Succès et périls de l’interventionnisme turc en Libye et en Méditerranée

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En exclusivité pour nos adhérents, nous avons traduit un excellent article qui analyse les récents succès de la Turquie et de ses alliés en Libye. Comme nous le verrons, la situation dans ce pays reste néanmoins bloquée, et l’interventionnisme turc dans cette région amplifie la polarisation internationale. Par conséquent, la tension entre les deux blocs de puissances qui se disputent le contrôle de la Libye et les gisements énergétiques en Méditerranée ne fait que s’accentuer. Afin d’y voir plus clair, l’auteur de cette analyse clarifie pertinemment les principaux enjeux et les derniers développements de ce conflit. Décryptage.  

 

Fortement marquée par l’utilisation de drones, l’intervention turque en Libye a aidé ses alliés à rééquilibrer les rapports de forces sur le terrain tout en attisant les tensions avec l’Égypte et les Émirats Arabes Unis – qui sont les principaux soutiens du camp adverse –, et en accentuant la polarisation internationale dans la région.

 

Au cours des dernières semaines, les forces du Gouvernement d’Entente Nationale (GEN) basé à Tripoli, aidées par la coordination militaire turque et ses drones, ont regagné une bonne partie du terrain qu’elles avaient perdu au profit de l’Armée Nationale Libyenne (ANL) de Khalifa Haftar fin mars. Dans une offensive baptisée opération Tempête de Paix, les forces du GEN avaient tenté de s’emparer de la base aérienne stratégique d’al-Wattiya, au sud-ouest de Tripoli, mais leur poussée du 25 et du 26 mars a échoué, entraînant la perte d’une partie du littoral jusqu’à la frontière tunisienne. 

 

Or, durant les deux premières semaines de mai, les forces du gouvernement de Tripoli ont mené au moins 57 frappes aériennes sur al-Wattiya, dans un nouvel effort pour capturer cette importante base. Ils ont également intensifié les attaques contre les forces d’Haftar stationnées à Tarhuna, non loin de la capitale libyenne. Le 18 mai, la base est finalement tombée aux mains du gouvernement de Tripoli. Dans cette ville, les observateurs estiment que la chute d’al-Wattiya soulagera la pression sur la capitale, et mettra fin aux rêves d’Haftar d’étendre son contrôle sur l’ensemble de la Libye.

 

Ce renversement de tendance a conduit les observateurs à spéculer que « les amis de la Turquie sont en train de gagner », ou que la stratégie turque a mis Haftar sur la défensive. Parallèlement, l’Égypte, les Émirats Arabes Unis, la Grèce, Chypre et la France ont publié une déclaration commune le 11 mai, accusant la Turquie d’attiser les tensions et l’instabilité dans la région, y compris en Libye et en Méditerranée orientale, où les rivalités sur les ressources gazières continuent de s’intensifier.

 

Le porte-parole du Ministère des Affaires étrangères turc a répondu sans ambages, accusant le quintette de « sacrifier les aspirations démocratiques des peuples à travers l’agression insensée des dictateurs putschistes ». Il a fustigé la France pour « avoir tenté d’être le patron de cet axe de malveillance » du fait que la Turquie avait déjoué les plans français « d’établir un régime de terreur en Syrie » – en référence au soutien de Paris en faveur des Kurdes syriens. Le ministre turc des Affaires étrangères, Mevlut Cavusoglu, a quant à lui accusé les Émirats d’« attiser le chaos dans la région », critiquant Abou Dhabi non seulement pour son appui en faveur d’Haftar, mais aussi pour avoir « soutenu le groupe terroriste al-Shabab en Somalie » et « cherché à diviser le Yémen ».

 

Cette guerre des mots fut précédée d’attaques dans le centre de Tripoli, durant lesquelles plusieurs obus ont atterri près de l’ambassade de Turquie. Dans une déclaration du 10 mai, Ankara a déclaré qu’elle « considérerait les éléments d’Haftar comme des cibles légitimes au cas où ils cibleraient nos missions diplomatiques et nos intérêts en Libye ». Alors que les forces d’Haftar ont nié toute responsabilité dans ces attaques, l’avertissement d’Ankara fait craindre que des F-16 turcs soient déployés sur le théâtre de guerre libyen pour des motifs de légitime défense, quels qu’en soient les auteurs.

 

L’intervention de la Turquie en Libye est de plus en plus étroitement liée à ses ambitions énergétiques en Méditerranée orientale après la signature, en novembre, d’un accord de démarcation maritime avec le GEN, dirigé par le Premier Ministre Fayez el-Sarraj. Cette initiative a aggravé le conflit libyen. Le Président Erdogan a obtenu une approbation parlementaire pour un déploiement militaire en Libye au mois de janvier et, tout en renonçant à y envoyer des forces de combat, il a poursuivi une stratégie en quatre volets :

 

1) envoi d’officiers militaires d’élite à la base de Mitiga pour commander les opérations des forces alliées ;

 

2) augmentation des activités des éléments du Renseignement turc déployés sur le terrain ;

 

3) utilisation intensive des drones Bayraktar TB2 fabriqués par une société appartenant au gendre d’Erdogan, Selcuk Bayraktar ;

 

4) transfert de mercenaires des milices syriennes alliées à la Turquie.

