Allons-nous vers la fin des guerres perpétuelles de Washington ? (partie 2/2)

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En exclusivité pour nos abonnés, voici la dernière partie de notre traduction d’une passionnante analyse d’un historien militaire américain. L’auteur y développe son argument sur l’impossibilité de mettre un terme aux guerres sans fin des États-Unis. En effet, face aux échecs de ses stratégies de contre-insurrection en Irak et en Afghanistan, le Pentagone n’a pas attendu le Covid-19 pour mener des opérations « socialement distanciées ». Dans ces campagnes (drones, forces spéciales, mercenaires…), peu de militaires américains décèdent, contrairement aux populations locales. Ainsi, l’auteur nous explique pourquoi il craint que ces guerres « sous le seuil » se multiplient, et qu’elles échappent de plus en plus à l’attention de ses concitoyens – un problème majeur qui nous concerne également.  

 

 « Covid-19 : La fin de la guerre telle que nous la connaissons ? » (partie 2/2)

 

Texte original par l’ancien major de l’U.S. Army et historien militaire à West Point Danny Sjursen

 

Traduction exclusive par Maxime Chaix

 

(Pour lire la première partie, cliquez ici)

 

De sang-froid

 

Pensées d’une certaine manière, les futures guerres américaine seront de plus en plus menées de sang-froid. Alors que Covid-19 se propage viralement à travers des gouttelettes respiratoires, la maladie de la guerre sans fin continue d’être transmise par le sang – même s’il est de moins en moins américain. Comparable à la distanciation sociale, ce processus fait en sorte que nos futures méthodes de combat deviendront de plus en plus une abstraction dans notre pays.  

 

À l’avenir, les guerriers post-pandémiques favorisés par nos dirigeants pourraient ne pas être des soldats en uniforme, qu’ils soient membres des forces spéciales ou non. Ils pourraient même ne pas être nécessairement américains voire, dans certains cas, humains. En effet, n’oubliez pas les drones et les futures armes robotiques. La conduite des guerres américaines a déjà été graduellement privatisée. Songez notamment à Erik Prince, l’ancien PDG de la société militaire privée Blackwater, qui est un influent allié de Trump, et le frère de la secrétaire à l’Éducation Betsy DeVos. Récemment, Erik Prince a proposé au Président un plan farfelu visant à privatiser l’ensemble de la guerre en Afghanistan.

 

Trump a refusé l’offre, mais le fait qu’elle ait été discutée à un niveau aussi élevé suggère que le rôle des entrepreneurs privés et des mercenaires dans les futures guerres américaines pourrait être une tendance lourde. En ce sens, le récent fiasco du raid mené par d’anciens Bérets Verts contre Nicolás Maduro pourrait être un inquiétant aperçu de l’avenir qu’une farce, même si cette opération ressemble à une farce.

 

Lorsque le déploiement de militaires américains en uniforme sera jugé nécessaire, la tendance à n’en utiliser que quelques uns pour mener un nombre croissant de guerres par procuration va probablement s’accélérer. Ces équipes cadreront bien avec les directives de santé publique limitant les rassemblements à dix personnes. Autre exemple : les stations de contrôle au sol pour les drones, qui sont essentiellement des remorques mobiles, ne nécessitent qu’un tandem d’opérateurs. Formée en 2015, la nouvelle branche de cyberguerre du Pentagone (…) travaillera en petites équipes à l’étranger, et à une grande distance. Composées chacune de douze Bérets Verts, les équipes Alpha des forces spéciales pourraient devenir les éléments de base d’une nouvelle version américaine de la guerre post-pandémique.

 

Plus troublant encore, ces tactiques militaires basées sur la distance sociale ne permettront probablement pas de supprimer des groupes terroristes avec plus de succès que les guerres sans fin, ni de résoudre des conflits ethno-religieux lointains, ni d’améliorer la vie des populations africaines ou arabes. Comme les précédentes, ces futures guerres américaines menées de sang-froid échoueront, mais avec efficacité et – du point de vue du complexe militaro-industriel –, avec d’alléchantes retombées financières.

