Il y a quelques jours, le New York Times a dévoilé l’existence d’un mystérieux rapport de renseignement, selon lequel les services secrets russes auraient transféré de l’argent aux Taliban pour tuer des soldats américains. Outre-Atlantique, de nombreux experts, politiciens et journalistes font pression sur Donald Trump pour qu’il sanctionne à nouveau la Russie. Rappelons alors qu’au milieu des années 1980, la CIA avait massivement amplifié son soutien en faveur des futurs Taliban, et ce dans le but de vaincre l’Armée rouge en Afghanistan. C’est pourquoi nous avons traduit un ancien mais passionnant article du Washington Post, qui détaille comment la CIA et ses alliés saoudiens et pakistanais ont soutenu ces islamistes – avec comme objectif central de « tuer des officiers militaires russes » à partir de 1985. Retour sur une vaste guerre secrète, que Moscou n’a certainement pas oubliée.
« Anatomie d’une victoire : la guerre clandestine de la CIA en Afghanistan »
Texte original par Steve Coll (Washington Post, 19 juillet 1992)
Traduction exclusive par Maxime Chaix
En octobre 1984, un avion C-141 Starlifter spécialement équipé transporta [le directeur de la CIA] William Casey dans une base aérienne militaire au sud d’Islamabad. Ce dernier y effectuait alors une visite confidentielle dans le but de planifier une stratégie de guerre contre les forces soviétiques en Afghanistan. Puis Casey fut héliporté vers trois camps d’entraînement secrets proches de la frontière afghane, où il observa des moudjahidines 1 tirant avec des armes lourdes et apprenant à fabriquer des bombes avec des explosifs de type plastic et des détonateurs fournis par la CIA.
Au cours de sa visite, Casey a surpris ses hôtes pakistanais en leur proposant d’étendre la guerre afghane en territoire ennemi, c’est-à-dire en Union soviétique. Il souhaitait répandre de la propagande subversive depuis l’Afghanistan vers les républiques majoritairement musulmanes du Sud de l’Union soviétique. Les Pakistanais acceptèrent cette proposition et la CIA fournit rapidement des milliers de Corans, ainsi que des livres sur les atrocités soviétiques en Ouzbékistan et des tracts sur les héros historiques du nationalisme ouzbek, selon des responsables pakistanais et occidentaux.
D’après Mohammed Yousaf, un général pakistanais qui participa à cette réunion, Casey affirma que [la CIA et ses alliés] pouvaient « faire beaucoup de dégâts en Union soviétique ».
Cette visite de Casey précéda une décision secrète prise par l’administration Reagan en mars 1985. Reflétée dans la Directive sur la décision de sécurité nationale 166, elle visait à intensifier fortement l’action clandestine des États-Unis en Afghanistan, selon des hauts responsables occidentaux. Abandonnant une politique de simple harcèlement de l’occupant soviétique, l’équipe de Reagan décida secrètement de saturer le champ de bataille afghan avec un éventail de haute technologie et d’expertise militaire dans le but d’attaquer et de démoraliser les soldats et les commandants russes. Casey y voyait une excellente occasion de frapper un empire soviétique débordé et potentiellement vulnérable.
Huit ans après la visite de Casey au Pakistan, l’URSS a disparu. L’Afghanistan est tombé aux mains des moudjahidines lourdement armés et engagés dans des luttes fratricides. Ayant gagné leur guerre contre les Soviétiques, les Afghans eux-mêmes ont combattu et ont subi des pertes. Tous ne vantent pas le rôle de l’Agence dans leur victoire. Or, même des critiques acerbes de la CIA conviennent qu’en termes militaires, l’amplification secrète de son soutien aux moudjahidines en 1985 changea la donne dans leur pays, qui fut le dernier champ de bataille d’une longue guerre froide.
La façon dont l’administration Reagan décida de gagner cette guerre d’Afghanistan entre 1984 et 1988 fut enveloppée de secret, et obscurcie par les objectifs politiques très divergents des personnes impliquées. Or, avec le triomphe des moudjahidines sur le gouvernement local pro-soviétique et la disparition de l’URSS, certains responsables du Renseignement ont décidé de révéler comment cette escalade secrète s’est déroulée.
Le plus éminent de ces ex-officiers est Mohammed Yousaf, le général pakistanais qui supervisa cette guerre secrète entre 1983 et 1987, et qui publia le mois dernier en Europe et au Pakistan un récit détaillé de son rôle et de celui de la CIA, intitulé The Bear Trap (« Le piège à ours »).
