EXCLUSIF : Quand Washington, Riyad et Ankara soutenaient le djihad en Tchétchénie

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Ces derniers jours, nous avons observé des violences urbaines sidérantes à Dijon. Souhaitant apaiser les esprits, un « youtubeur » originaire d’Ingouchie a qualifié de « frères » les Tchétchènes et ceux qu’il nomma « les arabes », soulignant que ces derniers avaient combattu les Russes en Tchétchénie. Or, comme exemple d’« arabes », il cita le chef islamiste Ibn al-Khattab, qui fut un important leader djihadiste durant les deux guerres qui ont ravagé cette république du Caucase. En exclusivité pour nos abonnés, nous allons vous révéler un document qui confirme le soutien de Washington, Riyad et Ankara pour le djihad anti-russe en Tchétchénie, du moins avant la période du 11-Septembre. Plongée dans les méandres d’une guerre secrète oubliée. 

 

Ibn al-Khattab, l’Arabie saoudite et le djihad en Tchétchénie 

 

Le 15 juin dernier, un célèbre « youtubeur » originaire du Caucase, et surnommé IbraTV, publia la vidéo suivante :

 

Souhaitant calmer les esprits, au vu des affrontements interethniques observés à Dijon, il décrivit « les arabes » comme des « frères qui sont venus quand y avait la guerre en Tchétchénie », citant « Khattab » comme exemple de combattants arabes à cette époque. Liquidé par les services russes en 2002, le Saoudien Ibn al-Khattab fut l’un des principaux chefs des combattants djihadistes durant les deux guerres de Tchétchénie. À l’origine, il avait tissé des liens avec Oussama ben Laden en Afghanistan, où il avait rejoint la rébellion islamiste à l’âge de 18 ans, en 1987. Rappelons alors que le soutien de la CIA et de ses alliés saoudiens et pakistanais en faveur de la nébuleuse djihadiste anti-URSS à cette époque est notoire, comme nous l’avons rappelé dans nos colonnes. En mai 1994, al-Khattab emmena le premier groupe d’islamistes tchétchènes dans les camps d’entraînement d’al-Qaïda en Afghanistan, où des centaines d’entre eux furent entraînés au combat. 

 

Actif en Bosnie et au Tadjikistan dans la première moitié des années 1990, al-Khattab s’implanta en Tchétchénie à partir de 1995. Dès lors, il s’imposa rapidement comme l’un des principaux chefs des factions salafistes qui appuyaient les séparatistes locaux. Il est d’ailleurs connu comme étant le pionnier des vidéos de propagande djihadistes. Durant la première guerre de Tchétchénie (1994-1996), entre 1 200 et 2 000 islamistes principalement issus d’Arabie saoudite, mais aussi du Koweït et des Émirats Arabes Unis auraient combattu dans les rangs de cette mouvance. Dans la période suivant ce conflit et la seconde guerre contre les russes dans ce pays, al-Khattab et d’autres émirs salafistes encadrèrent au minimum plusieurs centaines de combattants salafistes. Bien que certaines sources occidentales accusent le FSB d’avoir planifié la vague d’attentats de Moscou en 1999, les autorités russes considèrent al-Khattab comme étant le commanditaire de ces attaques meurtrières contre des cibles civiles – ce qui justifia l’invasion du Daghestan et la seconde guerre de Tchétchénie.

 

Il faut alors rappeler que les opérations djihadistes dans le Caucase bénéficiaient, à première vue, de la tolérance et du soutien tacite des États-Unis et de l’Arabie saoudite. Comme l’a documenté Peter Dale Scott, Oussama ben Laden n’agissait pas « pour [son] propre compte, mais dans le cadre de projets de déstabilisation, en particulier au Tadjikistan (1993-95) puis en Tchétchénie (après 1995). Dans ces pays, leur principal allié était Ibn al-Khattab, de son vrai nom Thamir Saleh Abdullah al-Suwailem. Ce dernier bénéficiait également d’appuis saoudiens de haut niveau. “Al-Khattab jouissait d’un certain soutien logistique et financier venant d’Arabie saoudite. Des dignitaires religieux de ce pays déclarèrent que la résistance tchétchène était une guerre sainte légitime, et des donateurs privés saoudiens envoyèrent de l’argent à al-Khattab et à ses partenaires tchétchènes. Jusqu’en 1996, les moudjahidines blessés en Tchétchénie furent transférés en Arabie saoudite pour être soignés, une pratique financée par des organisations caritatives et tolérée par l’État.” L’ex-agent du FBI Ali Soufan ajouta que les États-Unis soutenaient également ce djihad global. Selon lui, en 1996, son pays “était du côté des [islamistes] en Afghanistan, en Bosnie ainsi qu’en Tchétchénie” ». Pour autant, peut-on prouver qu’il s’agissait d’un soutien étatique direct ? 

