Les coulisses de la guerre d’influence entre le Qatar et le bloc saoudo-émirati à Washington

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En juin 2017, Riyad, Abou Dhabi et leurs alliés coupaient leurs relations diplomatiques avec le Qatar, tout en lui imposant un blocus et plusieurs exigences à remplir pour lever cet embargo. À l’occasion des trois ans de cette crise du Golfe, nous avons traduit une longue et passionnante enquête sur la vaste guerre d’influence qui a dès lors opposé le bloc saoudo-émirati et leurs rivaux qataris à Washington. Campagnes de désinformation, lobbying tous azimuts, financements illimités pour recruter les meilleurs communicants… S’appuyant sur des documents officiels, cette fascinante investigation nous révèle comment ces trois pétromonarchies cherchent à influencer le Congrès et la Maison-Blanche en leur faveur – un processus qui encourage l’hyper-militarisation de la politique étrangère américaine. Une lecture indispensable. 

 

« Comment les Qataris, les Saoudiens et les Émiratis ont pris Washington »

 

Texte original de Morgan Palumbo et de Jessica Draper, tous deux chercheurs au Foreign Influence Transparency Initiative du Center for International Policy

 

Traduction exclusive par Maxime Chaix

 

Ce fut une bagarre intensive, qui s’est déroulée à Washington et qui s’est conclue par un KO. Les gagnants ? Les lobbyistes et l’industrie de la défense. Les perdants ? Nous tous. Le pire, c’est que vous n’étiez même pas au courant qu’elle a eu lieu. Peu d’Américains en ont conscience, et c’est pourquoi nous allons vous expliquer comment l’argent saoudien, émirati et qatari a inondé notre capitale, mettant la politique américaine au tapis. Ce combat a débuté il y a tout juste trois ans. Bien sûr, ces rivaux du Golfe ne s’aimaient pas beaucoup, à l’origine. Mais ce qui s’est déroulé en 2017 fut l’équivalent, en politique étrangère, d’une série de coups sous la ceinture.

 

Le matin du 5 juin, l’Arabie saoudite, les Émirats Arabes Unis, l’Égypte et le Bahreïn annoncèrent qu’ils rompaient leurs relations diplomatiques avec le Qatar, le minuscule mais richissime émirat du golfe Persique. Ils imposèrent alors un blocus terrestre, aérien et maritime à leur rival régional, prétendument en raison de ses liens avec le terrorisme.

 

Cette décision a stupéfait les Qataris, qui ont réagi en vidant les rayons des supermarchés et en stockant les biens de première nécessité dont ils craignaient les pénuries – un réflexe largement observé trois ans plus tard, lors de la pandémie du Covid-19. Leurs craintes initiales n’étaient pas dénuées de fondements. En effet, leurs voisins saoudiens et émiratis avaient même prévu de lancer une invasion militaire du Qatar dans les semaines suivant le blocus – un plan sera déjoué grâce à l’opposition de Rex Tillerson, alors secrétaire d’État de Donald Trump.

 

Lancé il y a trois ans, ce conflit a transformé certains aspects de la politique américaine au Moyen-Orient en un ballon de football diplomatique – de la guerre au Yémen à la question des 10 000 soldats américains stationnés au Qatar. Pour le comprendre, il faut nous recentrer sur les extraordinaires opérations d’influence que les Saoudiens, les Émiratis et les Qataris ont mené à Washington. Il nous faut donc analyser les documents de la Loi sur l’enregistrement des agents étrangers (FARA) déposés par les firmes ayant représenté ces trois pays du Golfe depuis le début de ce conflit. Ce faisant, nous décrirons un véritable « match de boxe » entre lobbyistes dans la capitale américaine.

 

L’Arabie saoudite lance l’offensive

 

Lorsque Donald Trump remporta les élections présidentielles, les conditions étaient réunies pour le blocus du Qatar, qui sera imposé sept mois plus tard. Choquant l’opinion américaine, cette victoire de Trump a surpris de nombreux gouvernements étrangers. En réponse, ils ont très vite recherché les services de quiconque ayant des liens avec la nouvelle administration et le Congrès, alors sous contrôle républicain. Les Saoudiens et les Émiratis ne firent pas exception. En 2016, ces deux pays ont déclaré avoir dépensé un peu plus de 10 millions de dollars pour payer des entreprises de lobbying enregistrées au FARA. À la fin 2017, les dépenses des Émirats avaient presque doublé pour atteindre 19,5 millions de dollars, tandis que celles des Saoudiens avaient grimpé à 27,3 millions de dollars.

