Face à la crise multiforme que nous traversons, le catastrophisme s’impose. Cette tendance est favorisée par de fortes incertitudes sur les conséquences de cette pandémie – sachant que l’on ignore la durée du confinement, et que nos élites néolibérales ne sont absolument pas dignes de confiance. En effet, depuis les années Thatcher/Reagan, elles ont organisé la financiarisation de l’économie. Grâce à la révolution informatique, ce processus a fait naître une finance-casino totalement opaque, instable et déconnectée du réel. Nous avons pu le constater en 2008, lorsque nos dirigeants nous ont endettés de force pour sauver ce système, qui était menacé par le « virus » des subprimes. En Europe, ces plans de sauvetage ont encouragé des mesures d’austérité qui, avec les injustices fiscales, expliquent en bonne partie les déboires de nos personnels soignants et de leurs patients dans le contexte actuel. Or, nous allons voir que des solutions existent pour financer sans dégâts sociaux les vastes plans de relance annoncés par nos dirigeants. Il en va de la stabilité de nos sociétés, donc de l’existence même de nos démocraties.
2020 : des régimes fiscaux inadaptés, et une finance déconnectée du réel
Le 31 mars, l’économiste Jean-Luc Ginder écrivit que « la crise financière et économique était annoncée. La crise sanitaire causée par le coronavirus n’en est pas la cause mais l’accélérateur. Depuis 2008, une course à l’endettement jusqu’à l’excès a été permise. Cette course folle a créé la bulle mondiale de dette publique de 254 000 milliards d’euros. Pour conséquence, une hausse des prix des actifs en lien avec la hausse du taux d’endettement privé, et l’octroi de crédits à des personnes et agents de moins en moins solvables. Cette bulle a éclaté le 12 mars. » Hélas, ce qu’oublie cet économiste dans son raisonnement est que cette « course à l’endettement » public servit à sauver dans l’urgence, puis à doper un système financier totalement déconnecté du réel – à l’instar de nos régimes fiscaux.
En effet, comme l’a observé le journaliste Guy Mettan, « dans un monde dont l’économie se dématérialise et les emplois sont concurrencés par les robots et de moins en moins liés à l’économie physique, le principe hérité de l’ère industrielle, qui consiste à imposer le travail et les individus, devient obsolète. L’ampleur prise par les transactions électroniques est devenue vertigineuse, et sans lien avec les besoins de la production de biens et de services. En 2017, pour un PNB mondial de l’ordre de 81 000 milliards de dollars, la dette globale atteignait 233 000 milliards (3 fois le PNB) et les produits dérivés 750 000 milliards (presque 10 fois le PNB mondial) ! La plus grande opacité règne à la fois sur les montants et le nombre de ces transactions, favorisées par le trading à haute fréquence et autres outils technologiques. Quant aux opérations sur les produits dérivés, mystère et boule de gomme ! » Dans la situation actuelle, faudrait-il une nouvelle fois recourir à l’endettement public pour sauver un système financier aussi instable, opaque et déconnecté du réel ? Dans la conclusion de cet article, nous verrons que cette solution peut être évitée, et qu’il est même possible de réduire massivement les inégalités.
Derrière le délabrement de nos services publics, la « guerre des classes » néolibérale
En septembre 2011, le spéculateur et milliardaire Warren Buffet déclara sur CNN que, « ces vingt dernières années, il y a [avait] eu une guerre des classes et que [c’était la sienne] qui [l’avait] gagnée », sachant qu’elle avait obtenu « que ses taux d’imposition soient considérablement réduits. » Sous la présidence Macron, ce constat est plus que jamais d’actualité, avec les suppressions controversées de l’ISF et de l’Exit tax. Nous pourrions également citer la pérennisation d’un CICE qui, depuis sa mise en place en 2013, représenterait un manque à gagner de près de 100 milliards d’euros pour les finances publiques, avec des résultats mitigés. 100 milliards d’euros, ce serait également le coût annuel de l’évasion et de l’optimisation fiscales en France. Au niveau des particuliers, les contribuables français auraient dissimulé près de 300 milliards d’euros dans des comptes offshore, au détriment de notre économie réelle et de nos finances publiques. Il est donc scandaleux que notre ministre du Budget propose une collecte de dons pour aider « les plus défavorisés » dans la crise sanitaire actuelle.