Le présent article est basé sur des entretiens approfondis avec Yousaf, et avec plus d’une dizaine de hauts responsables occidentaux qui ont confirmé et complété ses révélations.
À l’époque, les dirigeants américains s’inquiétaient des conséquences d’une exposition, même partielle, de leur action clandestine et de son intensification. Ils craignaient également qu’une trop grande réussite de ce programme ne pousse des Soviétiques furieux à sur-réagir. L’escalade qui débuta en 1985 « visait à tuer des officiers militaires russes », selon un responsable occidental. « [Cet objectif] causait beaucoup de nervosité. » 2 Une autre source d’anxiété provenait des officiers du Renseignement pakistanais. Partiellement inspirés par Casey, ils commencèrent à former des Afghans de leur propre chef, et à distribuer du matériel de la CIA pour frapper des installations militaires, des usines et des dépôts de stockage en territoire soviétique.
Plus tard, ces attaques choquèrent des officiels à Washington. En effet, ils percevaient ces raids en URSS comme « une incroyable escalade » selon Graham Fuller, qui était alors un haut responsable du Renseignement américain hostile à ces incursions. Craignant une réponse soviétique à grande échelle, de même que les retombées diplomatiques de telles attaques vis-à-vis de Moscou, l’administration Reagan bloqua le transfert au Pakistan d’images satellite détaillées de cibles militaires à l’intérieur de l’URSS, selon d’autres responsables américains.
Pour Yousaf, qui géra le programme de contrebande de Corans et les raids en territoire soviétique, les États-Unis se sont « dégonflés » en renonçant à y étendre la guerre secrète afghane. Or, toujours selon Yousaf, Casey était « impitoyable dans son approche, et il haïssait viscéralement les Soviétiques ».
Selon des responsables occidentaux, un coup de pression du Renseignement entre 1984 et 1985 provoqua la décision de l’administration Reagan d’intensifier son programme secret en Afghanistan. Les États-Unis avaient reçu des informations très précises et sensibles sur la politique [étrangère] du Kremlin et les nouveaux plans de guerre soviétiques en Afghanistan. L’équipe de Reagan subissait déjà la pression du Congrès et de certains activistes conservateurs afin qu’elle étende son soutien en faveur des moudjahidines. En réponse à ces renseignements, elle décida de mettre à disposition son arsenal de haute technologie pour aider les rebelles afghans.
À partir de 1985, la CIA fournit aux moudjahidines une abondance de données de reconnaissance par satellite des cibles soviétiques sur le champ de bataille afghan ; des plans d’opérations militaires basées sur les renseignements satellitaires ; des interceptions de conversations soviétiques ; des réseaux secrets de communication pour les rebelles ; des détonateurs à retardement pour les tonnes de C-4 employées pour le sabotage urbain et les attaques de guérilla sophistiquées ; des fusils de précision à longue portée ; un dispositif de ciblage pour mortiers relié à un satellite de l’US Navy ; des missiles antichars filoguidés et d’autres équipements [perfectionnés].
Ce choix de moderniser l’aide aux moudjahidines [précéda] une fameuse décision de 1986, qui visait à leur transmettre des missiles antiaériens sophistiqués de type Stinger et de fabrication américaine. Or, avant la fourniture de ces systèmes, les architectes de cette guerre secrète se sont heurtés à un vaste et âpre débat sur les limites à ne pas franchir pour défier l’Union soviétique en Afghanistan.
Les racines de la rébellion
En 1980, peu de temps après que les Soviétiques eurent envahi le territoire afghan pour y soutenir le gouvernement pro-URSS, Jimmy Carter signa la première directive présidentielle sur l’Afghanistan, selon plusieurs sources occidentales familières avec ce document. Précisons alors que de telles directives classifiées sont requises par la loi américaine pour lancer des opérations clandestines. Inchangée pendant plusieurs années, cette autorisation de Carter avait pour but d’appuyer les rebelles dans le « harcèlement » des forces d’occupation soviétiques, en leur fournissant des armes légères et d’autres formes d’assistance. Or, cette directive ne visait pas à les chasser d’Afghanistan ou à les vaincre militairement – des objectifs largement considérés comme inatteignables à l’époque, d’après nos sources.
