laboratoire de confinement est réel. » Et comme l’avait détaillé Ouest France dans l’article précité, « au mois de juin [2014], le CDC [américain] avait accidentellement exposé plus de 75 travailleurs à l’anthrax, (…) à cause d’une erreur de protocole. Un mois plus tard, des fioles contenant le virus de la variole étaient retrouvées dans un réfrigérateur non sécurisé de l’Institut National de la Santé de Bethesda, dans le Maryland. » Or, les États-Unis ne sont pas le seul pays dont les recherches bactériologiques suscitent la controverse. En Chine, un possible usage militaire clandestin du laboratoire P4 de Wuhan – qui fut vendu et co-développé par la France avant d’être inauguré en 2017 –, suscita de fortes réserves de la part de nos services de renseignement.

 

Comme l’a récemment souligné notre confrère Antoine Izambard, « le Ministère de la Défense a pris énormément de précautions avec cet accord en imposant des conditions draconiennes à la Chine : en insistant sur une coopération, sur une formation des chercheurs chinois par des chercheurs français. Le contrôle était là, c’est certain. Le problème se posant avec la Chine est que tout est piloté par le parti unique. Ce qui inquiétait nos services de renseignement était antérieur à la structure financée par la France : ils ont fini par découvrir que la Chine avait caché aux Français l’existence de laboratoires P4 et P3 déjà existants ou en construction (laboratoires traitants des agents pathogènes moins dangereux que ceux des P4, NDLR). Les laboratoires (trois civils et un militaire) étaient tous contrôlés par l’armée chinoise. Cela était en totale contradiction avec la parole de Pékin, qui affirmait ne vouloir qu’un seul laboratoire et n’en posséder aucun autre. Malgré un cadrage important de l’administration française autour de ce projet, il est quand même clair qu’au final la créature nous a un peu échappé. »

 

Comme l’avait rapporté Ouest France, d’autres pertes de contrôle de ces biotechnologies sont à craindre : « Michael Osterholm, le directeur du Centre de recherche sur les maladies infectieuses de l’Université du Minnesota, s’inquiète quant aux risques liés à la communication autour de ces recherches. “Si une étude trouve le moyen de modifier génétiquement le virus pour qu’il devienne pathogène dans l’air, je n’aimerais pas que le grand public y ait accès”. » En 2017, les rédacteurs de la Revue stratégique de défense et de sécurité nationale s’inquiétaient eux aussi, à la page 31 de leur rapport, sur l’hypothèse que « la diffusion des biotechnologies pourrait permettre à des groupes terroristes de conduire des attaques biologiques sophistiquées. » L’on pourrait alors se rassurer en se disant que tout est sous contrôle, en particulier dans un pays moderne tel que les États-Unis. Or, comme nous allons le constater, leur réseau de laboratoires biotechnologiques est mal sécurisé, ce qui a engendré de graves incidents – y compris malgré l’adoption de nouvelles règles d’éthique et de sécurité en 2017. 

 

Le stupéfiant amateurisme américain dans la sécurisation de leurs labos de confinement

 

En juillet 2014, le New York Times rapporta que le nombre de laboratoires de confinement aux États-Unis avait quadruplé en dix ans. À l’époque, une série d’incidents médiatisés avait effrayé l’opinion publique, et contraint les autorités à réagir. Or, il s’avère que ces événements ne constituaient que la partie émergée de l’iceberg. Selon le Times, « les récents incidents dans des labos fédéraux impliquant le bacille du charbon, la grippe et la variole ont provoqué l’indignation du grand public face à la manipulation, par le gouvernement, d’agents pathogènes dangereux. Or, ces événements ne représentent qu’une infime fraction des centaines d’incidents qui se sont produits ces dernières années, dans un réseau tentaculaire de laboratoires universitaires, commerciaux et gouvernementaux – des structures qui fonctionnent sans normes nationales claires ni surveillance, selon des rapports fédéraux. »

 

Comment peut-on expliquer une telle série d’incidents, sachant que les États-Unis sont une grande puissance technologique ? D’après le Times, ces événements doivent être analysés dans un contexte de prolifération rapide des labos depuis le 11-Septembre : « Stimulée par les attaques à l’anthrax aux États-Unis, en [octobre] 2001, l’augmentation des laboratoires de “confinement de haut niveau” (…) porta leur nombre à environ 1 500, contre un peu plus de 400 en 2004 (…). Or, il n’y a jamais eu de plan national pour évaluer combien d’entre eux étaient nécessaires, ou bien pour déterminer comment ils devraient être construits et exploités. Selon [le GAO, qui est l’équivalent américain de la Cour des Comptes,] plus il y a de laboratoires, plus les risques de dangereuses bévues ou de sabotages sont importants ». Comme nous l’avons signalé, une série d’incidents justifia un moratoire de trois ans sur les recherches de « gain de fonction » aux États-Unis, qui amplifiaient la létalité et/ou la contagiosité des virus, ou qui les rendaient transmissibles à l’homme. 

