Voici l’ultime partie de notre traduction de l’importante analyse de William Van Wagenen. Tout en rappelant que l’insurrection syrienne ne résulte pas de l’action des services spéciaux américains et de leurs alliés du Golfe, il rappelle que la violence armée des salafistes fut observée dès les premières manifestations anti-Assad. Il explique alors le concept de « liberté » tel qu’il est perçu par ces islamistes, tout en détaillant leur projet d’imposer une dictature fondamentaliste en Syrie après l’avoir ethniquement nettoyée des « hérétiques ».
« Les racines salafistes du soulèvement syrien » (partie 4/4)
Texte original par William Van Wagenen
Traduction en français par Maxime Chaix
(Si vous les avez manquées, voici la première, la deuxième et la troisième partie de cette analyse)
Le gouvernement syrien a-t-il tué des manifestants ?
Il est avéré que le gouvernement syrien tua des manifestants pacifiques. Néanmoins, [en février 2012], le journaliste Nir Rosen déclara qu’il avait « assisté à une centaine de manifestations en Syrie. Dans beaucoup d’entre elles, j’ai dû fuir pour sauver ma vie face aux coups de feu. J’étais terrifié. Les manifestants qui sortent tous les jours depuis mars savent qu’ils risquent leur vie. Cela les aide à croire au paradis et au martyre. » 117 En juin 2011, la journaliste londonienne Hala Jaber souligna que, d’après un responsable des services de sécurité syriens, ses hommes « observent des centaines voire des milliers de manifestants qui scandent des slogans anti-gouvernementaux ou qui déchirent des photos d’Assad – quelque chose qui, il y a seulement quelques mois, aurait abouti à des emprisonnements. [Dans la panique,] ils réagissent brutalement et tirent au hasard. » 118
Le 3 mai 2011, le commentateur politique syrien Camille Otrakji résuma la situation. D’après lui, « alors que la plupart des manifestations étaient véritablement pacifiques, beaucoup d’entre elles étaient conflictuelles et violentes. La police et le personnel de sécurité syriens ne sont pas habitués à de tels défis et, malheureusement, dans certains cas, plusieurs d’entre eux ont probablement réagi avec une violence disproportionnée. Sur environ 150 000 manifestants jusqu’à présent, au moins 500 seraient morts, selon les chiffres de l’opposition. Le gouvernement n’en comptabilise que 78, et je pense que le vrai chiffre se situe entre les deux – et qu’il est probablement plus proche des chiffres de l’opposition. Le gouvernement affirme que beaucoup de gens ont été tués lors d’affrontements armés. Vu que 80 soldats et policiers sont également morts, il est logique que des hommes armés violents fassent partie des centaines de victimes “civiles”. En d’autres termes, ces dernières n’étaient pas toutes des manifestants pacifiques. Beaucoup d’autres sont probablement mortes à cause des violences excessives du personnel de sécurité. Nous devons garder à l’esprit que, malgré le sentiment amer que nous éprouvons tous aujourd’hui après la mort de centaines de personnes, une enquête sur ce qui s’est passé devrait être menée. Aucun de nous n’a accès à la vérité. Or, je pense que, d’après les chiffres que nous connaissons, il est inexact d’affirmer qu’il existe une politique officielle consistant à tirer au hasard sur les manifestants. De nombreuses erreurs fatales ont eu lieu, mais beaucoup d’autres personnes sont mortes alors qu’elles participaient à des affrontements violents avec l’armée ou la police. » 119
Le prêtre néerlandais Frans van der Lugt, qui a vécu en Syrie pendant près de 50 ans, fit une observation similaire. Il a écrivit que, « dès le départ, les mouvements de protestation n’étaient pas uniquement pacifiques. En effet, j’ai vu des opposants armés défiler dans les manifestations, où ils commencèrent à tirer en premier sur la police. Très souvent, la violence des forces de sécurité fut une réaction à la brutalité de ces factions. » Van der Lugt ajouta que, « depuis les premiers stades [du soulèvement], on a observé ce problème des groupes armés, qui font également partie de l’opposition. (…) L’opposition de la rue est beaucoup plus forte que toute autre mouvement. Et cette frange de l’opposition est armée et recourt fréquemment à la brutalité et à la violence, uniquement pour accuser les autorités d’en être responsables. De nombreux représentants et partisans [d’Assad] ont été torturés et abattus par ces rebelles. » 120
Comme le fit remarquer l’universitaire australien Tim Anderson, ces observations de Van der Lugt sont importantes car il était un témoin indépendant. 121 Il était sur le terrain à Homs pour assister directement à ces événements, et il était respecté par les belligérants des deux côtés. En avril 2014, il fut assassiné par des inconnus, après avoir refusé de quitter Homs malgré un niveau de violence effroyable, et un siège dévastateur imposé par les forces syriennes dans les quartiers de la ville contrôlés par l’opposition. Le Telegraph souligna alors que, « ces derniers mois, le père Van der Lugt était connu comme étant une figure clé du dialogue inter-religieux. En effet, il avait réussi à maintenir des relations de travail, généralement bonnes, avec certains des groupes rebelles islamistes les plus radicaux de la région. » 122
Que signifie la liberté pour les salafistes ?