La pierre angulaire de ce programme était que les États-Unis – par le biais de la CIA –, fourniraient des fonds, des armes et une supervision générale du soutien en faveur des moudjahidines. Or, les opérations quotidiennes et le contact direct avec ces combattants étaient délégués [aux officiers] pakistanais de la Direction pour le Renseignement Inter-services (ISI). En pratique, cette implication distante des États-Unis contrastait avec les opérations plus directes de la CIA au Nicaragua et en Angola [menées parallèlement].
L’Arabie saoudite accepta d’égaler les contributions financières de Washington en faveur des moudjahidines et distribua ces fonds directement à l’ISI. La Chine vendit des armes à la CIA et en transféra un nombre limité au Pakistan. Or, l’étendue de l’implication chinoise fut l’un des secrets les mieux gardés de cette guerre clandestine.
Au total, durant les années 1980, les États-Unis investirent plus de 2 milliards de dollars en armes et en fonds pour appuyer les moudjahidines, selon des responsables américains. Il s’agissait du plus vaste programme clandestin depuis la Seconde Guerre mondiale.
Durant les premières années de la présidence Reagan, cette guerre secrète lancée sous Carter « avait tendance à être gérée en dehors des clous par William Casey », selon Ronald Spiers, un ex-ambassadeur des États-Unis au Pakistan – la base arrière des moudjahidines. Se fournissant principalement auprès du gouvernement chinois, la CIA achetait des fusils d’assaut, des lance-grenades, des mines et des armes antiaériennes légères de type SA-7. Elle organisait ensuite leur expédition au Pakistan. La plupart de ces armements dataient de la guerre de Corée, et parfois même plus tôt. Avec 10 000 tonnes d’armes et de munitions livrées en 1983, selon Yousaf, ces quantités étaient déjà substantielles. Or, les années suivantes, ces livraisons s’amplifièrent massivement.
À partir de 1984, les forces soviétiques en Afghanistan commencèrent à expérimenter des tactiques plus agressives contre les moudjahidines. Basées sur l’emploi des forces spéciales – les fameux Spetsnaz –, il s’agissait d’attaques héliportées contre les lignes d’approvisionnement des rebelles. Sachant que ces tactiques fonctionnaient, les commandants soviétiques les étendaient constamment. De ce fait, certains membres du Congrès qui voyageaient avec les moudjahidines – dont le Représentant démocrate Charles Wilson (Texas) et le Sénateur républicain Gordon Humphrey (New Hampshire) –, pensaient que la guerre pourrait se retourner contre la rébellion.
Ces nouvelles tactiques soviétiques reflétaient la perception du Kremlin selon laquelle l’Armée rouge risquait de s’enliser en Afghanistan. Comme l’ont souligné des responsables occidentaux, la Russie devait donc prendre des mesures décisives pour gagner la guerre, selon les renseignements sensibles transmis à l’administration Reagan entre 1984 et 1985. Ces informations provenaient des hautes sphères du Ministère de la Défense à Moscou, et elles indiquaient que des radicaux soviétiques tentaient d’imposer un plan afin de gagner cette guerre dans les deux ans, d’après nos sources.
Cette nouvelle planification devait être mise en œuvre par le général Mikhaïl Zaïtsev, qui avait dû quitter le prestigieux Commandement des forces soviétiques en Allemagne au printemps 1985 pour mener l’offensive en Afghanistan. En parallèle, Mikhaïl Gorbatchev tentait d’empêcher ses rivaux les plus radicaux de prendre le pouvoir dans une intense lutte de succession au Kremlin.
Identifier la stratégie soviétique
Les informations sur les plans de guerre de Moscou en Afghanistan étaient très précises, selon des sources occidentales. Les Soviétiques avaient l’intention de déployer un tiers de leurs Spetsnaz dans ce pays – soit près de 2 000 parachutistes « solidement entraînés et motivés », d’après Yousaf. En outre, ils voulaient accroître la présence du KGB pour soutenir les forces spéciales et les troupes régulières, tout en déployant certains des équipements de communication les plus sophistiqués de l’Union soviétique, surnommés les « fourgons d’Omsk ». Il s’agissait de centres de communication mobiles et intégrés, qui interceptaient les conversations radio des moudjahidines sur le champ de bataille, et qui permettaient de mener des attaques aériennes soudaines et coordonnées, comme celles qui démoralisaient les rebelles en 1984.