 

Dans les mois qui suivirent les présidentielles de 2016, les Saoudiens ajoutèrent plusieurs firmes liées à Trump ou aux Républicains à une liste déjà importante de sociétés enregistrées au FARA comme représentant leurs intérêts. Par exemple, ils firent appel au groupe CGCN, dont le président et directeur des politiques, Michael Catanzaro, faisait partie de l’équipe de transition de Trump et a ensuite servi dans son administration. Pour courtiser le Congrès, ils embauchèrent le groupe McKeon, dirigé par l’ancien député républicain Buck McKeon, qui avait un temps présidé la Commission des Forces armées de la Chambre des Représentants.

 

Nous venons d’évoquer uniquement des agents étrangers officiels. Or, un certain nombre d’acteurs qui ne s’étaient pas enregistrés dans le cadre du FARA poussaient activement les programmes saoudiens et émiratis, notamment Elliott Broidy et George Nader. Broidy, l’un des principaux leveurs de fonds pour la campagne de Trump, et Nader, son partenaire commercial, avaient déjà un large éventail d’intérêts en Arabie saoudite et aux Émirats. Pour les sécuriser, ce duo lança une campagne visant à retourner le nouveau Président et l’establishment républicain contre Doha. Il en a résulté une conférence anti-Qatar inspirée par Broidy et financée par les Émirats, qui fut organisée en mai 2017 par un important cercle de réflexion de Washington – la Fondation pour la Défense des Démocraties. Cet événement offrit une plate-forme au député républicain Ed Royce pour discuter de sa proposition de loi HR 2712, qui visait à désigner le Qatar comme un parrain étatique du terrorisme. Cette législation devait être introduite à la Chambre des Représentants deux jours seulement après la fin de cette conférence.

 

Rappelez-vous que le Qatar était alors considéré comme un important allié des États-Unis au Moyen-Orient, et qu’il abritait la base aérienne d’Al Udeid, où plus de 10 000 soldats américains sont toujours stationnés. Cette proposition de loi représentait donc une évolution marquante dans les relations américano-qataries, et elle découlait clairement des efforts de lobbying saoudiens et émiratis.

 

L’influence officieuse de protagonistes tels que Broidy et Nader fut évidemment soutenue par d’autres agents étrangers travaillant pour Riyad et Abou Dhabi qui étaient listés par le FARA, et qui ont activement promu cette proposition de loi. Par exemple, nous pourrions citer Qorvis Communications, un porte-parole de longue date dans les relations publiques des Saoudiens [et une filiale américaine du groupe Publicis]. Cette firme diffusa un document intitulé « L’histoire du Qatar en matière de financement du terrorisme et de l’extrémisme », affirmant que ce pays subventionnait al-Nosra, le Hamas, les Frères Musulmans et d’autres organisations. Sans surprise, ce texte citait un argument de David Weinberg, un important chercheur au sein de la Fondation pour la Défense des Démocraties.

 

Alors que cette croisade anti-Qatar s’intensifiait à Washington, le Président lui-même était courtisé par la royauté saoudienne à Riyad, lors de son premier voyage officiel à l’étranger. Ils lui ont offert le véritable traitement royal, et leurs efforts ont semblé porter leurs fruits lorsque, un jour seulement après le début du blocus, Trump tweeta : « Lors de mon récent voyage au Moyen-Orient, j’ai déclaré qu’il ne pouvait plus y avoir de financement pour les idéologies radicales. Des leaders ont désigné le Qatar – regardez ! »

 

Une semaine après l’imposition du blocus, l’ambassadeur émirati à Washington, Youssef al-Otaiba, écrivit une tribune dans le Wall Street Journal appelant au transfert de la base aérienne d’Al Udeid aux Émirats Arabes Unis – un développement craint par les Qataris, sachant qu’il pouvait ouvrir la porte à une invasion de leur pays. Or, cet intense lobbying saoudo-émirati dans la capitale américaine n’est pas resté sans réponse.

