Guerre froide entre Pékin et Washington : la revanche posthume d’Andrew « Yoda » Marshall

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Décédé en mars 2019, Andrew « Yoda » Marshall – qui fut notamment le protecteur de Dick Cheney et de Donald Rumsfeld –, a été l’un des stratèges les plus influents du Pentagone pendant plus de quarante ans. Indifférent à la menace terroriste, il se rendit à son bureau le 13 septembre 2001, et surprit son équipe en lui demandant de chercher à comprendre ce que pensait la Chine. Par la suite, il s’était plaint de l’engagement des États-Unis dans la « guerre globale contre la terreur », soutenant qu’il fallait limiter la montée en puissance de la Chine par tous les moyens. En étudiant ses préconisations stratégiques, nous allons voir pourquoi la nouvelle guerre froide entre Pékin et Washington constitue sa revanche posthume, malgré les risques induits par cette rivalité. Décryptage.

 

Le 26 mars 2019, Andrew « Yoda » Marshall mourut à Alexandria, en Virginie. Jusqu’à sa retraite en 2015, et bien qu’il soit méconnu du grand public, il avait été l’un des plus influents stratèges américains. Comme l’a décrit le New York Times, « en tant que directeur du Bureau des Évaluations Nettes [ONA], M. Marshall était le futurologue secret du Pentagone, un penseur de long terme qui a promu et inspiré les différents secrétaires à la Défense et les décideurs de haut niveau [depuis quatre décennies]. Pratiquement inconnu du grand public, il fait l’objet d’un véritable culte au Département de la Défense, où il était considéré comme une mystérieuse personnalité semblable à Yoda, qui incarnait une mémoire institutionnelle exceptionnellement longue. » 

 

Après son décès, le Financial Times débuta son hommage par une anecdote frappante, qui nous indique que le plus influent stratège du Département de la Défense était totalement indifférent à la menace terroriste – et ce malgré l’ampleur catastrophique du 11-Septembre. D’après ce quotidien, « deux jours après qu’al-Qaïda eut attaqué les États-Unis en 2001, Andrew Marshall ignora les demandes pressantes de ses collègues de rester à l’écart de son bureau du Pentagone. Le bâtiment, qui avait été heurté par un avion détourné, était encore empoisonné par des fumées toxiques. En tant qu’infatigable chef du Bureau des Évaluations Nettes – le cercle de réflexion interne du Pentagone –, Marshall ne pouvait s’empêcher de reprendre le travail. C’était le jour de son 80ème anniversaire. Tout le monde, sauf Marshall, paniquait à propos du terrorisme. “Tentez de découvrir ce que disent les Chinois”, demanda-t-il à son équipe. (…) “Qui d’autre aurait posé des questions sur la Chine au lendemain du 11-Septembre ?”, se souvient Andrew May, l’un des protégés de Marshall. » En réalité, ce qui importe réellement est de savoir pourquoi cet important stratège a-t-il posé cette question alors que les États-Unis venaient de subir l’attentat le plus destructeur et meurtrier de leur Histoire.

 

En tant que parrain des néoconservateurs et instigateur du fameux concept de « révolution dans les affaires militaires » américaines mis en application dès 2001, Andrew Marshall put imposer grâce au 11-Septembre une remilitarisation de la politique étrangère américaine après une décennie de rapprochement des États-Unis avec la Chine et la Russie. Il faut bien comprendre que ce concept de « révolution dans les affaires militaires » était l’objectif central du Projet pour le Nouveau Siècle Américain (PNAC), qui publia en septembre 2000 son célèbre programme intitulé Reconstruire les Défenses de l’Amérique. Or, ce programme servit de feuille de route stratégique à Donald Rumsfeld, Dick Cheney et leur équipe de néoconservateurs à partir du 11-Septembre. Nommés par Cheney lui-même au sein de l’administration Bush, ces derniers étaient majoritairement des signataires de ce plan du PNAC, dont les principaux objectifs ont été pertinemment résumés par le site Theatrum-Belli.com :

 

