Nous poursuivons notre enquête sur les enjeux autour des recherches de Shi Zhengli, en analysant une série d’informations publiées dans la presse étrangère mais pas encore relayées dans les médias francophones. Confirmés par nos propres sources, ces nouveaux éléments indiquent une volonté documentée du gouvernement chinois de contrôler strictement le narratif et les recherches sur cette pandémie et ses origines. Parallèlement, la pression monte contre les dirigeants du PCC pour qu’ils fassent un réel effort de transparence sur ces questions. Dans ce contexte, nous verrons pourquoi les recherches de Shi Zhengli sont au coeur d’une véritable affaire d’États qui implique la France, la Chine et les États-Unis, et qui pose de graves questions en termes de biosécurité internationale. Révélations.
L’opacité documentée de Pékin sur les origines de cette pandémie
Le 11 avril dernier, le Guardian révélait que « la Chine prend des mesures draconiennes contre la publication de recherches universitaires sur les origines du nouveau coronavirus, dans ce qui pourrait faire partie d’une plus large tentative de contrôler le récit entourant la pandémie. (…) Deux sites Web des principales universités chinoises ont récemment publié puis supprimé des pages faisant référence à une nouvelle politique. En clair, les documents académiques traitant du Covid-19 doivent désormais être soumis à une vérification supplémentaire [de la part des autorités] avant d’être proposés à la publication. » Dans cet article, il est en effet démontré que ces pages ont été supprimées, dans un contexte de censure massive des réseaux sociaux chinois et de disparitions inquiétantes de plusieurs lanceurs d’alerte locaux. Il est également souligné que les recherches relatives au coronavirus doivent être transmises au Ministère chinois des Sciences et des Technologies, et ne pas être publiées avant son autorisation expresse.
Le Guardian précise que « les recherches sur les origines du virus sont particulièrement sensibles et soumises à des vérifications par des responsables gouvernementaux, selon les notifications publiées sur les sites Web de l’Université de Fudan et de l’Université chinoise des géosciences de Wuhan. Les deux pages supprimées sont accessibles à partir de caches en ligne », comme nous l’avons indiqué dans le paragraphe précédent. Selon l’une de nos sources bien informées, « il ne relève pas de la “sinophobie” que de constater l’encadrement totalitaire de l’expression des Chinois, en particulier sur cette question. Dans un tel contexte, il n’est pas étonnant d’apprendre que des directives ont été données par les autorités locales pour que les recherches sur ce nouveau coronavirus et ses origines soient strictement encadrées. »
Toujours d’après le Guardian, « le professeur Steve Tsang, directeur du SOAS China Institute de Londres, nous a déclaré que le gouvernement chinois s’était concentré sur la façon dont l’évolution et la gestion du virus étaient perçues depuis les premiers jours de l’épidémie. “En termes de priorités, le contrôle du récit est plus important que la santé publique ou les retombées économiques”, selon lui. “Cela ne signifie pas que l’économie et les questions sanitaires ne sont pas importantes. Mais le [contrôle du] récit est primordial.” Ce virus ayant infecté plus d’un million de personnes dans le monde et fait de nombreuses victimes, en particulier en Europe et aux États-Unis, les détails sur son origine et les premières semaines de la pandémie – lorsque les autorités locales ont tenté de dissimuler [sa survenance] –, peuvent être considérés comme particulièrement sensibles. » Or, comme nous allons le constater, cette volonté de contrôle des informations sur le coronavirus est bien antérieure à ces nouvelles règles.
Selon des informations du Daily Mail, qui n’ont pas été reprises dans la presse francophone mais qui sont confirmées par nos propres sources, le gouvernement chinois aurait initialement empêché la virologue Shi Zhengli et son équipe de publier librement leurs recherches sur le séquençage du coronavirus, et ce dès le 2 janvier. Le même jour, « Yanyi Wang, directeur de l’Institut de Virologie de Wuhan, envoya un courriel au personnel et aux principaux responsables [de cet établissement] en leur ordonnant de ne pas divulguer d’informations sur la maladie. (…) Wang déclara que la Commission nationale de la santé “exigeait sans équivoque que tous les tests, données cliniques, résultats des tests et conclusions liées à l’épidémie ne soient pas publiés sur les réseaux sociaux, ni divulgués à la presse, y compris aux médias officiels du gouvernement, ni même aux institutions partenaires. » Au final, les recherches de Shi Zhengli seront publiées 10 jours plus tard, dans un contexte qui trahit une volonté de contrôle total de l’information au sein du PCC. Or, si jamais l’éventuelle fuite d’un labo se confirmait, la Chine devrait-elle être le bouc émissaire de cette pandémie ? Comme nous allons le constater, son système de recherches virologiques – dont Shi Zhengli est une figure centrale –, a montré d’alarmantes failles de sécurité, ce qui compromet non seulement Pékin, mais également Paris et Washington.