 

Le Qatar contre-attaque

 

L’émir du Qatar Tamim ben Hamad al-Thani a été pris au dépourvu par les opérations d’influence des Saoudiens et des Émiratis. Un an avant que Donald Trump ne devienne Président, les Qataris n’avaient dépensé que 2,7 millions de dollars dans des entreprises de lobbying et de relations publiques, moins d’un tiers des sommes investies par Riyad et Abou Dhabi, selon les archives du FARA. Or, ils ont rapidement agi pour renforcer l’image de leur pays en tant qu’allié crucial des États-Unis. Ils ont donc lancé une vague de recrutement d’entreprises de lobbying et de relations publiques étroitement liées à Trump et aux Républicains du Congrès. Par exemple, deux jours seulement après le début du blocus, ils signèrent un contrat avec le cabinet d’avocats de l’ancien ministre de la Justice John Ashcroft, en payant 2,5 millions de dollars pour ses 90 premiers jours de travail.

 

Ils ont aussi rapidement obtenu les services de Stonington Strategies. Dirigée par Nick Muzin, qui avait travaillé sur la campagne électorale de Trump, cette firme a très vite sollicité 250 « influenceurs » du Président américain, comme l’a rapporté Julie Bykowicz dans le Wall Street Journal. Entre autres objectifs, Stonington cherchait à courtiser d’éminentes personnalités de Fox News auxquelles Trump accordait une attention particulière, telles que l’ancien gouverneur de l’Arkansas, Mike Huckabee. Quelques mois plus tard, ce dernier reçut 50 000 dollars pour se rendre au Qatar.

 

En septembre 2017, les Qataris embauchèrent également Bluefront Strategies pour concevoir une vaste opération multimédia, qui prévoyait des publicités sur tous les principaux réseaux d’information, des communications numériques et imprimées dans un large éventail de publications importantes, et une campagne « Lever le blocus » sur les réseaux sociaux. Parallèlement, des pubs sur Google et YouTube devaient mettre en évidence l’illégalité de l’embargo et les contributions de cet émirat dans la lutte contre le terrorisme. Bluefront Strategies devait influencer l’opinion publique avant la prochaine session de l’Assemblée Générale des Nations Unies ce même mois. Le Qatar et ses relais ont ensuite utilisé cette campagne « pour cibler les principaux décideurs participant à l’Assemblée Générale, y compris Donald Trump », afin d’obtenir du soutien durant le plus mondial des événements.

 

Les agents pro-Qatar ne se sont pas contentés d’actions défensives. Ils ont directement attaqué le lobby saoudien. En guise d’exemple, nous pourrions citer Barry Bennett d’Avenue Strategies, une société de relations publiques embauchée par Doha. Ce dernier envoya une lettre au procureur général adjoint en charge de la sécurité nationale. Dans cette missive, il accusa l’Arabie saoudite et le Comité américano-saoudien des affaires de relations publiques (SAPRAC) de violations du FARA dans leur financement d’une coûteuse campagne médiatique, qui visait à relier les dirigeants qataris au terrorisme et à l’extrémisme violent.

 

De telles contre-attaques se sont révélées remarquablement efficaces. Le SAPRAC s’est finalement senti obligé de s’inscrire auprès du FARA. Pendant ce temps, Huckabee tweeta qu’il venait « de rentrer de quelques jours à Doha, au Qatar, une ville étonnamment belle, moderne et accueillante. » Enfin, lors de l’Assemblée Générale des Nations Unies, le Président Trump s’est entretenu avec l’émir al-Thani et déclara que « nous sommes amis depuis longtemps (…) J’ai le très fort sentiment [que la crise diplomatique au Qatar] sera rapidement résolue. » Puis ils ont tous deux souligné la relation « solide » et « formidable » entre leurs pays respectifs.

 

Les Qataris ont ensuite monté une opération défensive contre la proposition de loi HR 2712. Les sociétés de lobbying qu’ils ont embauchées, en particulier Avenue Strategies et Husch Blackwell, lancèrent une campagne multiforme pour empêcher l’adoption de cette législation. Durant un procès, Elliott Broidy affirma même que le gouvernement qatari et plusieurs de ses lobbyistes avaient piraté son compte de messagerie et distribué ses courriels privés aux membres du Congrès, et ce dans le but de discréditer son travail en faveur des Saoudiens.

 

En novembre 2017, Barry Bennett d’Avenue Stratégies utilisa une arme puissante dans les milieux politiques de Washington : Israël. En effet, il distribua aux élus du Congrès une lettre rédigée par un ancien haut responsable de la sécurité nationale israélienne, qui déclara explicitement que le Qatar n’avait pas fourni de soutien militaire au Hamas, comme la HR 2712 le prétendait.