1) l’« abandon du traité contre les missiles balistiques », qui se concrétisa en janvier 2002 lorsque George W. Bush annonça le retrait américain de cette convention. Évidemment, cette décision n’avait rien à voir avec la lutte contre al-Qaïda, et elle a considérablement refroidi des relations avec la Russie qui étaient alors « au beau fixe ». En août dernier, l’administration Trump se retira unilatéralement du Traité sur les forces nucléaires à portée intermédiaire, dans le but de « retrouver de nouvelles marges de manoeuvre » contre la Chine – une décision qu’aurait appréciée feu Andrew Marshall, qui mettait déjà en garde le Pentagone contre la montée en puissance chinoise à l’époque de la négociation de ce traité, en 1987 ; 

 

2) L’« utilisation de la force militaire en cas d’échec de la diplomatie, à l’encontre de n’importe quel pays gênant les intérêts et/ou les objectifs des États-Unis ». Au vu de la multiplication, depuis le 11-Septembre, des interventions militaires américaines officielles, secrètes ou clandestines (Afghanistan, Irak, Libye, Syrie, Yémen, et dans les dizaines de pays où sont déployées leurs Forces spéciales), cet objectif du PNAC est évidemment rempli. Or, sa mise en oeuvre s’est systématiquement conclue par des échecs stratégiques particulièrement coûteux pour le contribuable américain, mais sans cesse plus lucratifs pour les firmes d’armement de Wall Street ; 

 

3) l’« installation de bases militaires américaines sur l’ensemble du globe afin de créer un Global Constabulary (une “police mondiale”), qui viserait à imposer la volonté des États-Unis ». Cet objectif fut également rempli, sachant que le 11-Septembre a enrayé le déclin et favorisé le développement des bases militaires américaines à l’étranger – et ce dans une ampleur jamais observée depuis la Seconde Guerre mondiale. La chute du nombre de militaires américains depuis la fin de la Guerre froide fut également stoppée grâce au 11-Septembre. Durant l’année 2007, la part de ce personnel déployé à l’étranger a même atteint des niveaux jamais égalés depuis 1945 – l’augmentation du nombre de militaires étant l’un des principaux objectifs du PNAC ;

 

4) la « modernisation des équipements militaires et l’augmentation du budget de l’armée des États-Unis à hauteur de 3,8% du PIB ». D’aucuns pourraient objecter qu’en 2019, ces dépenses atteignaient « seulement » 3,2% du PIB américain. Or, si l’on prend en compte l’ensemble des budgets dédiés à la Défense nationale américaine cette année-là – soit près de 957 milliards de dollars –, les dépenses militaires réelles représentèrent environ 4,5% du PIB, qui s’élevait alors à 21 345 milliards de dollars. Par conséquent, les objectifs du PNAC sur cette question cruciale sont largement atteints, et sont même nettement dépassés ;

 

5) le « développement du National Missile Defense (programme de bouclier anti-missile) et la poursuite de la stratégie de militarisation de l’espace », ce qui a eu comme conséquence indésirable, pour les États-Unis, d’encourager leurs rivaux russes et chinois à développer des technologies hypersoniques dans le secteur des missiles – le Pentagone ayant admis son important retard dans ce domaine. Nul doute que les stratèges du PNAC n’avaient pas anticipé une telle rupture stratégique. Sur le volet de la militarisation de l’espace, l’administration Bush adopta en 2006 sa « Politique Spatiale Nationale », qui rejetait « les accords de contrôle des armements susceptibles de limiter la flexibilité américaine dans l’espace », tout en affirmant « le droit de refuser l’accès à l’espace à toute personne “hostile aux intérêts américains”. » Dans la lignée de cette politique, Donald Trump lança en août dernier « un commandement militaire de l’espace, qui sera chargé d’assurer la domination des États-Unis, menacée par la Chine et la Russie, sur ce nouveau terrain de guerre ». Là encore, grâce à la dynamique lancée sous l’administration Bush, les objectifs du PNAC sont finalement satisfaits. 

