En exclusivité pour nos abonnés, nous publions en deux parties la traduction d’une passionnante analyse d’un historien militaire américain. Selon lui, la pandémie actuelle va accélérer une tendance qui était déjà à l’oeuvre depuis des années, soit le fait que les États-Unis mènent un nombre croissant de guerres « socialement distanciées » (petits groupes de forces spéciales, expansion de l’usage de drones, recours à des contractants, etc.). Il en résulte des opérations moins meurtrières pour les soldats américains, qui échappent donc à l’attention de leurs concitoyens, mais qui provoquent un grand nombre de morts dans les pays ciblés. Dans la première partie de cette analyse, l’auteur expliquera les transformations de la machine de guerre américaine depuis deux décennies. Un article fondamental pour comprendre pourquoi nous sommes loin de la fin des guerres perpétuelles de Washington.
« Covid-19 : La fin de la guerre telle que nous la connaissons ? »
Texte original par l’ancien major de l’U.S. Army et historien militaire à West Point Danny Sjursen
Traduction exclusive par Maxime Chaix
Le Covid-19 est une tragédie humaine d’ampleur mondiale, mais elle a eu au moins un mérite. En effet, cette pandémie a poussé des millions de personnes à remettre en question les politiques américaines les plus néfastes, et ce à l’intérieur comme à l’extérieur de nos frontières.
Concernant les campagnes militaires de Washington à l’étranger, on a pu lire des spéculations voulant que le Covid-19 puisse freiner de tels conflits, voire être un pacificateur involontaire. Cet argument est pertinent, puisqu’un Pentagone au budget démesuré s’est révélé impuissant contre ce virus. En parallèle, il est de plus en plus évident que, si une simple fraction de nos dépenses de « défense » avait été investie dans les agences de santé chroniquement sous-financées, la réponse de nos autorités à la crise du coronavirus aurait pu être bien meilleure.
Curieusement, malgré les plaintes occasionnelles du Président Trump au sujet des « guerres sans fin ridicules » des États-Unis, son administration s’est montrée remarquablement réticente à accepter ne serait-ce qu’un modeste recul des ambitions impériales américaines. Sur certains théâtres d’opérations – en particulier l’Irak, l’Iran, le Venezuela et la Somalie –, Washington a même intensifié son militarisme. Ces initiatives ont résulté d’un opportunisme macabre, et elles sont largement passées inaperçues grâce à la pandémie.
Or, il est plus que jamais temps de réfléchir à la fin réelle de la « guerre contre le terrorisme », qui se rapproche davantage d’une succession de « guerres de terreur », et qui fut lancée par les États-Unis il y a près de vingt ans. Certes, la prospective est un domaine risqué. Néanmoins, le Covid-19 nous offre une rare occasion de remettre en cause les idées reçues et les règles établies, et de réfléchir de façon critique à ce que mettre un terme à la guerre pourrait signifier dans notre pays.
D’une certaine manière, nos campagnes militaires lancées après le 11-Septembre se sont progressivement réduites depuis plusieurs années. Même si le nombre total de nos soldats déployés au Moyen-Orient a en fait augmenté au cours des années Trump, ces chiffres font pâle figure comparé à l’engagement américain au plus fort des guerres en Irak et en Afghanistan. Ces dernières années, le nombre de soldats à l’étranger est tombé à des niveaux incroyablement bas pour ceux d’entre nous qui avons rejoint l’armée au moment des attentats du 11-Septembre.
Cela dit, malgré la réduction de ces déploiements, des guerres inacceptables et inutiles se sont révélées impossibles à stopper. Pour preuve, prenons l’exemple de l’éternel faucon Lindsey Graham, qui est le Sénateur de Caroline du Sud. Vu le manque de succès des diverses campagnes de l’US Africa Command (AFRICOM) sur ce continent, et la volonté officielle du Pentagone de se réorienter vers la compétition entre grandes puissances avec la Chine et la Russie, le secrétaire à la Défense Mark Esper annonça un plan de retrait modeste de ses troupes dans certaines régions d’Afrique – et ce juste avant que le Covid-19 ne s’invite chez nous. Même s’ils étaient mineurs, ce projet a consterné Graham, qui est à la tête d’un groupe bipartisan de législateurs. Il aurait alors promis d’affronter Esper et de faire de sa « vie un enfer » s’il rapatriait des forces américaines basées en Afrique.