 

Ce moratoire fut stoppé lorsque de nouvelles règles furent établies. Malgré cela, en août dernier, de nouveaux incidents graves ont entraîné la fermeture temporaire de Fort Detrick, qui le principal centre de recherches bactériologiques du Pentagone. Comme l’avait alors souligné le New York Times, « les préoccupations en matière de sécurité dans un laboratoire de germes militaires de premier plan ont conduit nos autorités à suspendre les recherches impliquant des microbes dangereux, tels que le virus Ebola. (…) Dans sa déclaration, le CDC a mentionné des “raisons de sécurité nationale” pour justifier la non-divulgation d’informations sur sa décision. [Fort Detrick] est un centre de biodéfense qui étudie les germes et les toxines qui pourraient être utilisés pour menacer la santé militaire ou civile, et qui enquête également sur les épidémies. (…) Les recherches suspendues impliquent certaines toxines, ainsi que des germes appelés “agents sélectionnés” dont le gouvernement a déterminé qu’ils “pourraient constituer une menace grave pour la santé publique, animale ou végétale, ou pour les produits animaux ou végétaux”. » Fort Detrick possédaient alors l’agrément pour traiter 67 agents et toxines de ce type, dont des versions non précisées du Coronavirus. Cette autorisation fédérale fut suspendue le 15 juillet dernier, après une série de graves dysfonctionnements. De quoi nous faire réfléchir sur l’utilité de ces recherches, sachant que Fort Detrick fut le théâtre de graves incidents en 2001, en 2009 et en 2019.

 

De fortes réticences scientifiques vis-à-vis des expériences de « gain de fonction »

 

Comme l’avait souligné la revue The Lancet en février 2018, la manipulation génétique des virus grâce aux techniques de gain de fonction divise la communauté scientifique : « Marc Lipsitch, de l’Université de Harvard, est un membre fondateur du Cambridge Working Group. Selon lui, “aucun argument convaincant n’a été avancé pour expliquer pourquoi ces études sont nécessaires du point de vue de la santé publique ; tout ce que nous avons entendu, c’est qu’il y a certaines questions scientifiques bien précises que vous ne pouvez poser qu’avec des expériences dangereuses”, a-t-il dit. “J’espère que lorsque chaque examen HHS sera réalisé, quelqu’un fera valoir que les souches sont toutes différentes, et que nous pouvons en apprendre beaucoup sur les souches dangereuses sans les rendre transmissibles”. Il souligna que chaque mutation qui fut identifiée comme importante par une expérience de type “gain de fonction” avait déjà été mise en évidence par des études totalement sûres. “Dans un objectif de surveillance, il n’y a rien que nous ne connaissions pas”, selon Lipsitch. “L’amélioration de potentiels pathogènes pandémiques par cette méthode ne vaut tout simplement pas une telle prise de risque.” »

 

Toujours selon The Lancet, « les statistiques sur le nombre de brèches dans les quelques 1 500 laboratoires de confinement élevé aux États-Unis sont difficiles à obtenir. Les événements graves sont extrêmement rares, ceux qui entraînent une infection à l’extérieur sont pratiquement inconnus. Néanmoins, les incidents survenus en 2014 concernaient tous du matériel provenant de laboratoires à haut confinement ; des agents pathogènes dangereux ont été accidentellement envoyés à des laboratoires qui ne s’y attendaient pas, et qui n’étaient pas équipés pour y faire face. “On ne peut pas légiférer pour chaque accident ou pour chaque erreur humaine ; toutes sortes de choses peuvent mal tourner, et si une épidémie se propage à la communauté, les conséquences pourraient être horribles”, a déclaré [le chercheur Ian] Mackay. » Ainsi, différentes sources scientifiques nous alertent sur le niveau insuffisant de biosécurité au sein du réseau de virologie aux États-Unis, notamment sur la question des expériences de « gain de fonction ». Au vu des ravages provoqués par l’actuelle pandémie, de telles prises de risque sont-elles encore acceptables ? Cette question mérite plus que jamais d’être posée. 

 

Maxime Chaix

 

 

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2 Responses to “ Interdire la modification génétique des virus, comme aux États-Unis entre 2014 et 2017 ”

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