Depuis 2011, le fiasco de l’interventionnisme français en Libye

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Aujourd’hui, il est clair que le maréchal Haftar est en grande difficulté face aux forces pro-turques en Libye, au grand dam d’Emmanuel Macron. Visant à renverser le gouvernement Sarraj, l’offensive d’Haftar cible des autorités certes reconnues par les Nations Unies, mais proches des Frères Musulmans eux-mêmes appuyés par le Qatar et la Turquie. Ainsi, depuis début 2015, la DGSE a clandestinement soutenu Haftar, dont les forces reculent face à l’offensive turque lancée en début d’année. En clair, nos services spéciaux combattent les réseaux djihadistes que la présidence Sarkozy leur avait demandé de soutenir en 2011 pour renverser Kadhafi. Chronique du lent naufrage de l’interventionnisme français en Libye.

 

Dans un article de janvier, nous nous étonnions que Jean Guisnel, dans son livre L’histoire secrète de la DGSE, ne décrive les actions clandestines de nos services spéciaux en Libye qu’à partir de l’hiver 2014 – lorsque Jean-Yves Le Drian réussit à convaincre François Hollande de soutenir le maréchal Haftar. Pour expliquer notre étonnement, rappelons d’abord que les services français et qataris auraient tenté de déstabiliser Benghazi dès février 2011, soit plusieurs semaines avant le vote du Conseil de Sécurité qui autorisa l’opération de l’OTAN contre Kadhafi. Durant cette campagne, les forces françaises et leurs alliées britanniques et américaines entraîneront des insurgés libyens, dont un nombre inconnu rejoindra ensuite les rangs du Front al-Nosra et de Daech en Syrie, selon le Washington Post.

 

Dans cette importante enquête, qui ne fut pas reprise dans la presse française, notre consoeur Souad Mehkennet écrivit en août 2014 que « le Président Obama, ses amis européens et certains de ses alliés du Moyen-Orient ont soutenu des “groupes rebelles” en Libye et en Syrie. Certains d’entre eux ont reçu une formation, de même qu’un soutien financier et militaire pour renverser Mouammar Kadhafi et combattre Bachar el-Assad. (…) Washington et ses alliés ont renforcé des groupes dont les membres avaient déjà des vues anti-américaines ou anti-occidentales ; d’aucuns ont également adhéré à ces idées durant les combats. (…) Originaire d’une ville proche de Benghazi, Abou Saleh déclara qu’un groupe de Libyens et lui-même avaient reçu une formation et un soutien dans leur pays de la part des militaires et des services spéciaux français, britanniques et américains – avant de rejoindre le Front al-Nosra ou l’“État Islamique” [en Syrie]. Interrogées pour cet article, des sources militaires occidentales et arabes ont confirmé ce récit d’Abou Saleh ».

 

Dans ce même article, un commandant de Daech ironisa sur le fait qu’« un grand nombre » des combattants formés par les services occidentaux et leurs alliés dans le cadre de l’Armée Syrienne Libre avaient ensuite rejoint l’« État Islamique ». Or, plusieurs services de renseignement arabes et européens auraient alerté Washington sur cette porosité entre les groupes perçus comme « démocrates » et les milices djihadistes – des mises en garde manifestement ignorées par l’administration Obama.

 

L’on a pu constater le même aveuglement à Paris, que ce soit sur le dossier syrien ou libyen. Dans ce dernier cas, les services français alertaient le Président Sarkozy qu’ils soutenaient – avec leurs homologues britanniques et qataris –, une milice proche des Frères Musulmans et dirigée par l’ancien fondateur d’al-Qaïda en Libye, le désormais milliardaire Abdelhakim Belhadj. Exilé en Turquie, ce dernier lança en 2014 la compagnie aérienne al-Ajniha grâce à un prêt de 750 millions de dollars fourni par le Qatar, selon RFI. Or, à partir de la fin décembre 2019, cette firme transporta un nombre inconnu de mercenaires syriens depuis le territoire turc vers Tripoli, et ce dans le but d’aider le gouvernement Sarraj soutenu par Doha et Ankara – mais combattu par les services spéciaux français aux côtés du maréchal Haftar.

 

En résumé, 

 

1) la DGSE sous Sarkozy appuya à contrecoeur des milices fréristes libyennes avec les services britanniques et qataris, renforçant les Frères Musulmans aujourd’hui proches de Sarraj, et dont l’islamiste Belhadj est une figure centrale. Précisons alors que ce dernier a pactisé « avec al-Qaïda ou Daech » et d’autres groupes djihadistes, dont Ansar al-Charia. Or, les réseaux fréristes libyens ont longtemps été soutenus par le Quai d’Orsay, et ce jusqu’à la présidence Hollande ;

 

