La crise du Covid-19 tend à nous faire oublier que l’on commémore les neuf ans de plusieurs « printemps arabes » qui ont tragiquement dégénéré. Ce fut notamment le cas en Libye et en Syrie, où différents pays occidentaux se sont ingérés afin d’y renverser les dictateurs locaux, avec des résultats calamiteux selon le Président Macron lui-même. Dans une autre intervention, ce dernier fustigea ce que nous identifions comme la cause centrale de ces politiques malavisées, soit ce qu’il a appelé l’« État profond ». En exclusivité, nous avons recueilli le témoignage d’un ex-haut fonctionnaire français, qui nous explique comment se forme ce système et pourquoi il conduit nos autorités à promouvoir des politiques de changement de régime aussi désastreuses – à l’instar des « faucons libéraux » et des néoconservateurs américains. Plongée dans les eaux troubles de nos affaires étrangères.
Le 7 novembre dernier, le Président Macron accordait un long entretien à The Economist. Il en profita pour dresser un sombre bilan de l’interventionnisme occidental et – bien que nos désaccords avec l’actuel locataire de l’Élysée soient nombreux –, nous ne pouvons que partager ce constat. Selon lui, « on a commis des erreurs en voulant imposer nos valeurs, en changeant des régimes, sans les peuples. C’est ce qu’on a connu en Irak ou en Libye… C’est peut-être à un moment ce qui a été pensé en Syrie mais qui a échoué. C’est un élément de l’approche occidentale dirais-je en termes génériques, qui a été une erreur du début de ce siècle, sans doute funeste, issue du mariage de deux courants : le droit d’ingérence avec le néo-conservatisme. Et les deux se sont tressés et ont obtenu ces résultats qui sont dramatiques. Parce que la souveraineté des peuples est selon moi un élément indépassable. C’est ce qui nous a fait, et qui doit être respecté partout. » Comme nous l’avons déjà signalé dans nos colonnes, notamment dans notre recension du dernier livre de Jean Guisnel, le Quai d’Orsay est un élément clé dans la construction des politiques interventionnistes qu’a si sévèrement critiquées notre Président. Comme l’avait remarqué le géopolitologue Pascal Boniface, lorsque Macron critiqua l’« État profond » devant les ambassadeurs, il ciblait en particulier les néoconservateurs parmi eux.
Souhaitant creuser ce sujet sensible, nous avons interrogé un ancien haut fonctionnaire particulièrement bien informé sur les rouages et les arcanes de notre État. Au vu des éléments qu’il nous dévoile, il a préféré garder l’anonymat. Son témoignage n’en reste pas moins précieux pour comprendre les dérives atlantistes et interventionnistes de notre haute administration : « Quand j’étais jeune, au Quai d’Orsay, il y existait deux voies royales pour devenir ambassadeur. Soit on était énarque, soit on était issu du cadre d’Orient. Il s’agit d’un concours qui s’appelait le concours d’Orient, et qui permettait d’accéder aux plus hautes fonctions du Quai d’Orsay, c’est à dire au régime A+, en se présentant avec un concours de type ENA plus deux langues orientales. Il s’agissait des deux voies royales. Alors évidemment, ceux qui avaient opté pour le cadre d’Orient se spécialisaient, par exemple sur le Sud-Est asiatique, ou sur le monde arabe – ce pourquoi ils avaient appris la langue et la civilisation. Les énarques, ils étaient plutôt généralistes, et ils voulaient le rester parce que, si vous voulez pantoufler dans une banque ou autre, il ne faut pas vous spécialiser sur le Laos, par exemple. Depuis les années 1970, les cadres du Quai d’Orsay issus de l’ENA ont totalement marginalisé le cadre d’Orient. »
Précisant sa pensée, notre interlocuteur nous explique qu’« en clair, il n’y a plus de hauts fonctionnaires du Quai d’Orsay qui viennent du cadre d’Orient. Donc, on a déjà plus de vrais spécialistes mais le problème est que les énarques qui choisissent le Quai d’Orsay font leurs stages de l’ENA sur deux postes privilégiés : l’ambassade de France à Washington, ou notre représentation permanente au siège de l’ONU, à New York. Alors là, vous avez des jeunes de 23, 24 ans qui se retrouvent dans le monde merveilleux des États-Unis. Eh oui, ils sont fascinés, ces jeunes gens ! Rendez-vous compte ! Les think tanks, l’intelligence… Parce qu’il est vrai que les États-Unis ont les meilleurs think tanks, les meilleurs experts du monde, avec une mécanique absolument fantastique. Nous, en France, on ne fait pas le poids face à la mécanique institutionnelle américaine, le Département d’État, la CIA, le Conseil de Sécurité Nationale, appuyé par les meilleurs think tanks… C’est un monde merveilleux. Donc, nos jeunes stagiaires du Quai sont inévitablement fascinés par ce système. Ensuite, quand ils sont en fonction, ils s’en inspirent forcément. Voila comment s’est formé, dans la haute fonction publique, l’“État profond” critiqué par Macron. Il connaît bien ce système et pour cause, il sait comment il fonctionne. »
En lui demandant d’illustrer les conséquences de ce tropisme ultra-atlantiste des énarques du Quai d’Orsay, notre interlocuteur nous explique qu’« ils ne veulent jamais être en retard d’un “métro” sur les Américains, donc ils prennent le “métro” d’avant. On a pu l’observer en août/septembre 2013 sur le dossier syrien, pour nous étonner ensuite qu’il n’y avait plus d’Américains dans le “métro” précédent, lorsqu’Obama refusa de bombarder la Syrie sans l’aval du Congrès. » En clair, nos diplomates se montrent souvent « plus royalistes de le roi », ce qui engendre une rigidité dans notre politique étrangère pouvant conduire à des catastrophes, en particulier lorsqu’il est question de renverser par la force un dirigeant qui leur déplaît. L’on peut donc se réjouir de la lucidité de Macron vis-à-vis de la dangerosité de cet interventionnisme, et de la nocivité du système qui le promeut. Or, comme l’a expliqué un autre initié, « “l’administration, ce sont les meubles. La politique, c’est la poussière. Les gouvernements et les élus passent, mais l’administration, elle reste. Et parfois, quand le Président demande à ce que le mur soit peint en blanc, derrière il sera peint en beige”, nous résume un élu proche de l’Exécutif. » Dans tous les cas, cette prise de conscience présidentielle est un bon début pour assainir enfin notre politique étrangère, même si de profonds changements sont encore nécessaires.
Maxime Chaix