Dans un récent article que nous allons commenter, un chercheur américain affirme que la CIA ne s’ingère plus dans les élections étrangères depuis une vingtaine d’années. Omettant la NED et d’autres officines américaines, cette analyse donne la fausse impression que le gouvernement des États-Unis ne cherche plus à peser sur les résultats électoraux à l’étranger. Or, notre lecture des stratégies d’influence de Washington montre que la Maison-Blanche est loin d’avoir abandonné ces politiques d’ingérence, contrairement à ce qu’affirme cet universitaire. En voici les raisons.
La CIA aurait stoppé ses ingérences électorales en 2000. Quid de la NED ?
Chercheur à l’université de Yale, David Shimer vient de signer un article pour le moins contestable dans la prestigieuse revue Foreign Affairs. En effet, cette analyse donne la fausse impression que, depuis vingt ans, le gouvernement des États-Unis serait soucieux du respect des processus électoraux à l’étranger, et qu’il aurait donc cessé de les manipuler par le biais de la CIA. Or, dans son article, Shimer fait totalement l’impasse sur la fameuse National Endowment for Democracy (NED), qui fut créée en 1983 par l’administration Reagan dans le but officieux de déstabiliser des nations étrangères et de s’ingérer dans leurs processus électoraux. Comme l’a observé le journaliste indépendant Max Blumenthal, « le premier succès de la NED fut la défaite du gouvernement sandiniste lors des élections de 1990 au Nicaragua, en le remplaçant par le parti néolibéral de Violeta Chamorro. Depuis lors, la NED a fait avancer les intérêts des États-Unis dans d’innombrables pays. En effet, elle a contribué à faire basculer l’élection en faveur de Boris Eltsine en 1996, elle a mené une tentative de coup d’État ratée au Venezuela en 2002, elle en a orchestré un avec succès à Haïti en 2004 et un autre en Ukraine dix ans plus tard, ce qui a favorisé les néonazis locaux. »
Blumenthal fait alors une importante précision sur la NED, qui n’est même pas mentionnée par David Shimer dans l’analyse que nous commentons : « Philip Agee, un lanceur d’alerte de la CIA, a décrit le travail de la NED comme une version plus sophistiquée des opérations clandestines à l’ancienne que Langley avait l’habitude de concevoir [depuis 1948]. “De nos jours, au lieu d’avoir la CIA en coulisses et d’essayer de manipuler les processus [politiques] en y injectant de l’argent et des instructions secrètes, ils ont (…) la NED”. Ces propos d’Agee furent ouvertement confirmés par Allen Weinstein, un ancien trotskyste et membre fondateur de cette organisation. En 1991, Weinstein déclara au Washington Post qu’“une grande partie de ce que nous faisons aujourd’hui a été fait en secret il y a vingt-cinq ans par la CIA.” »
Cet aveu de Weinstein signifie-t-il qu’en 1991, la CIA avait déjà renoncé à manipuler des élections étrangères ? Dans son article, David Shimer révèle deux exemples d’opérations d’ingérence électorale orchestrées par l’Agence, d’abord à l’occasion des présidentielles serbes en 2000, puis des législatives irakiennes en 2005. Dans le premier cas de figure, cette campagne est pleinement assumée par ses protagonistes, qui ont réussi à empêcher la réélection de Slobodan Milosevic. Dans le second exemple, l’opération fut stoppé prématurément de crainte qu’elle ne soit divulguée, et les législatives irakiennes de 2005 furent remportées par un homme réputé proche de l’Iran.
Ayant interrogé près de 130 anciens hauts responsables, dont un certain nombre issus de Langley et du Renseignement américain, Schimer en déduit que, « pour la CIA, les ingérences électorales clandestines sont devenues l’exception plutôt que la règle. Soit l’agence ne cherche plus à influencer les résultats des élections, (…) soit elle le fait dans de rares cas où, comme avec Milosevic, un tyran peut être évincé par la voie des urnes. » Pour appuyer son propos, il cite notamment « David Petraeus, qui a dirigé [cette agence] entre 2011 et 2012 », et qui lui a déclaré « “ne pas être au courant” de telles opérations “au cours de ces dernières années”. John Brennan, directeur de la CIA entre 2013 et 2017, se montra plus catégorique : “Sous les Présidents Obama et Bush [fils], il n’y a jamais eu d’efforts pour tenter d’influencer le résultat d’une élection démocratique. Nous pensions que c’était contraire au processus démocratique de le faire.” La CIA a autrefois ciblé les élections étrangères, a-t-il poursuivi, “mais au cours des dix-huit dernières années environ, cela n’a pas été le cas”. » L’on doit donc en déduire que l’Agence n’aurait joué aucun rôle dans les révolutions colorées géorgienne, biélorusse, ukrainienne, iranienne (etc.), ou qu’elle peut démentir son implication dans ces campagnes en les sous-traitant à d’autres acteurs moins controversés.