2) le ministre de la Défense Jean-Yves Le Drian et le Président égyptien al-Sissi ont voulu contrer ce péril islamiste en Libye. En novembre 2014, ils réussirent à convaincre l’Élysée d’engager la DGSE dans le soutien clandestin du maréchal Haftar contre Belhadj et les Frères Musulmans. Néanmoins, Hollande fut incapable de trancher entre la politique pro-frériste du Quai d’Orsay et l’opération clandestine pro-Haftar du Ministère de la Défense ;

 

3) il fallut attendre le 21 juin 2017 pour que le Président Macron exprime ses regrets vis-à-vis de l’appui français en faveur de Belhadj et des Frères Musulmans, donnant raison à un Jean-Yves Le Drian fraîchement nommé à la tête du Quai d’Orsay ;

 

4) entretemps, le 19 juillet 2016, les corps sans vie de trois sous-officiers de la DGSE furent retrouvés dans l’épave d’un hélicoptère appartenant à la milice du maréchal Haftar. Visiblement remontés, les réseaux fréristes proches de Belhadj en appelèrent à « faire la guerre contre la France ». En réalité, depuis l’année précédente, les forces clandestines de la DGSE combattaient ces milices, dont les liens avec al-Qaïda et Daech sont notoires. Bien qu’à l’époque, Paris tenta de prendre ses distances avec Haftar, les services spéciaux français poursuivront leur guerre secrète à ses côtés, et joueront un rôle clé dans ses principales victoires.

 

Il est alors intéressant de souligner que, d’après un spécialiste interrogé par Jean Guisnel dans son livre, « la DGSE équipe, forme et mentore l’[Armée Nationale Libyenne d’Haftar]. Sa présence crédibilise le projet politique [de ce dernier]. La ligne fixée est constante, c’est la lutte antiterroriste. Et la ligne rouge infranchissable, c’est la conquête militaire du pouvoir. Le problème, c’est qu’on ne peut pas faire comme si [Haftar] ne l’avait pas franchie, la ligne rouge. » En d’autres termes, si l’opération clandestine de la DGSE aux côtés d’Haftar se limite officieusement à des objectifs antiterroristes, elle l’a également soutenu dans la prise de zones stratégiques en Libye (le « croissant pétrolier », Derna, la province du Fezzan, etc.).

 

En clair, le choix de la clandestinité pour soutenir Haftar est dû à l’illégalité de cette démarche. En effet, ce dernier combat un gouvernement Sarraj qui est reconnu par les Nations Unies. Justifiée par des motifs antiterroristes, il s’agit aussi d’une guerre de changement de régime dans laquelle les services français ont été clandestinement impliqués depuis début 2015, comme l’atteste Jean Guisnel. Cette opération, dont les origines remontent à novembre 2014, est la conséquence directe d’une autre guerre de changement de régime menée par l’OTAN et impulsée par la France et ses alliés britanniques en 2011. Or, cette campagne a permis d’installer à Tripoli les réseaux fréristes que Paris finira par combattre trois ans plus tard, après une longue période de politiques contradictoires menées par le Ministère de la Défense et le Quai d’Orsay.

 

Récemment, Emmanuel Macron a fustigé l’interventionnisme turc en Libye, dans un contexte où des informateurs présumés de la DGSE ont été arrêtés à Istanbul quelques jours après qu’un navire de la marine turque ait menacé une frégate française opérant en Méditerranée. Parmi les raisons de cette escalade des tensions, la Turquie est accusée par l’État français de violer l’embargo sur les armes. Or, comme l’a justement souligné un ancien commandant de la Marine française, ces mesures visaient à l’origine la Jamahiriya libyenne, et non le gouvernement Sarraj. En outre, l’Élysée a manifestement oublié que des missiles Javelin fournis par les services français aux forces d’Haftar ont été retrouvés dans ses arsenaux en juillet 2019

 

En clair, la présidence Macron préfère agir clandestinement en Libye, et rechigne donc à revendiquer son implication militaire derrière le maréchal Haftar. Par conséquent, ses critiques des « ingérences étrangères » et les mises en garde de Le Drian vis-à-vis de la « syrianisation » de ce conflit sonnent faux – ce qu’a logiquement souligné la Turquie en rappelant le soutien français pour le maréchal Haftar. Ainsi, à défaut d’assumer cette cobelligérance du fait de son caractère illégal et non-revendicable, peut-être faudrait-il essayer de trouver un accord avec Ankara, au lieu de nous bercer d’illusions sur la pertinence de l’interventionnisme français en Libye sous les trois dernières présidences.

 

En effet, après avoir cyniquement alimenté le cancer djihadiste local à partir de l’année 2011, l’État français a ordonné à ses services spéciaux de combattre ces mêmes cellules islamistes qui ont renversé Kadhafi, et qui ont métastasé au Levant. Hélas, vu l’indifférence de la majorité de nos parlementaires et de nos médias sur ces questions pourtant cruciales pour notre sécurité collective, il sera difficile de faire comprendre à l’Exécutif français qu’il n’est plus possible de renverser des dirigeants étrangers sans devoir en assumer les conséquences.

 

Maxime Chaix

 

 

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