 

Selon la chaîne saoudienne Al-Arabiya, le chef du Renseignement turc, Hakan Fidan, s’est rendu en Libye début mai pour évaluer la situation sur le terrain après le début du déploiement des forces spéciales turques à Tripoli fin avril.

 

Par ailleurs, le nombre de combattants transférés de Syrie a augmenté. Selon l’Observatoire Syrien des Droits de l’Homme (OSDH), 8 700 combattants, dont des non-Syriens, étaient arrivés en Libye au 14 mai, en plus de 3 550 autres en formation en Turquie. Selon l’OSDH, les factions syriennes soutenues par Ankara ont perdu 287 hommes en Libye, et recruté environ 150 mineurs pour combattre les troupes d’Haftar.

 

La Turquie est aussi parvenue à utiliser la Tunisie comme voie d’approvisionnement vers la Libye, provoquant des remous politiques dans ce pays d’Afrique du Nord, qui avait cherché à rester impartial dans le conflit voisin. La semaine dernière, la présidence tunisienne a déclaré avoir autorisé un avion turc transportant des fournitures médicales pour la Libye à atterrir en Tunisie, à condition que cette cargaison soit acheminée aux autorités libyennes par le biais des services de sécurité tunisiens. Un groupe de partis politiques locaux a dénoncé cette autorisation, critiquant « toute tentative d’entraîner la Tunisie dans le jeu des alliances régionales ».

 

Le 27 avril, Haftar avait fait monter la pression, se déclarant le seul chef de la Libye, et rejetant l’accord de Skhirat négocié par l’ONU en 2015 afin d’unifier le pays, mais qui ne fut jamais pleinement mis en œuvre. Après avoir subi des revers sur le terrain, ses forces ont lancé le 6 mai l’opération Oiseaux Ababil afin de s’emparer de la capitale – un objectif jamais atteint depuis un assaut ambitieux mais raté en avril 2019. Ils auraient néanmoins progressé dans certaines zones au sud de Tripoli.

 

Fathi Bashagha, le ministre de l’Intérieur du GEN, a reconnu le 13 mai que les troupes gouvernementales n’avaient pas encore repoussé les forces terrestres d’Haftar, et ce malgré la supériorité aérienne du gouvernement acquise grâce au soutien de la Turquie. De plus, le camp Haftar rééquilibre le nombre de miliciens. En effet, environ 2 000 combattants syriens auraient été envoyés en Libye avec l’aide de Moscou, épaulant jusqu’à 1 200 mercenaires de la société militaire privée russe Wagner, qui aidaient déjà l’ANL.

 

En clair, le champ de bataille reste dynamique et fluctuant, loin de promettre une victoire décisive de part et d’autre. L’impasse autour de Tripoli se poursuit.

 

Sur la scène internationale, cependant, Haftar s’est attiré de virulentes critiques du fait de sa revendication unilatérale du pouvoir. Cette initiative lui a valu un camouflet de la part de ses propres alliés à la Chambre des Représentants, qui est basée à Tobrouk. Les victimes civiles de ses attaques contre Tripoli ont aussi engendré des protestations. 

 

Même la Russie a réprimandé Haftar pour sa proclamation du 27 avril : « Nous n’avons pas soutenu la récente déclaration de Sarraj, qui a refusé le dialogue avec le maréchal Haftar, et nous n’acceptons que ce dernier décide unilatéralement de la façon dont le peuple libyen vivra », selon le ministre des Affaires étrangères Sergeï Lavrov.

 

Dans ce contexte, les remarques du secrétaire général de l’OTAN, Jens Stoltenberg, au quotidien italien La Repubblica pourraient être considérées comme un coup de pouce en faveur d’Erdogan. Dans une interview publiée le 14 mai, Stoltenberg déclara en effet que toutes les parties en Libye devraient respecter l’embargo de l’ONU sur les armes, tout en ajoutant que « cela ne signifie pas que nous mettons au même niveau les forces commandées par Haftar et celles qui sont dirigées par Fayez al-Sarraj – la seule autorité reconnue par les Nations-Unies. Pour cette raison, l’OTAN est prête à soutenir le gouvernement de Tripoli. »

 

Or, la confrontation de la Turquie avec d’autres membres de l’OTAN, soit la Grèce et la France, empêche toute intervention de l’Alliance atlantique en Libye selon la volonté turque. De même, il est peu probable que la Russie abandonne sa double stratégie de maintien du soutien à Haftar via le groupe Wagner et de dialogue diplomatique avec Sarraj.

 

Ce nouvel équilibre des pouvoirs pourrait peut-être contraindre les parties à revenir au cadre convenu lors de la conférence de Berlin en janvier, qui appelle à un règlement négocié par le biais de pourparlers dans diverses commissions. En outre, le parlement et le gouvernement basés à Tobrouk pourraient se montrer plus disposés à un dialogue avec Tripoli après le camouflet d’Haftar dans ces institutions. Une telle éventualité pourrait permettre à Erdogan d’affirmer une fois de plus qu’il a « mis en échec » ses adversaires.

 

Texte original de Fehim Tastekin (Al-Monitor.com)

 

Traduction exclusive par Maxime Chaix

 

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