Depuis 2016, les ingérences de Brennan dans le processus électoral des États-Unis
Soulignons alors l’ironie d’un John Brennan qui se prétend soucieux du respect des « processus démocratiques » à l’étranger mais qui, depuis près de quatre ans, redouble d’efforts pour déstabiliser Trump et remettre en cause sa victoire électorale. Comme nous l’avons déjà souligné, Brennan est l’un des principaux instigateurs du Russiagate, une « théorie du complot maximaliste » qui incarne à elle-seule l’obsession de l’ancien directeur de la CIA et de ses alliés contre Donald Trump. Comme l’a souligné notre confrère Glenn Greenwald, « ces trois dernières années, (…) les pouvoirs des agences de la sécurité nationale – en particulier le FBI, la CIA, la NSA et le Département de la Justice –, ont été systématiquement instrumentalisés dans le cadre des élections de 2016, et ce à des fins politiques plutôt que judiciaires », notamment pour « manipuler les résultats des élections ». Il faut bien comprendre que Glenn Greenwald a la réputation d’être un progressiste, et que le média qu’il dirige critique fréquemment Donald Trump. Néanmoins, ce journaliste s’insurge contre l’instrumentalisation des services secrets américains par un clan, et ce au détriment de la vérité et de la justice.
Dans un article complémentaire, Greenwald ajouta que « la communauté du Renseignement sous James Clapper et John Brennan donna des os à ronger au Département de la Justice d’Obama et aux médias américains pour suggérer un complot entre Trump et la Russie, alimentant ce qui est devenu l’enquête du Russiagate ». Citant une interview du général Michael Hayden, qui avait dirigé la NSA et la CIA sous la présidence Bush, Greenwald souligna la principale raison « de l’antipathie de l’Agence pour Trump – soit son opposition ouverte à toute extension des efforts de changement de régime de la CIA en Syrie ». Précisons alors qu’une fois élu, Donald Trump stoppa cette opération l’été suivant, sachant que John Brennan était obsédé par le renversement d’Assad au point d’épargner l’« État Islamique » et de l’approvisionner en armes par différents biais – comme nous l’avons documenté dans nos colonnes. À l’aune de sa périlleuse stratégie clandestine en Syrie, et de sa remise en cause des résultats électoraux dans son propre pays, il est pour le moins ironique que Brennan affirme que la CIA ne s’ingère plus à l’étranger, et qu’il revendique son attachement aux « processus démocratiques ».
Modifier les perceptions de l’opinion en rachetant des médias
Comme nous l’avons souligné, la NED et les autres officines d’influence financées par le Congrès des États-Unis ne sont pas mentionnées dans cette analyse de Shimer, dont l’objectif évident est de faire croire à l’opinion que Washington ne s’ingère plus dans les élections étrangères – contrairement à la Russie. Or, dans ce même article, ce chercheur cite Leon Panetta, qui a dirigé la CIA entre 2009 et 2011. Manifestement, ce dernier « ne “s’est jamais engagé” dans la modification directe des votes ou dans des campagnes de désinformation. Mais en de rares occasions, la CIA qu’il dirigeait influença les médias étrangers avant les élections afin de “changer les attitudes au sein du pays” [ciblé]. La méthode de la CIA, selon Panetta, consistait à “acquérir des médias dans un pays ou une région qui pourraient être utilisés pour délivrer” des messages spécifiques. L’Agence travaillait également pour “influencer ceux qui possédaient partiellement lesdits médias, et qui seraient capables de coopérer, de travailler avec nous pour transmettre ces messages.” » En clair, Panetta reconnaît des ingérences de la CIA dans des processus électoraux après 2000, et contredit Brennan, Petraeus et plusieurs autres anciens cadres du Renseignement américain.