 

2008 : Quand la « CIA privée » confirme le soutien du djihad tchétchène par Washington, Riyad et Ankara

 

Jusqu’à présent, nous n’avions trouvé aucune source fiable pour l’attester. Or, nous allons vous présenter un document inconnu en France, dont les révélations sont validées par plusieurs de nos sources issues des milieux de la sécurité nationale. Produit par une prestigieuse firme de renseignement privé nommée Stratfor, ce document est important pour deux raisons. La première, c’est qu’il confirme que les États-Unis, l’Arabie saoudite et la Turquie ont clandestinement appuyé la nébuleuse djihadiste anti-russe en Tchétchénie – un soutien présumément interrompu à la suite du 11-Septembre. La seconde, c’est que les auteurs de cette analyse conseillèrent aux États-Unis et à leurs alliés saoudiens d’appuyer à nouveau cette mouvance islamiste dans le Caucase en 2008, et ce dans le but d’y piéger les Russes.

 

Au vu de l’influence de Stratfor – surnommée la « CIA privée » à Washington –, cet article méconnu contient d’importantes révélations. Il confirme ainsi le double jeu des États-Unis dans leur soutien occulte de la mouvance djihadiste globale depuis les années 1980. En effet, rappelons qu’en janvier 2013, Stratfor avait admis que le cabinet Obama appuyait massivement la nébuleuse salafiste anti-Assad aux côtés de ses alliés sunnites, comparant cette opération au soutien des moudjahidines afghans et étrangers contre l’URSS. Il faut bien comprendre que les analyses de Stratfor se basent sur des sources de première main, directement issues du Pentagone et de le communauté américaine du Renseignement.

 

Cette précision étant faite, voici les principaux points du document que nous révélons, sachant qu’il est en accès payant et que, selon nos recherches, il n’a jamais été cité par une quelconque source médiatique ou académique francophone. Publiée par Stratfor le 14 août 2008, dans le contexte de la deuxième guerre d’Ossétie du Sud opposant la Russie et la Géorgie, cette analyse souligne que Washington « n’est pas en mesure d’intervenir dans la sphère d’influence russe, sachant que les forces américaines sont absorbées en Irak et en Afghanistan. Il faudra un certain temps avant que les États-Unis ne se libèrent du Moyen-Orient pour affronter efficacement les Russes en Eurasie. Or, il existe d’autres options clandestines que les services spéciaux américains peuvent utiliser pour maintenir la pression sur la Russie. Une telle stratégie impliquerait probablement trois ingrédients clés : les Tchétchènes, les Tatars et les Saoudiens. »

 

En clair, poursuit Stratfor, « la sécurité intérieure de la Russie dépend en grande partie de sa capacité à contenir les aspirations séparatistes islamiques dans ses deux principales ceintures de populations musulmanes : l’une dans le Nord du Caucase montagneux, qui comprend la Tchétchénie, l’Ingouchie et le Daghestan, et l’autre le long du côté ouest des montagnes de l’Oural, qui comprend le Tatarstan et le Bachkortostan. La Tchétchénie borde l’ancien État soviétique de Géorgie, qui est toujours prêt et disposé à soutenir – comme il l’a fait par le passé –, une insurrection tchétchène contre Moscou pour affaiblir l’emprise du Kremlin dans le Caucase. Le Tatarstan, dans la région de la Volga-Oural, contrôle toutes les routes pétrolières, gazières, routières, ferroviaires et de transport de la Sibérie. »

 