 

Trois mois plus tard, Husch Blackwell menaça le Congrès et l’administration Trump d’annuler un contrat de 6,2 milliards de dollars avec Boeing pour la vente de ses F-15 à l’armée qatarie – et donc la perte potentielle de milliers d’emplois –, si la HR 2712 était adoptée et que des sanctions étaient imposées à cet émirat. Cette menace était liée à un effort concerté des agents qataris pour contacter « près d’une vingtaine de bureaux de la Chambre des Représentants, y compris le chef de la majorité de cette institution, Kevin McCarthy », afin d’empêcher l’adoption de cette loi, selon un rapport de la Foreign Influence Transparency Initiative du Center for International Policy où nous travaillons. En fin de compte, la HR 2712 mourut lentement au Congrès et n’est jamais devenue loi.

 

La bataille du bloc saoudien pour défendre sa guerre au Yémen

 

Tandis que le Qatar inversait le cours de la guerre d’influence à Washington, les Saoudiens et leurs alliés devaient affronter un autre problème. En effet, le Congrès commença à retirer son soutien en faveur de l’offensive menée par Riyad au Yémen. Le 28 février 2018, le sénateur Bernie Sanders présenta une résolution commune dans cet objectif. Selon les documents déposés au FARA, la firme Brownstein Hyatt Farber Schreck LLP – représentant le ministère saoudien des Affaires étrangères –, contacta plusieurs membres de la Commission sénatoriale des Affaires étrangères, en particulier les Démocrates, sans doute pour les persuader de voter contre cette motion.

 

En mars, cette firme envoya des dizaines de courriels aux élus du Congrès, afin de les inviter à un dîner de gala avec l’influent prince héritier Mohammed ben Salmane lui-même. Selon l’invitation du groupe CGCN – une autre société inscrite au FARA et représentant les Saoudiens –, ce « Dîner de Gala sur le Partenariat USA-KSA [Royaume d’Arabie saoudite] » devait mettre l’accent sur « la coopération durable en matière de défense et de lutte contre le terrorisme » et « l’alliance historique » entre les deux pays. Cet événement fut organisé deux jours seulement après que le Sénat eut voté en faveur de l’introduction du projet de loi de Sanders.

 

Les lobbyistes engagés par les Émirats ont eux aussi tendu la main au Congrès pour maintenir son soutien à cette guerre. Par exemple, Hagir Elawad & Associates transféra à 50 élus pro-saoudiens une tribune rédigée par le ministre émirati des Affaires étrangères afin de justifier cette offensive. Cette firme distribua également une lettre de l’ambassadeur al-Otaiba, qui soulignait les efforts saoudo-émiratis pour éviter les pertes civiles et arguait que « les États-Unis ont un intérêt évident dans le succès de la coalition au Yémen ».

 

Au début de ce conflit, le Qatar était membre de cette coalition, mais la mise en oeuvre du blocus l’a contraint de retirer ses forces du Yémen. Les responsables qataris ont ensuite utilisé leur empire médiatique, centré sur le diffuseur Al Jazeera, pour souligner les aspects désastreux de cette guerre. Ce faisant, ils ont fourni aux Saoudiens et aux Émiratis une autre raison de concentrer leurs propres appareils d’influence sur la destruction du Qatar et d’Al Jazeera. En fait, la fermeture de ce réseau était l’une des 13 exigences initiales de Riyad et d’Abou Dhabi pour lever le blocus.

 

Depuis sa création en 1996, Al Jazeera fut un instrument du soft power qatari. Il n’est donc pas surprenant que les Émirats Arabes Unis aient longtemps fait pression sur des parlementaires pour forcer ce réseau à s’enregistrer auprès du FARA en tant qu’agent étranger. Et les efforts de lobbying émiratis n’ont pas été vains. Début mars 2018, 19 élus du Congrès ont signé et envoyé une lettre au ministre de la Justice de l’époque, Jeff Sessions, exigeant qu’Al Jazeera soit enregistré auprès du FARA. En juin 2019, une autre lettre du même genre fut envoyée à ce ministère par six Sénateurs et deux Représentants, qui demandaient « pourquoi Al Jazeera et ses employés n’avaient pas été tenus de s’inscrire » en tant qu’agent étrangers. Selon les documents du FARA, tous ces Représentants sauf un avaient reçu des contributions pour leurs campagnes électorales, ou avaient été contactés par des sociétés de lobbying saoudiennes ou émiraties. Malgré tout, Al Jazeera ne s’est pas encore inscrit au FARA.

