L’aggravation de la guerre économique de Washington contre les Syriens ordinaires

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Actuellement, la Syrie est plongée dans une crise économique désastreuse, qui frappe durement les millions de personnes vivant dans les zones tenues par le gouvernement. Dans ce contexte, les États-Unis vont leur imposer un nouveau régime de sanctions particulièrement sévère, qui a notamment comme objectif de dissuader tout investisseur de financer la reconstruction de ce pays. Prétendant vouloir rendre justice et protéger les Syriens, les stratèges de Washington risquent au contraire de relancer ce conflit, et d’aggraver massivement les conditions de vie de la population locale. Voici donc une analyse détaillée des potentielles conséquences de cette législation, et des véritables motifs qui conditionnent sa mise en oeuvre.  

 

Le 17 juin prochain, le Caesar Syria Civilian Protection Act va être imposé par le Département du Trésor américain. Il s’agit d’un régime de sanctions dont la portée est extrêmement vaste, et qui va pénaliser collectivement l’ensemble de la population syrienne que cette loi est censée protéger. En d’autres termes, cette législation vise à dissuader toute personne physique ou morale non-syrienne d’aider le gouvernement local à reconstruire les vastes territoires qu’il contrôle, à exploiter ses ressources pétrolières et gazières, ou à bénéficier d’investissements dans tout autre secteur (santé, agriculture, éducation, défense, etc.).

 

Est également visée toute personne physique ou morale offrant une aide militaire au gouvernement Assad, dans un pays où l’ex-branche locale d’al-Qaïda compterait encore jusqu’à 10 000 djihadistes. Rappelons alors que la rébellion armée au sens large aurait tué environ 128 000 combattants loyalistes depuis 2011, selon l’Observatoire Syrien des Droits de l’Homme (OSDH). Dans le camp opposé, cette organisation recense la mort d’environ 136 000 opposants armés, dont une moitié de djihadistes affiliés à Daech ou à la nébuleuse al-Qaïda. Au total, l’OSDH estime donc que, sur les 380 000 victimes de ce conflit, 264 000 seraient des combattants, soit près de 70% des morts qu’elle a comptabilisés. Il s’agit donc d’un conflit d’une rare brutalité, dans laquelle les Syriens ont été littéralement pris en étau. 

 

Bien que les crimes du gouvernement local et de ses alliés sont indéniables, l’on a tendance à oublier que la nébuleuse djihadiste anti-Assad a bénéficié d’un soutien massif de la part des puissances occidentales et de leurs alliés turcs et moyen-orientaux. Sachant que la Russie, l’Iran et le Hezbollah ont empêché cette vaste coalition de renverser Bachar el-Assad, ils sont logiquement ciblés par le Caesar Syria Civilian Protection Act. Par conséquent, ce nouveau train de sanctions ressemble davantage à une revanche de Washington par le biais d’une féroce guerre économique qu’à un moyen de protéger la population syrienne vivant en zone loyaliste – soit 6,5 millions de personnes rien que dans les principales villes de ce pays, selon les dernières estimations de la CIA. 

 

En clair, cette législation va punir une large proportion du peuple syrien, selon un nombre croissant d’observateurs occidentaux. Comme l’ont récemment souligné deux experts de la question, « tant qu’il sera en vigueur, le Caesar Act découragera massivement tous les investisseurs potentiels qui envisageraient de revenir sur le marché syrien pour y entreprendre une activité économique, même bénigne. Il s’agit non seulement d’acteurs étrangers – tels que des sociétés libanaises et émiraties –, mais également des hommes d’affaires syriens issus de la diaspora. (…) Ces sanctions ne toucheront pas seulement les entreprises individuelles. Elles se répercuteront sur les Syriens ordinaires qui cherchent à vivre normalement. Par exemple, le Caesar Act ciblera le secteur local de la construction, ce qui a suscité des inquiétudes parmi les organisations humanitaires soutenant la réhabilitation des infrastructures à petite échelle – de la réparation des réseaux d’eau endommagés à la reconstruction d’écoles ou de logements bombardés. Peut-être plus important encore, en isolant davantage la Syrie, le Caesar Act menace de prolonger et d’intensifier la chute libre macroéconomique en cours dans ce pays. »

 

En effet, le Guardian vient de rappeler que « la monnaie locale a chuté de 70% depuis avril, plus de la moitié de la population syrienne est confrontée à une pénurie alimentaire, et les espoirs de reconstruire ce pays brisé par la guerre continuent de s’évaporer. La Syrie semble à peine capable d’absorber de nouveaux chocs, mais les sanctions américaines qui entreront en vigueur la semaine prochaine pourraient dévaster ce qui reste de son économie déjà en lambeaux, et amplifier le déclin régional le plus grave depuis des décennies. Connue sous le nom du Caesar Act, cette législation est au cœur des efforts de l’opposition anti-Assad pour rendre justice aux victimes des crimes de guerre commis dans ce pays depuis neuf ans. Or, à la veille de sa mise en œuvre, cette nouvelle loi est perçue comme un fourre-tout [juridique] (…) visant à écraser deux des principaux soutiens du régime, l’Iran et le Hezbollah. » En d’autres termes, le gouvernement des États-Unis ayant perdu sa vaste guerre secrète sur le terrain, il continue de la déplacer sur le champ de bataille économique, sachant que des sanctions d’une grande sévérité frappent la population locale depuis 2011.