La dangerosité du dispositif chinois de virologie parrainé par la France et les États-Unis
Le 14 février dernier, le Président de la République populaire de Chine Xi Jinping déclara que « la biosureté et la biosécurité sont essentielles à la santé des personnes, à la sécurité nationale et à la stabilité à long terme du pays, et doivent donc être incluses dans notre dispositif de sécurité nationale. Un plan systématique concernant le système de contrôle et de gestion des risques doit être formulé pour améliorer globalement la capacité de gouvernance de la Chine en matière de biosureté et de biosécurité. Le processus législatif sur la biosécurité doit être accéléré afin d’établir les cadres juridiques et institutionnels nécessaires pour assurer la biosureté et la biosécurité du pays. » Début avril, le Washington Post soulignait de graves failles dans le système chinois de recherches virologiques, comme nous l’avions déjà rapporté en faisant confirmer ces informations par nos propres sources. Plus récemment, ce même journal révéla que ces failles étaient connues du Département d’État depuis au moins janvier 2018, ce qui est dommageable à la fois pour la Chine, les États-Unis et la France.
En effet, Shi Zhengli travaille à l’Institut de Virologie de Wuhan, où elle mène des recherches sur les coronavirus de chauve-souris. Or, cet établissement abrite le fameux laboratoire P4 « de conception française » qui fut inauguré par le Premier Ministre Bernard Cazeneuve en février 2017, et dont Shi Zhengli est vice-directrice. Selon des révélations récentes du Washington Post, « en janvier 2018, l’ambassade des États-Unis à Pékin prit la décision inhabituelle d’envoyer à plusieurs reprises des diplomates scientifiques américains à l’Institut de Virologie de Wuhan (IVW), qui était devenu en 2015 le premier labo chinois à atteindre le plus haut niveau de sécurité internationale en matière de recherches biologiques (BSL-4, [d’où l’appellation de “laboratoire P4”]). L’IVW publia un communiqué de presse en anglais au sujet de la dernière de ces visites, qui eut lieu le 27 mars 2018. (…) La semaine dernière, l’IVW effaça cette déclaration de son site Web, bien qu’elle reste archivée sur Internet. » Au vu de l’opacité des autorités chinoises sur les questions liées à cette pandémie, et qui concernent notamment la biosécurité, cette suppression n’est pas étonnante.
Toujours selon le Post, « ce que les responsables américains ont appris au cours de leurs visites [à l’IVW] les a tellement inquiétés qu’ils ont envoyé à Washington deux câbles diplomatiques estampillés “Sensible mais Non-classifié”. Ces câbles ont mis en garde [l’administration Trump] contre les faiblesses de la sécurité et de la gestion constatées au laboratoire IVW. Ils ont alors proposé davantage de soutien et de vigilance. Le premier câble, que j’ai pu obtenir, prévient également que les travaux du laboratoire sur les coronavirus de chauve-souris et leur transmission potentielle chez l’homme induisaient un risque de nouvelle pandémie de type SRAS. » Hélas, ces demandes de soutien et de vigilance supplémentaires envoyées à l’administration Trump sont restées lettre morte, malgré la dangerosité de ces expériences sur les coronavirus menées à l’IVW. Comme nous l’avons souligné dans la première partie de notre enquête, Shi Zhengli est la responsable de ce programme. Or, cet article du Post ne précise pas que cette dernière et son labo ont bénéficié d’un financement américain de 3,7 millions de dollars pour mener leurs recherches sur les coronavirus.