 

Malgré la mise en oeuvre de ces recommandations clés du PNAC, Andrew Marshall regrettait que l’objectif de limiter la montée en puissance de la Chine en repositionnant les forces américaines dans l’Est asiatique eut été mis à l’écart. Comme le rapporta le New York Times, « au début des années 2000, à une époque où le Pentagone se concentrait sur la contre-insurrection et les guerres en Afghanistan et en Irak, Andrew Marshall exhorta les décideurs américains à se focaliser sur le défi de la Chine – une opinion que beaucoup considéraient alors comme dépassée. Mais aujourd’hui, les responsables de la sécurité nationale adoptent de plus en plus souvent le point de vue de M. Marshall sur la Chine en tant que potentiel adversaire stratégique – une idée désormais au cœur de notre stratégie de Défense nationale. » Selon nous, la principale raison de ce manque d’intérêt initial pour la Chine est la volonté du trio Cheney-Rumsfeld-Wolfowitz de contrôler les hydrocarbures du bassin Caspien et de l’Irak – deux objectif formulés bien bien avant le 11-Septembre.

 

Or, l’objectif de freiner la montée en puissance de la Chine a survécu jusqu’à l’administration Trump, et elle fut progressivement mise en oeuvre à partir du 11-Septembre. L’analyse attentive de ce programme du PNAC, et de son impact concret sur la politique étrangère américaine, nous indique que les États-Unis ne sont pas réellement en « guerre contre le terrorisme » depuis 2001, mais en recomposition stratégique permanente dans le but d’imposer leur hégémonie globale – essentiellement pour empêcher l’essor de la Chine et de la Russie. Ce processus explique la hausse quasi-constante des budgets militaires américains depuis 2001, ainsi que la généralisation de l’unilatéralisme dans la politique étrangère américaine depuis le début de ce « nouveau siècle américain ». En clair, Andrew Marshall aura dû patienter jusqu’à l’administration Trump pour que la Chine soit considérée par les États-Unis comme la principale menace stratégique.

 

Néanmoins, les origines de l’obsession anti-chinoise de Washington datent de l’administration Obama. Comme l’avait relevé John Pilger en 2013, à Washington, « il y a une cause plus urgente [que l’Iran et le terrorisme] : la Chine. L’Afrique est la réussite de Pékin. Là où les Américains apportent des drones, les Chinois construisent des routes, des ponts et des barrages. Ce que les Chinois veulent, ce sont les ressources, notamment les énergies fossiles. Le bombardement de la Libye par l’OTAN a chassé 30 000 travailleurs de l’industrie pétrolière chinoise. Plus que le djihadisme ou l’Iran, la Chine est désormais l’obsession de Washington en Afrique et au-delà. C’est la “politique” connue sous le nom de “pivot vers l’Asie”, dont la menace d’une guerre mondiale est plus grande que jamais dans l’ère moderne. » Bien que nous considérons comme improbable un conflit de haute intensité entre la Chine et les États-Unis, il est clair que l’hostilité croissante entre ces deux pays n’est pas rassurante – d’autant plus que la pandémie actuelle nécessite de bonnes relations entre ces deux puissances dans le but d’assurer une reprise de l’économie mondiale. Or, c’est la tendance contraire qui s’affirme, ce qui ne manque pas d’effrayer les investisseurs

 

En réalité, la crise globale engendrée par le coronavirus fournit un prétexte idéal pour les faucons anti-chinois de Washington d’imposer une nouvelle guerre froide contre Pékin. Il est donc probable que des conflits éclatent ou s’aggravent dans les pays intégrés au système chinois de de l’Initiative route et ceinture. Il est également prévu par les stratèges américains d’intensifier leur guerre psychologique afin de déstabiliser la Chine, à défaut de pouvoir la défier militairement. Il est alors intéressant de rappeler qu’Andrew Marshall est à l’origine d’un recentrage du Pentagone sur la guerre de l’information à l’ère de l’Internet – un bouleversement stratégique initialement prôné par le Highlands Forum. Fondée en 1994, cette institution est un méconnu mais puissant réseau d’influence organiquement lié au Département de la Défense, et longtemps co-présidé par Andrew Marshall. Ces opérations psychologiques anti-chinoises entrent dans le cadre d’une véritable guerre hybride américaine, impliquant par ailleurs :

 