 

Dans ce même article, le journaliste du Guardian décrit la situation intenable des Syriens restés au pays. Comme il l’observe, « au cours du mois dernier, le blé et le carburant – subventionnés par les réserves déclinantes de la Banque centrale du Liban –, ont maintenu l’économie syrienne en vie, au grand dam de certains dirigeants libanais. Pendant ce temps, les lignes de contrebande en provenance d’Irak ont ​​maintenu les approvisionnements de nourriture dans la plupart des régions de Syrie contrôlées par le gouvernement, où la flambée des prix a réduit le nombre d’acheteurs. “Ce n’est pas la disponibilité qui est un problème”, a déclaré un habitant de Palmyre nommé Fouad Shabbana. “En réalité, personne ne peut se permettre d’acheter quoi que ce soit. Hier, mon salaire [mensuel] me permettait d’acheter un kilo de viande. Je reçois aujourd’hui l’équivalent de 14 dollars.” “Les prix des biens en Syrie, y compris ceux qui sont produits localement, augmentent avec le taux de change”, a déclaré Elizabeth Tsurkov, membre du Foreign Policy Research Institute. “L’inflation est si rapide que les prix le matin sont inférieurs à ceux du soir. Des contacts à travers le pays m’ont indiqué qu’en l’espace d’un mois, du fait de cette rapide dépréciation, les prix de la plupart des marchandises avaient augmenté de plus de 50%. »

 

Comme s’en est félicité l’émissaire du cabinet Trump pour la Syrie James Jeffrey, qui a récemment affirmé que sa mission était de transformer ce pays en un bourbier pour Moscou, les sanctions américaines sont partiellement responsables de cette situation catastrophique. Il en résulte une instabilité croissante, qui s’est récemment traduite par le limogeage du Premier Ministre syrien. Certes, les autorités locales ont leur part de responsabilité dans cette situation, notamment du fait de la corruption généralisée qui affecte ce pays. Néanmoins, il est clair que ces nouvelles sanctions de Washington : 

 

1) sont imposées au pire moment, et aggravent un désastre économique encouragé par les précédents embargos américains et européens ;

 

2) ne sont pas motivées par la protection des Syriens et l’impératif de justice, vu leurs conséquences potentiellement catastrophiques pour la population civile dans les zones loyalistes ;

 

3) visent en fait à affaiblir davantage le pouvoir local et ses alliés, dont l’Iran et le Hezbollah ;

 

4) pourraient avoir des conséquences qui dépassent les frontières de la Syrie, en précipitant l’implosion d’une économie libanaise déjà en grande difficulté ;

 

5) constituent une preuve supplémentaire que le sort de la population syrienne n’a jamais été la préoccupation centrale de Washington et de ses alliés, qui ont massivement soutenu la nébuleuse djihadiste anti-Assad dans le but de renverser le Président syrien – une opération stoppée par Donald Trump à partir de l’été 2017

 

Comme l’a résumé le spécialiste Julien Barnes-Dacey, « la position des États-Unis semble désormais être fondamentalement motivée par (…) l’objectif de faire en sorte que la Russie et l’Iran ne puissent pas prétendre à une victoire [en Syrie]. (…) La campagne de pression maximale décrétée par les États-Unis vise à mettre le régime à genoux et à forcer ses partisans à concéder leur défaite, mais ce dernier sait comment s’accrocher brutalement au pouvoir, et il est clair que ses principaux soutiens ne sont pas prêts à faire des concessions. Le peuple syrien est brutalisé depuis une décennie et leur pays est dévasté par la guerre, mais il semble que nous allons plonger dans le précipice d’une nouvelle étape dangereuse de ce conflit, qui risque de se dénouer de façon dévastatrice. » Ainsi, la position des États-Unis consiste à empêcher à l’Iran et ses alliés russes de revendiquer une victoire en Syrie. Par conséquent, le Caesar Act pourrait dramatiquement relancer ce conflit. Dans tous les cas, le peuple syrien sera le premier à en payer le prix.

 

Maxime Chaix 

 

 

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