Le mythe d’un mouvement de protestation entièrement laïc et pacifique a persisté notamment parce que bon nombre des chants les plus courants – tels que « Dieu, la Syrie, la liberté, c’est tout » –, étaient assez ambigus pour permettre aux observateurs occidentaux de supposer que ces appels à la liberté et à la dignité signifiaient un attachement à la démocratie libérale, et non à la liberté de vivre dans un pays régi par les interprétations salafistes de la loi islamique, ethniquement nettoyé des alaouites et d’autres minorités religieuses. De même, le principal slogan du soulèvement – « Le peuple veut la chute du régime » –, n’expliquait pas pourquoi ses opposants souhaitaient renverser Assad, ni sur le type de gouvernement avec lequel ils comptaient le remplacer.
Pour les salafistes syriens désireux de faire chuter l’État et de nettoyer le pays des alaouites, il n’y avait pas de contradiction entre ces objectifs et la lutte pour ce qu’ils considéraient comme la « liberté ». En témoignent les noms des groupes armés anti-gouvernementaux qu’ils ont créés, de même que leur rhétorique.
Tel que mentionné dans cette analyse, Ahrar al-Sham fut l’une des premières milices anti-Assad, sachant qu’elle fut créée en mars 2011. Elle fut également l’une des plus puissantes de ces factions. 123 Le nom de ce groupe se traduit par le « Mouvement islamique des hommes libres de Syrie » . 124 Il reçut un financement précoce de la part d’al-Qaïda, 125 et il fut en partie fondé par le vétéran du djihad Abou Khaled al-Souri. Comme nous l’avons déjà précisé, l’idéologie d’Ahrar al-Sham fut inspirée par le prédicateur salafiste et sectaire Muhammad Sarour Zein al-Abedine. 126
Par ailleurs, de nombreux groupes armés de l’opposition combattant sous la bannière de l’« Armée Syrienne Libre » (ASL) avaient des orientations islamistes ou salafistes. Alors que l’ASL est généralement considérée comme laïque et démocratique, le journal saoudien Al-Hayat décrivit comment cette organisation fut créée par un groupe de déserteurs de l’armée, mais que de nombreuses factions salafistes commencèrent rapidement à combattre sous sa bannière. Parmi elles, l’on pourrait citer la Liwa al-Islam, la Liwa Suqour al-Sham, ou les brigades Ahfad al-Rassoul et al-Farouq. 127
Le média libanais Daily Star observa que, « pour choisir leur nom, plusieurs bataillons de l’ASL se sont inspirés d’Ibn Taymiyya, le savant sunnite du 14ème siècle qui appela à l’extermination des alaouites en les désignant comme des hérétiques. De telles décisions neutralisent toute rhétorique ou action positives de la part d’autres éléments de l’ASL, dont certains porte-parole promettent souvent d’établir une Syrie pluraliste et civile, et non d’essence religieuse. » 128
Membre de la choura du Front al-Nosra, Abou Firas défendit l’ASL contre les accusations d’apostasie lancées par Daech à l’égard de cette milice, expliquant que « de nombreux groupes se sont ligués sous un grand parapluie nommé l’ASL », et que beaucoup d’entre eux « sont croyants, bons et justes, voulant que la charia d’Allah s’impose sur la terre. » Abou Firas mentionna spécifiquement la Liwa al-Tawhid, Nour al-Din al-Zenki, la Liwa al-Islam et Jund al-Sham comme faisant partie de ces groupes décrits comme « justes » au sein de l’ASL. 129