1) une guerre commerciale lancée par le cabinet Trump en janvier 2018, qui consiste à rééquilibrer les rapports de force économiques au moyen de l’adoption de tarifs douaniers prohibitifs pour les Chinois. Récemment, le Président américain a d’ailleurs menacé Pékin d’imposer de nouvelles barrières douanières, suscitant des craintes de reprise de cette guerre commerciale au pire moment ;

 

2) une guerre technologique visant à empêcher le géant chinois des télécoms Huawei de se fournir en composants électroniques américains pour fabriquer ses puces. Il en résulte la mise en péril de cette entreprise stratégique, après le boycott de Google et les appels américains à s’abstenir des services de cette firme pour déployer la technologie 5G ;

 

3) le recours, par l’administration Trump, à des théories complotistes pour accuser la Chine d’avoir involontairement provoqué cette pandémie selon la thèse non étayée d’une fuite de ce coronavirus depuis un labo chinois ;

 

4) une agressivité militaire croissante en Mer de Chine méridionale, qui a récemment conduit les États-Unis à déployer par surprise quatre bombardiers stratégiques B-1 dans cette zone, tout en impliquant davantage leurs alliés dans des opérations visant à contester l’affirmation de souveraineté de Pékin dans cette zone maritime internationale ;

 

5) des initiatives diplomatiques agressives visant à dissuader les alliés des États-Unis de s’intégrer au projet chinois d’Initiative route et ceinture, comme on a récemment pu l’observer avec le déplacement impromptu du secrétaire d’État Mike Pompeo en Israël. Durant cette visite, il a en effet exhorté ses alliés israéliens à renoncer aux investissements chinois dans leur pays. 

 

Imposée par l’administration Trump, cette nouvelle guerre froide constitue donc un succès posthume pour Andrew Marshall. Elle s’intensifie dangereusement dans le contexte de la pandémie de coronavirus, qui semble toutefois n’être qu’un prétexte la pour mettre en oeuvre. En effet, comme l’a souligné notre confrère Eric Denécé, « la véritable raison de la virulence de la réaction américaine contre la Chine est ailleurs. Et elle est double. D’une part, Washington ne cesse de s’inquiéter depuis plusieurs années de la montée en puissance de ce nouvel adversaire stratégique en passe de remettre en cause son leadership ; d’autre part, afin de relancer leur économie, de relocaliser une part de leur production industrielle et de consolider autour d‘eux le camp occidental, les États-Unis ont besoin d’une nouvelle guerre froide. Si une partie des arguments employés par Washington contre Pékin sont fallacieux, force est de constater qu’il y a de très nombreuses raisons de s’inquiéter sérieusement du développement continu de la puissance chinoise depuis la fin de la guerre froide ». Or, il s’avère que ces menaces avaient été anticipées par Andrew Marshall depuis fort longtemps.

 

Comme l’a rappelé le New York Times après sa mort, « Andrew Marshall commença à se concentrer sur la Chine au milieu des années 1990. Il fut le premier haut fonctionnaire du Pentagone à évoquer la possibilité d’une compétition de grandes puissances avec Pékin, une idée désormais adoptée par les dirigeants du Pentagone. “Son point de vue était qu’en raison de la taille et du poids économique potentiel” de la Chine, elle “pourrait peu à peu devenir un concurrent”, selon le général Selva. “Cela s’est avéré être une bonne question à poser, d’où le fait que cette idée se soit développée.” En 2009, Robert M. Gates, alors secrétaire à la Défense, demanda à Andrew Marshall de rédiger une stratégie classifiée sur la Chine avec le général Jim Mattis, [qui deviendra le premier] secrétaire à la Défense [de Donald Trump]. Andrew Marshall pensait que les planificateurs militaires américains ne comprenaient guère les ambitions régionales et mondiales de la Chine. Il serait impossible d’empêcher les futurs conflits si les stratèges [du Pentagone] ne percevaient pas cette [potentielle] concurrence, selon lui. » À l’aube de cette nouvelle guerre froide, nul doute que la pensée d’Andrew Marshall ait fini par triompher, quitte à amplifier les risques d’un conflit global entre Pékin, Washington et leurs alliés respectifs.

 

Maxime Chaix

 

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