Soyons clairs : ces injustices fiscales ne résultent pas du hasard. Elles sont le fruit d’un intense lobbying, que Warren Buffet décrivit comme une véritable « guerre des classes ». Or, la pandémie du Covid-19 nous rappelle brutalement à quel point ce système inégalitaire a paupérisé la majorité des populations occidentales, tout en enrichissant leurs élites à outrance. Aux États-Unis, en Grande-Bretagne ou en France, on constate le délabrement de nos systèmes de santé respectifs, et l’impréparation totale de nos gouvernants face au risque pandémique. Comme l’a observé Arnaud Montebourg, « la catastrophe que nous traversons est surtout révélatrice de la faillite de la technostructure financière et médicale qui a pris le pouvoir ces dernières années. » D’après lui, il en résulte « le confinement, que les médecins du Moyen Âge utilisaient pour éviter la propagation de la Peste noire au 14ème siècle, parce qu’on n’a pas été capable d’organiser les outils de production de dépistage massif et de protection par masques qui ont permis en Corée du Sud ou à Taïwan un nombre de morts très faibles. »
Essentiellement, ces deux pays n’ont pas généralisé le confinement, mais le dépistage. Ils ont placé en quarantaine uniquement les malades du Covid-19 et les personnes qui les avaient récemment côtoyés, ou qui revenaient de zones à risque. Par conséquent, leurs économies n’ont pas été massivement paralysées, contrairement à celles des États-Unis et de l’Union européenne. Nous nous retrouvons donc face à la perspective d’une forte récession, voire d’une dépression brutale selon les experts les plus pessimistes, à l’instar de Nouriel Roubini. L’apparent suicide du ministre de l’Économie d’un lander allemand prospère est l’un des nombreux signaux faibles de la gravité de la situation. Conscients de ce cataclysme, nos gouvernants annoncent des plans de relance massifs et sans précédent, mais qui n’auront qu’un effet limité sans levée rapide des mesures de confinement – ce qui est peu probable vu l’évolution de la pandémie. Dans tous les cas, ces dépenses publiques colossales seront logiquement financées par le contribuable. Face à l’explosion correspondante des dettes publiques, nos dirigeants justifieront tôt ou tard de nouveaux plans d’austérité, qui accentueront la paupérisation, donc la colère des peuples occidentaux. Comme nous allons le constater, ce scénario-catastrophe peut être évité.
Comment empêcher l’explosion sociale face au tsunami économique qui nous submerge
Lorsque le système financier s’effondra en septembre 2008, des milliers de milliards d’argent public furent débloqués en urgence pour garantir sa survie. Ce processus accentuera l’endettement des pays européens, ce qui justifiera des plans d’austérité destructeurs. Pendant ce temps, les marchés financiers formaient une nouvelle bulle gigantesque, profitant de l’absence de réforme de ce système et des largesses des banques centrales. En plus d’un prévisible effondrement boursier, ces politiques de socialisation des pertes au profit d’une finance déconnectée du réel nous ont rendus plus vulnérables au choc actuel. Comme l’a observé l’économiste Gaël Giraud, « les États sont beaucoup plus fragiles qu’en 2008, avec des finances publiques plus dégradées car ils ont déjà dû payer le prix du krach des surprimes. De sorte que, s’ils choisissent de voler au secours des actionnaires des banques comme en 2008, plutôt que de nationaliser celles qui sont en faillite, cela coûtera encore plus cher aux contribuables. Si le système financier s’effondre, ce sera une fois de plus à ces derniers d’éponger les dettes colossales des banques, comme en Irlande depuis 2010, car l’Union bancaire européenne ne nous protège pas. Les plus exposés, ce sont les ménages modestes ou appartenant aux classes moyennes de pays dont le secteur bancaire reste fragile, faute d’avoir purgé leurs bilans des actifs pourris de 2008. C’est le cas en Italie, en Allemagne et en France. »
À l’aune de la vulnérabilité de nos économies, il faudrait adopter des solutions qui seraient les moins douloureuses possibles pour les populations. En effet, le durcissement sécuritaire que nous observons dans le monde occidental ne pourra contenir la colère des citoyens, qui seront probablement confrontés à un chômage massif. Le fait d’aggraver cette situation par des mesures d’austérité pourrait engendrer une explosion sociale qui n’est dans l’intérêt de personne. Par conséquent, nous préconisons un état d’urgence socio-économique qui consisterait à :
1) dédramatiser la question des dettes souveraines sachant que, contrairement à un ménage, un État n’a théoriquement pas de durée de vie limite. Appelant à des dépenses publiques massives pour éviter un effondrement, la prix Nobel d’économie Esther Duflo a balayé « les craintes sur l’endettement public : pour l’heure, les gouvernements “peuvent emprunter à taux extrêmement faibles”, et “si on a beaucoup d’argent à dépenser, on a aussi beaucoup de temps pour rembourser”. “Il n’y a absolument pas à s’inquiéter de la facture pour l’instant, c’est le dernier de nos soucis”, insiste-t-elle, mettant en garde contre un retour prématuré à “une orthodoxie un peu frileuse” sur les déficits. Pour Esther Duflo, la crise serait l’occasion d’encourager un système d’imposition “extrêmement progressif” dans les pays développés: “Comment financer à la fois les transferts aux plus pauvres, qui leur permettront de soutenir leur consommation, et les systèmes de santé qu’il va falloir reconstruire ? Le financer par l’impôt sur les hauts revenus (…) semble le moyen le plus raisonnable et le plus réaliste”. » En clair, nos États devraient imposer un armistice fiscal dans la « guerre des classes » décrite par Warren Buffet en 2011. Or, si cette option pénaliserait les plus riches, la solution suivante arrangerait tout le monde ;