 

Le meurtre de Jamal Khashoggi

 

Malgré les efforts des lobbyistes saoudiens et émiratis durant les premiers mois de 2018, l’émir du Qatar réussit à se faire inviter au Bureau ovale. Pendant leur rencontre du 10 avril, le Président Trump l’a de nouveau décrit comme un « ami », ajoutant qu’il était un « grand gentleman ». L’émir, à son tour, le remercia de « nous avoir soutenus pendant ce blocus ».

 

Si ce rapprochement entre Trump et al-Thani fut un revers pour les Saoudiens, le meurtre de leur critique et chroniqueur au Washington Post Jamal Khashoggi a failli liquider leur gigantesque dispositif de lobbying. Par la suite, la CIA confirma que le prince héritier lui-même avait ordonné l’assassinat de ce citoyen saoudien à leur consulat d’Istanbul, en Turquie.

 

Par conséquent, certaines firmes de lobbying ont coupé les ponts avec le royaume et son influence sur Capitol Hill diminua, à l’instar des opinions positives du grand public sur l’Arabie saoudite. En décembre 2018, le Sénat adopta le projet de loi Sanders visant à mettre un terme au soutien des États-Unis en faveur de la guerre au Yémen. Par ailleurs, les deux chambres du Congrès votèrent une résolution sur les pouvoirs de guerre afin d’interdire l’implication américaine dans ce conflit – une décision historique pour cette institution au XXIème siècle. Au final, le Président Trump y opposa son veto, puis il déjoua également une série de tentatives parlementaires d’empêcher ses précieuses ventes d’armes à l’Arabie saoudite et aux Émirats. Constatant le soutien indéfectible du Président en leur faveur –sachant que Riyad et Abou Dhabi sont des clients très lucratifs pour notre industrie de défense –, les Qataris ont décidé d’imiter leurs rivaux. En mai 2019, ils achetèrent 24 hélicoptères Apache pour 3 milliards de dollars. Quelques mois plus tard, ils acceptèrent de financer et de gérer une expansion de 1,8 milliard de dollars de la base aérienne d’Al Udeid pour y garantir la présence continuelle de l’armée américaine. Ce faisant, le Qatar cooptait ostensiblement deux des lobbies les plus puissants de Washington : l’institution militaire et les fabricants d’armes.

 

Et les gagnants sont…

 

Certes, le Qatar a du affronter une menace quasi-existentielle pour sa survie lorsque le blocus commença en 2017. Trois ans plus tard, il n’a pas seulement réussi à survivre, mais il a pu prospérer grâce à ses opérations d’influence à Washington. Ces campagnes ont énormément contribué à approfondir les relations économiques, militaires et diplomatiques entre les deux pays. En parallèle, les rivaux du Qatar à Riyad ont non seulement échoué à transformer leur blocus en un succès, mais ils ont aussi vu leur influence diminuer sensiblement aux États-Unis alors qu’ils enchaînaient les fiascos de communication. Même leur plus fidèle défenseur, Donald Trump, a récemment menacé de rompre le soutien militaire américain en leur faveur s’ils poursuivaient leur guerre du pétrole avec la Russie. En toute logique, ils se sont rapidement conformés aux souhaits du Président américain. 

 

En réalité, cependant, le véritable perdant de ces luttes d’influence ne fut pas l’Arabie saoudite ou les Émirats, mais les États-Unis. Après tout, les efforts des deux camps rivaux pour approfondir leurs liens avec le complexe militaro-industriel ont renforcé l’hyper-militarisation de la politique étrangère américaine. Visant aussi à renforcer leur influence au Congrès, ces campagnes ont fait en sorte que les intérêts réels de notre pays passent au second plan derrière ceux des despotes du Moyen-Orient. Au final, leurs efforts ont garanti des niveaux quasi-historiques de ventes d’armes dans cette région, tout en prolongeant les guerres au Yémen et en Syrie, contribuant ainsi à semer la mort et la dévastation à des niveaux presque inimaginables.

 

Rien de tout cela ne concernait les véritables intérêts de nos concitoyens, sauf si l’on parle de l’industrie de l’armement et des lobbyistes de K Street, qui peuvent être perçus comme les seuls gagnants américains cette guerre sans fin des relations publiques à Washington. Dans ce processus, ces trois pétromonarchies ont porté un véritable coup de grâce à l’idée même que la politique étrangère des États-Unis devrait être guidée par les intérêts nationaux – et non spéciaux. 

 

Texte original de Morgan Palumbo et de Jessica Draper, tous deux chercheurs au Foreign Influence Transparency Initiative du Center for International Policy

 

Traduction exclusive par Maxime Chaix

 

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