 

Car là réside le paradoxe profond et tragique de tout ce processus. Comme le coronavirus aurait dû nous le rappeler, les véritables menaces existentielles qui pèsent sur les États-Unis et sur l’humanité toute entière sont les pandémies, un potentiel holocauste nucléaire ou le changement climatique. Or, les outils militaires habituels de Washington ne peuvent rien contre ces périls. Peu importe le nombre de navires de guerre, de brigades blindées ou d’équipes de commandos, tous ces éléments ne pourront rien faire contre les virus mortels, les marées montantes ou les retombées nucléaires. Ainsi, l’abondance de chars, de porte-avions – qui sont d’ailleurs des boîtes de Pétri pour tout virus –, et d’argent du Pentagone dont nous avons grandement besoin ailleurs deviendront les symboles de cette ère d’illusions américaines.

 

Un système rationnel ou moral, avec un semblant de contrôle législatif ou d’engagement citoyen, pourrait limiter ces dérives en repensant le paradigme de la sécurité nationale, et en stoppant cet état de guerre perpétuelle. Hélas, à l’aune du passé impérial américain, nous devons nous attendre à l’évolution et à la poursuite sans fin de ce militarisme global du XXIème siècle.

 

La guerre post-pandémique

 

Or, le Covid-19 peut sonner le glas de la guerre américaine comme on la concevait habituellement. Les combats du futur, même s’ils sont largement dirigés depuis Washington, ne seront peut-être que vaguement « américains ». Peu de citoyens en uniforme pourraient y participer, et encore moins en mourir. 

 

Pendant cette longue phase de transformation des guerres sans fin, des pertes américaines seront constatées occasionnellement, et bien souvent dans des régions éloignées où peu de nos concitoyens réalisent que nos soldats sont engagés. Citons par exemple ces quatre militaires américains décédés lors d’une embuscade au Niger, ou celui qui a été tué avec deux contractants au Kenya cette année. En fait, ces minuscules pertes humaines offriront à Washington davantage de latitude pour intensifier discrètement ses attaques de drones, sa puissance aérienne, ses raids et ses tueries. On a récemment pu l’observer en Somalie, avec une certaine absence de contrôle parlementaire ou d’attention du grand public dans notre pays. Comme dans la Corne de l’Afrique ces derniers temps, le Pentagone n’aura même pas à se soucier de justifier ses escalades militaires. Ce qui soulève une question importante (…) : si les États-Unis tuent des gens de couleur à travers le monde, mais que presque personne ne le remarque, notre pays est-il toujours en guerre ?

 

À l’avenir, les décideurs politiques et le public pourront traiter la guerre avec le même degré d’admissibilité et d’abstraction qu’une commande d’articles chez Amazon, en particulier lors d’une pandémie : cliquez sur un bouton, attendez impatiemment votre colis à la porte, et faites peu cas sur ce qu’un tel processus requiert, ou sur les sacrifices qu’il a nécessité. 

 

Or, en temps de guerre, il existe au moins une constante : beaucoup d’anonymes se font tuer. Malgré cela, le peuple américain laisse la conduite de ses guerres à des « volontaires » professionnels non représentatifs, eux-mêmes dirigés par une présidence impériale incontrôlée qui sous-traite un nombre croissant d’opérations à des machines, des mercenaires et des milices locales. Une chose est toutefois certaine : des pauvres âmes seront à l’autre bout de ces viseurs et de ces canons de fusil.

 

Dans les batailles contemporaines, il est déjà exceptionnellement rare qu’un Américain en uniforme meurt. Nous en sommes déjà presque à la moitié de l’année 2020, et seuls huit de nos militaires ont été tués par des tirs ennemis en Irak et en Afghanistan. Or, des milliers de locaux continuent de mourir dans ces pays. Évidemment, personne ne souhaite que nos soldats soient tués. Or, il y a quelque chose d’obscène – et de moralement dérangeant –, au sujet de la disparité stupéfiante entre les victimes dans les méthodes de guerre américaines qui se développent au XXIème siècle ; des opérations qui, en cette ère du Covid-19, sont de plus en plus menées de façon socialement distanciée.

 

Dans cette perspective extrême mais plausible, les Américains devraient se préparer à un avenir dans lequel leur gouvernement tue et détruit à travers le monde sans qu’un seul militaire ne meure au combat. En clair, après cette pandémie, parler de « mettre un terme » à nos guerres sans fin ne pourrait être guère plus qu’un exercice de sémantique.

 

Texte original par l’ancien major de l’U.S. Army et historien militaire à West Point Danny Sjursen

 

Traduction exclusive par Maxime Chaix

 

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