Ces experts rappellent alors que « la Tchétchénie a représenté la plus grande menace pour la sécurité intérieure de la Russie pendant les guerres tchétchènes de 1994-1996 et 1999-2004. L’Arabie saoudite, les États-Unis et la Turquie – qui avaient tous intérêt à garder la Russie sous pression après la chute de l’Union soviétique –, ont contribué à alimenter ces guerres en fournissant un soutien aux rebelles tchétchènes. L’Arabie saoudite en particulier a dirigé cet effort en implantant [dans cette région] la doctrine wahhabite et en fournissant du financement, des armes, de la logistique, une formation à la guérilla et un soutien moral aux militants tchétchènes. La majeure partie de l’appui saoudien à ces derniers fut acheminée par le biais d’organisations caritatives et d’aide humanitaire dans la région. » Stratfor précise alors qu’à la suite du 11-Septembre, Washington a réduit son soutien en faveur de ces djihadistes, espérant les affaiblir et impliquer la Russie dans la lutte contre le terrorisme. Il est utile de noter que, selon Stratfor, Ankara et Riyad ont aussi diminué leur appui pour ces extrémistes, mais plus tard – sans toutefois préciser à quelle période.

 

À notre connaissance, ce document de Stratfor constitue la confirmation la plus solide et crédible que les services spéciaux américains ont bel et bien soutenu le djihad en Tchétchénie – et plus largement dans le Caucase –, afin d’y piéger les forces russes. Comme souvent dans ce type d’opérations, les États-Unis ont surtout agi par l’intermédiaire de l’Arabie saoudite, dont les principales initiatives de soutien au djihad sont traditionnellement dissimulées par un vaste et complexe réseau d’organisation « religieuses » et « caritatives ». Dans les Balkans des années 1990, le prince Salmane – qui est le roi d’Arabie saoudite depuis janvier 2015 –, a directement supervisé la Saudi High Commission for Relief of Bosnia and Herzegovina (SHC). Entre 1992 et 2001, cette structure aurait collecté plus de 600 millions de dollars, officiellement pour des motifs religieux. Or, selon le New York Times, cet argent aurait également financé des transferts d’armes aux djihadistes combattant dans cette région, et d’autres formes de soutien en leur faveur. C’est ce même modus operandi qui fut préconisé par Stratfor au gouvernement américain en 2008.

 

Détaillant cette stratégie, les experts de cette firme estimaient alors qu’« après avoir observé la récente montée en puissance de la Russie en Géorgie, les Saoudiens partagent maintenant un intérêt commun avec Washington pour tenir les Russes à distance. Et comme les Saoudiens gagnent actuellement environ 1 milliard de dollars par jour en revenus pétroliers, Riyad a suffisamment d’argent pour rétablir ses liens avec les militants islamistes de la Fédération de Russie. Cependant, le soutien saoudien ne se limite pas à la Tchétchénie. La République du Tatarstan est également un candidat de choix pour une stratégie secrète visant à enflammer les minorités musulmanes de Russie. Cette ceinture islamique est essentielle, car elle sépare les parties ethniquement russes de la Russie de la Sibérie peu peuplée et traverse tous les réseaux de transport de la Russie (route, rail et pipeline). (…) La carte des militants islamistes est une option tentante pour Washington et Riyad, mais la Russie est désormais mieux équipée pour contenir une telle menace. »

 

Si nous n’avons identifié aucune preuve que cette stratégie fut mise en oeuvre, cette analyse de Stratfor est essentielle pour confirmer le soutien des djihadistes du Caucase par Washington, Riyad et Ankara durant les deux guerres de Tchétchénie. En revanche, l’auteur de ces lignes a amplement documenté le soutien massif de la nébuleuse djihadiste anti-Assad par les États-Unis, l’Arabie, la Turquie et leurs alliés – une guerre secrète lancée trois ans après la publication de ce document de Stratfor. Hélas, cette campagne syrienne fut menée clandestinement. C’est pourquoi nous n’avons pu mesurer que bien trop tard l’ampleur gigantesque et coordonnée de cette opération de changement de régime. Un jour ou l’autre, il faudra bien que les médias et les parlementaires occidentaux se décident à faire pression sur nos gouvernants pour leur demander des comptes vis-à-vis de ces stratégies catastrophiques, qui déstabilisent des nations entières en y soutenant nos ennemis djihadistes. Hélas, on en est encore loin, d’où l’initiative d’avoir créé Deep-News.media, et l’importance décisive de votre soutien.

 

Maxime Chaix 

 

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