Shimer observe alors que « les programmes décrits par Panetta complètent des campagnes de propagande manifestes, comme durant les élections italiennes en 1948 ou les présidentielles serbes en 2000. “Même si nous opérions sur une base clandestine, vous devez vous assurer que les méthodes plus officielles qui étaient utilisées transmettaient le même message”, selon Panetta. Or, ce type d’opérations présentait des risques. “Il ne fait aucun doute que c’est un pari”, selon lui, “ce qui explique le fait qu’il s’agit d’une option de dernier recours, et que des tactiques plus agressives ont été mises de côté.” » Il est alors intéressant de rappeler que David Petraeus, qu’un scandale sexuel éjecta de son poste de la CIA en novembre 2012, est ensuite devenu un grand ponte des médias dans les Balkans pour le compte du fonds d’investissement KKR, comme l’avaient remarqué nos confères de l’OJIM.
Soulignant l’absence de rentabilité de ces investissements, ces derniers soulignèrent qu’« en achetant des médias, Petraeus achetait de l’influence », tout en ajoutant qu’« en 2010, [ce dernier] recrutait la première armée de trolls sur Internet. (…) Petraeus comprend très bien que les technologies d’information sont indispensables aux opérations [psychologiques]. Chef de la CIA, il avertit : “On vous espionnera à travers votre lave-vaisselle” (Wired, 2012). En magnat des médias, il reste aussi belliqueux que jamais : “Le cyberespace est un domaine de guerre entièrement nouveau” (BBC, 2017). Il milite surtout pour un contrôle toujours plus grand du Web. (…) Dans les Balkans, une grande partie du trafic Internet passe par les fournisseurs achetés par Petraeus. Une étude serbe sur les “infrastructures invisibles” a établi que tout le trafic menait à un seul point : “Si l’on souhaite examiner, filtrer ou conserver tout le trafic national transitant par le réseau de SBB, on peut le faire en n’utilisant que ce point unique”. Il se trouve que ce point est en la possession de KKR. Pourquoi infiltrer, si l’on peut posséder ? »
Cette question en soulève une autre : pourquoi la CIA devrait-elle s’impliquer dans de telles campagnes, quand elle peut les sous-traiter à des entreprises, des ONG ou des fondations ? Reconnaissant les périls des tentatives de manipulation électorale, il n’est pas surprenant que Petraeus ait déclaré à Shimer « “ne pas être au courant” de telles opérations “au cours de ces dernières années” » – oubliant de rappeler ses intérêts médiatiques et numériques avec KKR dans les Balkans. Hélas, ce manque de transparence est normal lorsque l’on a dirigé la CIA. En mai 2016, Petraeus refusa d’évoquer la guerre secrète de l’Agence et de ses alliés en Syrie lors d’un entretien sur PBS : « Vous savez, je ne peux parler de ce que j’aurais pu recommander [au Président Obama] lorsque j’étais directeur de la CIA, car si j’avais recommandé quelque chose [concernant la Syrie], cela aurait relevé du domaine de l’action clandestine, et nous ne faisons pas d’actions revendiquées. Donc c’est quelque chose dont je ne parlerai pas. » Son successeur John Brennan refusa lui aussi d’évoquer cette opération en décembre 2016, soulignant qu’il ne se prononcerait pas « sur ce que [l’Agence] pourrait faire ou ne pas faire » en Syrie.
Du fait de la raison d’État, il est donc impossible de savoir si la CIA continue de s’impliquer dans des manipulations électorales à l’étranger. Or, Shimer souligne que les responsables gouvernementaux qu’il a interrogés à Kiev, Londres et Bruxelles en ont l’intime conviction. Dans tous les cas, son enquête montre que l’Agence souhaite nier, ou du moins minimiser au maximum son empreinte dans de telles opérations. Par conséquent, le fait que Shimer ait oublié de mentionner les campagnes de la NED et d’autres relais d’influence de Washington montre que son article vise avant tout à critiquer les ingérences russes, et à nous faire oublier celles du gouvernement américain. Pas sûr que cette initiative fonctionne.
Maxime Chaix