Moins de deux mois plus tard, l’AFRICOM décréta une urgence de santé publique dans la plus grande de nos bases africaines à Djibouti, alors que des installations encore plus petites et plus spartiates sur ce continent manquaient de l’équipement médical requis pour lutter contre la propagation du virus. Il reste à voir si cette pandémie facilite les réductions envisagées par Esper. Datant de la mi-avril, un communiqué de presse de l’AFRICOM affirme que le « partenariat de notre commandement perdure pendant le Covid-19 », ce qui n’augure rien de bon.
Pourtant, la maladie aura sûrement des effets sur nos armées. Tout comme les mesures de quarantaine et de distanciation sociale ont transformé la vie et le travail des citoyens aux États-Unis, les stratèges militaires de Washington devront sans aucun doute s’adapter. Au minimum, attendez-vous à ce que le Pentagone mène des guerres qui nécessitent toujours moins de troupes pour se battre au coude à coude avec nos alliés, et qui seront de moins en moins meurtrières pour nos soldats. Pour ce faire, la majorité de ces opérations sera dissimulée au grand public. Attendez-vous à ce que Washington donne mandat au Pentagone pour pratiquer ce qui pourrait être considéré comme des « guerres socialement distanciées ».
Les soldats opéreront en équipes toujours plus restreintes. Tout comme nos officiers supérieurs conseillaient en permanence à leurs subalternes de « mettre un visage irakien entre vous et le problème », les soldats d’aujourd’hui et de demain feront de leur mieux pour placer des drones ou des vies jugées moins précieuses entre eux et toutes sortes d’ennemis. Parallèlement, le gouffre déjà immense entre l’opinion américaine et les guerres menées en son nom ne fera que s’élargir. Ce qui peut émerger ces prochaines années, c’est une version de la guerre si méconnaissable que, bien qu’elle soit sans fin, elle ne puisse plus être perçue comme un conflit armé au sens classique du terme.
Pour comprendre comment nous en sommes arrivés à une version « socialement distanciée » de la guerre, il nous faut revenir à la première partie de ce siècle, des années avant qu’une pandémie telle que le Covid-19 ne soit sur nos écrans-radars.
Les guerres américaines ne se terminent pas, elles changent de forme
Lorsque, en tant que jeune lieutenant de l’armée et futur capitaine, j’ai rejoint ce que l’on appelait alors des « augmentations d’effectifs » en Irak (2006) et en Afghanistan (2011), l’emploi de fantassins conventionnels tels que moi était privilégié par les stratèges. La doctrine de contre-insurrection (COIN) s’était alors imposée au Pentagone. L’astuce, selon les principaux commandants, consistait à inonder le théâtre d’opération de brigades d’infanterie, afin de mettre en sécurité le « centre de gravité » du conflit : la population locale. Dans les coulisses, les unités des opérations spéciales jouaient déjà des rôles de plus en plus importants. Néanmoins, il y avait encore de nombreuses « bottes sur le terrain », et des pertes relativement élevées dans des unités conventionnelles comme la mienne.
Les temps ont changé. Les invasions à grande échelle et les occupations à long terme, ainsi que le COIN en tant que remède miracle dans la « guerre contre le terrorisme » sont depuis longtemps tombés en disgrâce. Au second mandat d’Obama, ces campagnes impopulaires et coûteuses étaient dépassées. Malgré tout, plutôt que de repenser l’efficacité de l’interventionnisme impérial, Washington a simplement substitué de nouvelles méthodes déguisées en stratégies réussies.