2) imposer la micro-taxe pensée par Marc Chesney pour financer ces plans de relance, et ce sans aucune conséquence sociale pour les classes moyennes et défavorisées. Comme nous l’avons signalé en début d’article, nos régimes fiscaux ne sont plus adaptés à la réalité, et la finance-casino semble à la fois impossible à réformer tout en étant pas viable sur le long terme. La micro-taxe est donc une solution idéale à court et moyen terme. Pour prendre l’exemple de la Suisse, Guy Mettan estime qu’en 2013, « le nombre de transactions interbancaires variait de 1,6 à 2 millions par jour pour des montants quotidiens de l’ordre de 500 milliards. Une estimation prudente permet (…) d’évaluer le total de l’assiette fiscale des transactions réalisées en Suisse à 100 000 milliards de francs (150 fois le PIB national). La microtaxe aurait donc pour effet immédiat d’apporter de la transparence dans ces échanges financiers et de les fiscaliser à un taux extrêmement bas (entre 0,01 la première année et 0,5 pour mille au maximum par la suite, le taux pouvant évoluer en fonction de l’assiette de l’année précédente), et de façon simple et peu coûteuse puisque toutes les transactions sont déjà répertoriées par les banques qui prélèvent leurs commissions sur ces échanges. Avec un taux de 0,25 pour mille, cette solution permettrait de recueillir un volume de recettes fiscales suffisant pour supprimer à la fois la TVA (23 milliards en 2018), l’IFD (22,4 milliards) et le droit de timbre (2,1 milliards), le surplus éventuel pouvant être affecté à la transition écologique et à la lutte contre le réchauffement climatique par exemple. » Dans les économies les plus touchées par la pandémie de coronavirus, cette micro-taxe pourrait d’abord permettre d’amortir le choc économique en évitant de faire peser sur le contribuable lambda le coût exorbitant des plans de relance nécessaires. En réalité, dans un tel schéma, tout le monde serait mis à contribution, mais à des taux de taxation indolores ;
3) abandonner définitivement l’orthodoxie budgétaire une fois cette micro-taxe mise en place. En effet, l’austérité est avant tout hostile à la croissance, comme l’a notamment souligné Joseph Stiglitz. Elle est également injuste, sachant qu’elle frappe en premier les plus vulnérables, et qu’elle détruit insidieusement nos services publics. L’on peut en observer chaque jour les conséquences dramatiques pour nos services hospitaliers, en Europe et au-delà. Elle est également illégitime, car elle fait peser sur les moins fortunés – qui sont les plus nombreux –, les conséquences d’une dette dont l’explosion récente fut encouragée par le sauvetage de la finance-casino, le diptyque évasion/optimisation fiscales et les mesures inéquitables en faveur des plus riches. En ce qui concerne la France, Emmanuel Macron doit donc s’orienter vers l’exact opposé de ses politiques actuelles. Dans le cas contraire, une fois le confinement terminé et la crise économique installée, il n’est pas impossible qu’une révolte populaire violente n’éclate en France et au-delà.
En novembre 2018, la journaliste Myret Zaki observa que « le mouvement des Gilets Jaunes, (…) auquel le ministre de l’Intérieur a opposé l’impératif d’ordre et de sécurité, et auquel le Président Macron a répondu par un triple “Honte à ceux qui… !”, doit nous interroger sur l’équilibre de nos démocraties. » Selon elle, « cette crise sociale part d’un fait économique concret : le revenu disponible des ménages français a baissé en moyenne de 500 euros depuis 2008, en raison des diverses politiques sociales et fiscales. (…) Or, quand on coupe dans la “main gauche” de l’État, celle qui redistribue, on observe fatalement, une décennie plus tard, que la somme ainsi économisée s’est transférée vers la “main droite” de l’État, celle de la répression (sécurité, justice, police, armée, prison). Ce qui est fort logique : quand les citoyens reçoivent moins d’aides publiques, ils ont moins à perdre. Violence et revendications se manifestent. » Elle écrivit alors que les dirigeants français, britanniques et américains auraient tout intérêt « à ne pas se disqualifier (…) en devenant l’outil du transfert du produit du travail collectif et des impôts du plus grand nombre vers des intérêts sectoriels et oligarchiques ». Vu l’ampleur de la crise actuelle, ils devront réagir avec intelligence face à la récession qui frappera leurs populations déjà fragilisées par le confinement. Dans le cas contraire, il n’est pas exclu que nos sociétés finissent par sombrer dans une spirale de violences sociales hors de contrôle – un scénario d’ores et déjà envisagé dans le Sud de l’Italie. Or, nous venons de démontrer que des solutions existent. Il ne manque plus que de l’audace et de la volonté politiques pour les mettre en oeuvre.
Maxime Chaix
Bernard Voélin
Clair précis et concis, vraiment du bon journalisme comme l’on n’avait plus lu depuis longtemps, merci tout simplement. Il manque juste le fait de pouvoir le lire sur du papier, un vrai journal, mais c’est une autre histoire.