D’après nos sources, des officiers militaires du Pentagone se penchèrent sur ces renseignements, et envisagèrent des plans pour contrecarrer cette escalade soviétique. Selon un responsable occidental, ils proposèrent de fournir « des moyens de communication sécurisée [aux rebelles], d’abattre les hélicoptères de combat et les chasseurs [russes], de [choisir de] meilleures routes pour l’infiltration des [moudjahidines], et de se mettre au travail sur des cibles [soviétiques] » en Afghanistan, y compris les fourgons d’Omsk. Dans cet objectif, ils conseillèrent d’utiliser la reconnaissance satellitaire et d’instaurer une formation plus intensive et spécialisée en matière de guérilla.
« Mes amis [de la CIA] m’avaient demandé de capturer un véhicule intact avec ces moyens de communication », nous révèle Yousaf en faisant référence aux [fourgons d’Omsk]. Hélas, malgré beaucoup d’efforts, « nous n’y sommes jamais parvenus ».
« Les Spetsnaz étaient la clé » selon Vincent Cannistraro, un officier de la Division des opérations spéciales de la CIA qui dirigeait alors les programmes de renseignement au Conseil de Sécurité Nationale. Non seulement leurs communications s’étaient améliorées, mais les Spetsnaz étaient prêts à combattre de nuit et plus agressivement. D’après lui, alors que les Soviétiques avaient opté pour l’escalade, l’aide américaine était « juste suffisante pour faire tuer un peuple très courageux ». En effet, il souligna qu’elle encourageait les moudjahidines à se battre, mais qu’elle ne leur offrait pas les moyens de gagner.
Les conservateurs de l’administration Reagan et du Congrès estimaient que la CIA faisait partie du problème. L’ex-Sénateur et partisan clé des moudjahidines Gordon Humphrey trouva que la CIA était « vraiment, vraiment réticente » à accroître et à perfectionner son soutien aux rebelles afghans face à la pression soviétique. De leur côté, les officiers de la CIA jugeaient que cette guerre ne se déroulait pas aussi mal que d’aucuns le pensaient. Ils craignaient également qu’il soit impossible de préserver le secret en pleine escalade majeure. Un responsable américain plutôt conciliant affirma que les principaux décideurs de l’agence « n’avaient pas remis en question le bienfondé » de cette montée des tensions, mais qu’ils étaient « tout simplement prudents ».
En mars 1985, le Président Reagan signa la Directive sur la décision de sécurité nationale 166, et le conseiller à la Sécurité nationale Robert D. McFarlane y ajouta une annexe détaillée. Selon plusieurs sources, celle-ci étendait les préconisations initiales de l’autorisation de Carter, qui était centrée sur le « harcèlement » des forces d’occupation soviétiques. Bien qu’elle couvrait également des objectifs diplomatiques et humanitaires, cette nouvelle et plus large directive de Reagan employait un langage ferme pour autoriser une intensification de l’aide militaire secrète aux moudjahidines. En d’autres termes, elle indiquait ouvertement que la guerre secrète afghane avait un nouvel objectif : vaincre les troupes soviétiques en Afghanistan via l’action clandestine et encourager ainsi leur retrait de ce pays.
Une nouvelle aide américaine secrète
Cette nouvelle assistance clandestine des États-Unis commença par une amplification spectaculaire de l’approvisionnement en armes – soit une constante augmentation pour atteindre les 65 000 tonnes annuelles en 1987, selon Yousaf. Elle provoqua également un « flux incessant » de spécialistes de la CIA et du Pentagone au siège secret de l’ISI, alors situé sur la route principale près de Rawalpindi, au Pakistan.
Dans ce QG, les experts de la CIA rencontrèrent des officiers du Renseignement pakistanais pour les aider à planifier les opérations des rebelles en Afghanistan. Tout au long de la saison des combats dans ce pays, pas moins de 11 équipes de l’ISI armées et formées par la CIA traversaient la frontière avec les moudjahidines pour superviser leurs raids, selon Yousaf et des sources occidentales. Ces équipes attaquèrent des aéroports, des chemins de fer, des dépôts de carburant, des pylônes électriques, des ponts et des routes, d’après nos sources.
Des spécialistes de la CIA et du Pentagone ont également offert des photographies satellite détaillées et des cartes de cibles soviétiques autour de l’Afghanistan. Le chef de station de la CIA à Islamabad se chargea de fournir à la rébellion les interceptions américaines des communications de l’Armée rouge.
D’autres officiers militaires et spécialistes de la CIA ont transféré du matériel de communication sécurisé et formé des instructeurs pakistanais à son utilisation. Des experts en guerre psychologique ont apporté des outils de propagande et des livres. Des spécialistes en démolition donnèrent des conseils sur les explosifs requis pour détruire des cibles majeures telles que les ponts, les tunnels et les dépôts de carburant. Ils fournirent également des produits chimiques, des dispositifs de chronométrage électronique et des télécommandes pour les bombes à retardement et les roquettes qui pouvaient être tirées à distance.