Au moment où Donald Trump prononça son discours inaugural du « carnage américain », le fardeau de la guerre à Washington s’était déplacé [vers les forces spéciales]. Lorsque j’ai servi en Irak et en Afghanistan, environ la moitié des quelques 40 brigades de combat de l’armée avaient été déployées dans ces deux théâtres régionaux à un moment donné. Les autres s’entraînaient pour leurs prochaines rotations, et figuraient déjà sur le « tableau des insignes » où le logo de chaque unité indiquait son futur déploiement. Notre génération de soldats vivait sur ce tapis roulant de la guerre américaine. En janvier 2017, cependant, le nombre de brigades conventionnelles déployées dans la « guerre contre le terrorisme » pouvait être compté sur les doigts d’une main.
Par exemple, la dernière série de déploiements de l’armée, annoncée en avril, ne comprenait que six brigades. Parmi elles, deux étaient des unités de l’aviation et, parmi les forces terrestres, l’une se dirigeait vers l’Europe, l’autre vers le Koweït. En d’autres termes, seules deux brigades de combat au sol étaient prévues pour l’Irak, la Syrie ou l’Afghanistan, et l’une d’entre elles était une Brigade d’Assistance des Forces de Sécurité – soit une équipe restreinte d’officiers et de sous-officiers censés former et conseiller les troupes locales. En parallèle, les forces des opérations spéciales du Pentagone sont montées sur ce tapis roulant, sachant qu’elles avaient alors dépassé les 70 000 hommes – un chiffre suffisamment élevé pour soulever des questions quant à leur caractère « spécial ». Désormais, les commandos américains portent l’essentiel du fardeau des déploiements dans ces guerres sans fin, assumant toutefois des pertes modestes.
Un système de guerre à deux niveaux
Lorsque le virus a frappé, le Pentagone développait depuis longtemps une machine militaire avec deux pôles distincts, dont l’un d’entre eux agissait dans la discrétion. Décisivement appuyés par des drones, des paramilitaires de la CIA, des proxies locaux et des sociétés militaires privées, les commandos des forces spéciales ont poursuivi leur guerre sans fin contre le terrorisme. En général, ils se chargeaient des aspects meurtriers des opérations américaines, comme le ciblage et les appels à des frappes aériennes. En parallèle, ils entraînaient, conseillaient et parfois même dirigeaient des forces locales souvent accusées de crimes de guerre et d’abus.
Réduites à 32, les brigades conventionnelles en service actif se sont vues confier une tâche très différente : préparer une néo-guerre froide avec la Russie et, de plus en plus, avec la Chine. Composée d’unités d’infanterie, de brigades blindées et de groupes aéro-navals, cette force avait pour « nouvelle » mission – prétendument vitale –, de contrôler, contenir ou défier Moscou en Europe de l’Est et Pékin en Mer de Chine Méridionale. Les généraux et les amiraux supérieurs étaient à l’aise avec de telles tâches de type guerre froide, la plupart étant devenus officiers au milieu des années 1980. Cependant, vues de Chine ou de Russie, ces missions semblaient de plus en plus provocantes. En effet, un nombre croissant de fantassins, de chars et de navires de guerre américains étaient régulièrement déployés dans les anciennes républiques soviétiques ou, en ce qui concerne la Navy, dans les eaux du Pacifique occidental qui jouxtent la Chine – ce qui augmente constamment le risque d’une escalade militaire accidentelle.
En parallèle, ces mystérieux commandos des forces spéciales menaient leurs guerres directes et d’autres formes de conflits qui, bien que remarquées dans ce pays, semblaient manifestement contre-productives, pour ne pas dire impossibles à gagner. Or, pour le Pentagone et les profiteurs de guerre du complexe militaro-industriel, ces guerres sans fin et la résurgence de la compétition entre grandes puissances étaient un cadeau permanent – un système de guerre à deux niveaux garantissant des budgets militaires illimités.
Puis le coronavirus a fait son apparition.
[À suivre…]
Texte original par l’ancien major de l’U.S. Army et historien militaire à West Point Danny Sjursen
Traduction exclusive par Maxime Chaix