La Liwa al-Islam était dirigée par Zahran Alloush, le fils d’un célèbre prédicateur salafiste de la banlieue damascène de Douma. La faction d’Alloush devint ensuite l’un des groupes armés anti-gouvernementaux les plus puissants, à savoir Jaysh al-Islam – c’est-à-dire l’« Armée de l’Islam » [dont nous avons déjà parlé dans nos colonnes]. La milice d’Alloush combattit au nom de l’« Armée Syrienne Libre » depuis sa fondation en juillet 2011 jusqu’à la mi-2012. 130
Alloush est réputé pour son sectarisme anti-alaouite et anti-chiite. En effet, il a appelé au nettoyage ethnique de ces minorités en Syrie, 131 et il a tristement exhibé des prisonniers alaouites dans des cages à travers les rues de Douma. 132 Il s’est également décrit comme faisant partie de ces « Syriens libres » luttant contre le gouvernement Assad. Mais pour lui, cela signifiait lutter contre la démocratie plutôt qu’en sa faveur. Lorsqu’on lui demanda s’il soutiendrait des élections démocratiques après la chute du régime, Alloush expliqua être lui aussi « l’un de ces Syriens libres ». Dans ce même entretien, il affirma que l’ensemble de ses compatriotes rejetaient la démocratie, et qu’ils exigeaient la création d’un État islamique. Pour le prouver, il déclara que les premiers manifestants anti-gouvernementaux étaient « sortis des mosquées pour dire : “Il n’y a personne avec nous à part Dieu”. Et ils ont dit : “Allah est le plus grand”. Ils n’ont pas dit “La démocratie est géniale”. » 133
Un autre des premiers groupes ayant formé l’Armée Syrienne Libre était les Brigades al-Farouq. « Farouq » est un titre faisant référence à l’un des premiers compagnons du prophète Mahomet, le deuxième calife Omar ibn al-Khattâb. Les Brigades Farouq ont été en partie fondées par un prédicateur salafiste nommé Amjad Bitar, qui put financer cette milice grâce aux dons provenant des réseaux islamistes des États du Golfe. 134
Un combattant des Brigades al-Farouq expliqua à un journaliste belge qu’il n’était pas « libre » lorsqu’il vivait sous le gouvernement syrien dirigé par les baasistes. Comme il l’affirma, « avant la révolution, le régime était trop fort ; il dominait tout le monde et il était impossible de vivre en tant qu’islamiste en Syrie. Après la révolution, nous sommes libres de vivre comme nous le commande notre foi. Dans l’islam, la voie à suivre, c’est l’État islamique. » 135
Ayant leur base arrière à Homs, les Brigades al-Farouq ont également reçu le soutien des réseaux salafistes à Tripoli, au Liban. Selon un prédicateur islamiste tripolitain, qui participa à l’envoi d’argent et de combattants en Syrie pour soutenir al-Farouq, « Assad est un infidèle. (…) Il est du devoir de chaque musulman, de chaque arabe de combattre les infidèles. (…) Il y a une guerre sainte en Syrie et des jeunes gens y mènent le djihad. Pour le sang, pour l’honneur, pour la liberté, pour la dignité. » 136 Dans le discours salafiste, le combat pour la liberté et la dignité est synonyme de lutte pour établir une dictature religieuse fondamentaliste.
