Stocks d’armes, mais pénurie de masques : il faut repenser notre sécurité nationale

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Le 1er avril dernier, l’État publiait l’attribution de marché pour les 25 millions de cartouches de fusils d’assaut destinées à nos forces de l’ordre, et dont l’appel d’offre avait été diffusé en mai dernier. Le lendemain, un représentant syndical des douanes nous informait que l’État n’avait importé ni masques, ni respirateurs artificiels entre décembre et début mars. Face à la gestion catastrophique de cette pandémie par nos autorités, l’on pourrait en déduire qu’elles sont incapables d’anticiper les menaces. Or, nous allons voir qu’elles ont prévu le pire dans le domaine du maintien de l’ordre et de la lutte contre la criminalité, tout en refoulant le risque pandémique et la nécessité de s’y préparer. Stockant les armes mais pas les masques, augmentant les budgets de la sécurité intérieure mais pas ceux de l’hôpital public, elles ont oublié que notre sécurité nationale est aussi garantie par nos personnels soignants. Retour sur un trop long aveuglement.   

 

Le 1er avril dernier, l’État nous annonçait l’attribution de marché pour l’« acquisition de cartouches de service de calibre 5,56 x 45 au profit des unités de gendarmerie nationale et de la police nationale, de la direction de l’administration pénitentiaire et de la [direction générale des douanes et droits indirects]. » Remarquée par notre confrère Jean-Marc Manach en juin dernier, cette commande en trois lots prévoit la production d’un total de 25 millions de cartouches de fusils d’assaut pour les forces de l’ordre. Comme il le souligna à l’époque, « le ministère de l’Intérieur ne cesse d’étoffer son stock d’armes, non létales comme létales. Il avait déjà passé commande, le 23 décembre dernier, de 1 280 nouveaux “lanceurs mono-coup” de type LBD, principalement pour la gendarmerie, et de 450 LBD semi-automatiques – des “lanceurs multi-coups” (LMC) [1] pour les policiers. La place Beauvau vient successivement d’acheter 40 000 nouvelles grenades à main de désencerclement (GMD) à effet assourdissant, et de lancer un appel d’offres visant à acquérir, sur les quatre prochaines années, 25 millions de… cartouches de fusil d’assaut pour une valeur estimée à 11 millions d’euros [2]. »

 

La mitrailleuse en question est le HK G36, « une arme de guerre pouvant tirer, en rafale, jusqu’à 750 balles par minute, mortelles jusqu’à deux kilomètres. Au 1er janvier 2017, le ministère de l’Intérieur répertoriait 9 469 fusils d’assaut de ce type, dont 8 545 pour la police nationale, en augmentation de 68 % par rapport à 2012. Rapporté au chiffre de 6,25 millions de munitions commandées par an, chaque fusil d’assaut serait dès lors potentiellement doté de 22 chargeurs chaque année, alors que ces armes sont censées n’être utilisées qu’exceptionnellement ! [6] » Depuis, le ministère de l’Intérieur n’a jamais clarifié les raisons de cette commande de 25 millions de cartouches pour équiper ces HK G36. Dans tous les cas, les chiffres cités par Jean-Marc Manach indiquent que l’État sait anticiper d’éventuelles menaces en termes de sécurité intérieure, et donc équiper les forces de l’ordre en conséquence.

 

Même si cela est peu connu du grand public, nos services de renseignement craignent une guerre civile. Bien qu’il ait démenti avoir utilisé ce terme, l’ancien patron de la DGSI Patrick Calvar a décrit un scénario peu rassurant devant nos députés en 2017 : « Je pense que nous gagnerons contre le terrorisme ; je suis, en revanche, beaucoup plus inquiet de la radicalisation de la société et du mouvement de fond qui l’entraîne. C’est ce qui m’inquiète quand je discute avec tous mes confrères européens : nous devrons, à un moment ou à un autre, dégager des ressources pour nous occuper d’autres groupes extrémistes parce que la confrontation est inéluctable. (…) Vous aurez une confrontation entre l’ultradroite et le monde musulman, pas les islamistes, mais bien le monde musulman. » Nous sources dans les milieux de la sécurité nationale sont unanimes : ce risque est réel, et l’État s’y prépare. Souvenons-nous d’ailleurs du constat inquiétant de l’ancien ministre de l’Intérieur Gérard Collomb lors de sa passation de pouvoir : « La situation est très dégradée et le terme de reconquête républicaine prend dans ces quartiers tout son sens. Aujourd’hui, c’est plutôt la loi du plus fort qui s’impose, des narcotrafiquants, des islamistes radicaux, qui a pris la place de la République. (…) Aujourd’hui, on vit côte à côte, je crains que demain on puisse vivre face à face. »

 

En novembre 2018, la longue crise des Gilets Jaunes a fait trembler le pouvoir en quelques semaines. Comme nous l’avions écrit dans nos colonnes, cette crainte de l’Exécutif face à cette situation pré-insurrectionnelle l’a conduit à un durcissement sécuritaire controversé, entraînant une multiplication ostensible des violences policières. Un an plus tard, l’Assemblée Nationale vota un budget dédié à la police et à la gendarmerie en hausse de 525 millions d’euros par rapport à l’année précédente. Dans le même temps, et malgré une rallonge budgétaire de 300 millions d’euros, les personnels soignants continuaient de protester contre le manque de moyens financiers alloués aux hôpitaux. Aujourd’hui, l’on constate un état de dégradation avancée de nos structures hospitalières qui, entre 2003 et 2016, auraient perdu près de 60 000 lits. En parallèle, la pénurie de masques FFP2 s’installe dans la durée, alors qu’un consensus émerge tardivement sur la nécessité d’en distribuer massivement à la population – et pas seulement aux travailleurs exposés, tels que les soignants. En janvier 2010, Roseline Bachelot fut vertement critiquée pour en avoir acquis près d’un milliard, sachant que leur stockage coûtait « des millions », et qu’elle était accusée d’en faire trop.

 

Hélas, on constate aujourd’hui que notre sécurité nationale – si elle justifie le stockage de dizaines de milliers d’armes et de millions de munitions –, passe également par l’anticipation de désastres sanitaires qui peuvent toucher l’ensemble de la population. Dans cette logique, la commande massive de masques FFP2 et de respirateurs artificiels aurait due être organisée depuis longtemps. Or, selon un représentant syndical des douanes – dont les propos n’ont pas été démentis –, aucun de ces matériels essentiels n’a été importé par l’État français entre décembre et début mars. À plus long terme, il faudrait également stopper la destruction de l’hôpital public, et empêcher sa privatisation. Or, la Caisse des Dépôts et des Consignations souhaite accélérer ce processus, et le directeur de l’ARS Grand Est souhaite même poursuivre la suppression de postes et de lits au CHRU de Nancy – bien que sa région soit massivement touchée par le Covid-19. De quoi nous poser de sérieuses questions sur les priorités de nos dirigeants en termes de sécurité nationale. En effet, ils accumulent les armes et les munitions pour nos forces de l’ordre, tout en réduisant le nombre et les moyens de celles et ceux qui nous protègent en nous soignant avec héroïsme. 

 

Maxime Chaix 

 

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