En résumé,
1) le gouvernement des États-Unis a financé une virologue et son équipe travaillant dans un laboratoire P4 « de conception française », avec des scientifiques formés au P4 « Jean Mérieux-INSERM » de Lyon et dans des universités américaines. Bien qu’il nous semble peu probable qu’une fuite accidentelle provienne de ce labo P4, il est clair que le Département d’État y avait détecté de graves failles sécuritaires en janvier 2018 – soit dès sa mise en exploitation ce même mois. Et comme vient de l’indiquer la cellule investigation de France Info, ce laboratoire aurait « peu à peu échappé au contrôle de la France ». Manifestement, ni les dirigeants français, ni leurs homologues américains n’étaient en mesure de superviser convenablement un système de virologie ultrasensible qu’ils parrainaient à différents niveaux ;
2) en octobre 2014, l’administration Obama stoppa le financement des expériences d’« acquisition de fonction », qui consistent notamment à rendre transmissibles des virus aux êtres humains en les modifiant génétiquement – et ce dans un but de recherches médicales. Comme le démontre cet intéressant article, ces recherches sont particulièrement controversées. En novembre 2015, et malgré ce moratoire, Shi Zhengli et ses confrères publièrent une étude expliquant qu’ils avaient rendu un coronavirus de chauve-souris transmissible aux êtres humains. À l’époque, le magazine Nature avait écrit que « les résultats [de cette expérience] renforcent les soupçons selon lesquels les coronavirus de chauve-souris [seraient] capables d’infecter directement les humains, plutôt que de devoir évoluer d’abord dans un hôte animal intermédiaire. (…) Mais d’autres virologistes se demandent si les informations recueillies lors de cette expérience justifient le risque potentiel. Bien que l’ampleur de tout risque soit difficile à évaluer, Simon Wain-Hobson, virologue à l’Institut Pasteur de Paris, souligne que les chercheurs ont créé un nouveau virus qui “se développe remarquablement bien” dans les cellules humaines. “Si le virus s’échappait, personne ne pourrait en prédire la trajectoire”, dit-il. » On comprend mieux pourquoi Shi Zhengli n’a pas pu dormir pendant plusieurs nuits après avoir appris l’émergence d’une pneumonie atypique à Wuhan. Elle craignait alors que l’un des coronavirus sur lequel elle travaillait eût fuité de l’un de ses labos ;
3) le moratoire sur ces expériences d’« acquisition de fonction » fut levé en décembre 2017 par le réseau des National Institutes of Health (NIH). Dépendant du ministère américain de la Santé, il s’agit d’un ensemble d’établissements de recherche qui finance notamment le programme de Shi Zhengli, et ce à hauteur de 3,7 millions de dollars. Quelques jours après l’annonce de la fin de ce moratoire, les experts du Département d’État s’alarmèrent des conditions de sécurité de l’Institut de Virologie de Wuhan, et rencontrèrent cette chercheuse pour l’en informer. Si ce nouveau coronavirus n’a manifestement pas été fabriqué en labo, différents scientifiques estiment qu’il n’est pas exclu qu’il ait pu fuiter d’un établissement de virologie dans cette ville chinoise. Or, comme nous l’avons démontré dans cette enquête, l’équipe de Shi Zhengli spécialisée sur les coronavirus de chauve-souris a bénéficié de financements américains, dans une infrastructure co-construite par la France, mais dont ses principaux promoteurs affirment avoir perdu le contrôle ;
4) les enjeux de la polémique actuelle sur un potentiel accident de laboratoire à Wuhan dépassent donc le seul cadre de la Chine. S’il est un jour démontré qu’un tel événement est à l’origine de cette pandémie, c’est le système international de biosécurité qui serait mis en cause, et pas seulement le dispositif chinois. Dans tous les cas, vu les failles sécuritaires alarmantes révélées par le Washington Post à l’Institut de Virologie de Wuhan, de même qu’au Centre de contrôle et de prévention des maladies de cette même ville, le parrainage et la supervision du système chinois de virologie par les États-Unis et la France a été gravement défaillant.
Au final, quelque soit l’origine de ce virus, l’opacité notoire du PCC sur cette question, les dénégations douteuses de Shi Zhengli, et l’absence de consensus scientifique sur le marché aux fruits de mer de Huanan en tant qu’épicentre de cette maladie rendent d’autant plus urgent une réelle coopération internationale sur les causes premières de cette pandémie. Or, bien que les États-Unis ne disposent toujours pas des échantillons prélevés sur les premiers patients infectés par ce coronavirus, Shi Zhengli a récemment déclaré au Financial Times être ouverte à une demande officielle de coopération – en espérant que le PCC, l’OMS et Washington finissent par trouver un terrain d’entente. Contrairement à ce qu’estiment un certain nombre d’observateurs, l’enjeu réel de découvrir les origines de ce virus n’est pas d’attribuer la responsabilité de son émergence à tel ou tel pays. En effet, comme l’a pertinemment souligné l’OMS, « jusqu’à ce que la source [du SARS-CoV-2] soit identifiée et contrôlée, il existe un risque de réintroduction de ce virus dans la population humaine, et le danger de voir apparaître de nouvelles épidémies comme celles que nous connaissons actuellement. » Il faudrait donc inciter la Chine à davantage de transparence, ce qui est loin d’être acquis vu les tensions diplomatiques que nous observons.
Maxime Chaix