De même, les termes « djihad » et « révolution » sont souvent utilisés de manière interchangeable ou en tandem, à l’instar de « moudjahidines » et « révolutionnaires ». Par exemple, Abdullah al-Muhaysini – un prédicateur saoudien qui exerça les fonctions de juge pour le Front al-Nosra –, salua la bataille menée par cette milice en 2015 pour capturer Idleb, qualifiant cette offensive d’« islamique, djihadiste et révolutionnaire ». 137 En mars 2020, le Front al-Nosra, alors connu sous le nom de Hayat Tahrir al-Sham, publia une déclaration décrivant ses combattants comme des « moudjahidines révolutionnaires », et sa lutte comme une « révolution », tout en s’engageant à poursuivre les combats jusqu’à ce que « la Syrie redevienne libre, digne et prête à relever les défis. » 138
Vu l’influence de l’idéologue des Frères Musulmans Sayyid Qutb sur la pensée djihadiste, ce phénomène n’est pas surprenant. Son livre, Jalons sur la route de l’islam, a défini une stratégie d’utilisation d’une « avant-garde » de type léniniste pour mener la lutte armée en faveur d’une « révolution islamique ». 139 Qutb souhaitait renverser les gouvernements arabes laïcs et les remplacer par un État islamique prétendument sous la souveraineté de Dieu. Par conséquent, le groupe dissident des Frères Musulmans qui a combattu pour renverser le gouvernement syrien entre 1976 et 1982 s’appelait l’« Avant-garde combattante ». Dans les années 1980, un grand nombre de ses militants continuèrent à se battre dans les rangs de [la future] Qaïda en Afghanistan. Plus tard, beaucoup d’entre eux jouèrent un rôle de premier plan au sein de la mouvance djihadiste, notamment Abou Khaled al-Souri et Abou Moussab al-Souri. 140
L’utilisation salafiste de discours promouvant la liberté et la dignité – mais à des fins religieuses et fondamentalistes –, explique pourquoi des slogans aussi manifestement contradictoires que « Dieu, la Syrie, la liberté, c’est tout » et « Les chrétiens à Beyrouth, les alaouites au tombeau ! » purent coïncider lors des premières manifestations anti-gouvernementales [au printemps 2011].
Conclusion
Contrairement au point de vue conventionnel, le soulèvement syrien n’était pas entièrement pacifique ou laïc. Le mouvement salafiste local joua un rôle clé dans « la création et la promotion des événements » de cette insurrection. Des prédicateurs salafistes en Syrie et à l’étranger employèrent un discours de haine sectaire pour mobiliser leurs partisans contre l’État syrien, et contre les communautés alaouites et chrétiennes de ce pays en général. Dès les premières semaines du mouvement de protestation, des militants salafistes armés attaquèrent et tuèrent des membres des forces de sécurité, des soldats et des policiers. La violence et le sectarisme des salafistes poussèrent la plupart des Syriens – y compris les musulmans sunnites –, à rejeter le soulèvement et à adopter une position neutre, ou à soutenir le gouvernement malgré son appareil de sécurité oppressif et la corruption de l’élite dirigeante locale.
Alors que les services spéciaux des États-Unis et du Golfe n’ont pas orchestré les premières manifestations anti-gouvernementales, ni créé l’insurrection armée qui les accompagnait depuis le début, ces acteurs extérieurs jouèrent [ensuite] un rôle central dans ce conflit. En effet, ils attisèrent l’insurrection naissante en canalisant des milliards de dollars d’armes et d’équipements vers des groupes armés salafistes, sachant qu’ils partageaient leur objectif de renverser le gouvernement syrien et d’affaiblir ainsi l’Iran – un proche allié d’Assad. Le soutien des États-Unis [et de leurs alliés] en faveur de l’insurrection salafiste s’est intensifié et a prolongé ce conflit. Il en résulta des années d’effusions de sang et de souffrances inutiles pour des millions de Syriens. Les événements qui ont frappé ce pays cette dernière décennie fournissent un autre exemple des terribles conséquences de la politique étrangère américaine dans cette région. Comme en Irak et en Libye, elle ne fut ni bénigne, ni bien intentionnée. Elle fut volontairement destructrice, et elle engendra des souffrances humaines d’une ampleur et d’une gravité incalculables.
Texte original par William Van Wagenen
Traduction en français par Maxime Chaix