Ces nouveaux efforts se concentraient sur des objectifs stratégiques, tels que le pont de Termez entre l’Afghanistan et l’Union soviétique. « Nous avons obtenu des informations telles que la vitesse et la profondeur de l’eau, la largeur des piliers, et le meilleur moyen de démolir [cet ouvrage] », selon Yousaf. À Washington, les juristes de la CIA ont débattu de la légalité de faire sauter des pylônes du côté soviétique de ce pont, conformément à la décision de ne pas soutenir d’actions militaires au-delà des frontières de l’URSS, selon un responsable occidental.
Malgré plusieurs tentatives, les rebelles formés dans le cadre de ce nouveau programme n’ont jamais pu faire tomber le pont de Termez, bien qu’ils aient endommagé et détruit d’autres cibles, dont plusieurs dépôts et pipelines situés en zone frontalière sensible, selon des sources occidentales et pakistanaises.
La reconnaissance satellitaire américaine fournit les renseignements les plus précieux, d’après Yousaf. Ainsi, les murs de son bureau furent rapidement tapissés de cartes détaillées des cibles soviétiques en Afghanistan, telles que les aérodromes, les armureries et les bâtiments militaires. Ces cartes étaient accompagnées d’évaluations de la CIA sur la meilleure façon d’approcher la cible, sur les possibles voies de repli, et sur la façon dont les troupes soviétiques pourraient répondre à de telles attaques. « Ils nous informaient de la présence de véhicules, de la localisation de [la rive du fleuve], et de là où se trouvait le char », selon Yousaf.
Les officiers de la Division des opérations spéciales de la CIA aidèrent les instructeurs pakistanais à établir des centres de formation pour les moudjahidines dans le domaine des communications sécurisées, de la guérilla, du sabotage urbain et du maniement des armes lourdes, selon Yousaf et des responsables occidentaux.
Les premiers systèmes antiaériens utilisés par les moudjahidines furent le canon lourd Oerlikon de fabrication suisse et le missile Blowpipe de fabrication britannique, d’après nos sources. Lorsque ces armements se sont révélés inefficaces, la CIA introduit les Stinger sur le champ de bataille. En juin 1986, des officiers pakistanais se rendirent aux États-Unis pour une formation sur [ces missiles antiaériens portatifs]. Ils créèrent ensuite un centre de formation secret pour les moudjahidines à Rawalpindi, avec un simulateur électronique de fabrication américaine. Selon Yousaf, ce système permit aux moudjahidines de viser et de tirer sur un grand écran sans gaspiller ces coûteux missiles Stinger. Ce simulateur marquait la trajectoire du missile et permettait de calculer si le stagiaire avait touché sa cible.
En fin de compte, l’efficacité de ces formations et du renseignement opérationnel dépendait des moudjahidines eux-mêmes. Leurs performances et leur volonté d’employer des tactiques disciplinées variaient considérablement. Yousaf estima néanmoins que cette aide [de la CIA] fut très précieuse, malgré des fournitures d’armes à l’efficacité parfois discutable, telles que le Blowpipe.
Côté américain, l’escalade amorcée en 1985 avec la Directive de sécurité nationale de Reagan contribua à bouleverser les dynamiques de la guerre en Afghanistan, en l’intensifiant et en décuplant ses enjeux pour les deux parties. Ce changement conduisit les responsables américains à se confronter à des questions difficiles, qui avaient des implications juridiques, militaires, politiques et même morales : en attaquant plus directement l’ennemi soviétique dans cette opération afghane, jusqu’où les États-Unis s’autoriseraient-ils à aller ?
Texte original par Steve Coll (Washington Post, 19 juillet 1992)
Traduction exclusive par Maxime Chaix
Notes du traducteur
1. Cet article a été écrit en 1992, à une époque où les Taliban n’existaient pas encore sous ce nom et que ces islamises n’étaient pas perçus comme une menace majeure par les États-Unis et leurs alliés. Dans cette analyse, Steve Coll fait donc référence aux « moudjahidines » sans les décrire avec précision et mettre en avant leur extrémisme. C’est pourquoi nous vous conseillons la lecture de notre article du 1er mars dernier sur cette question.
2. Accentuation ajoutée, vu la polémique actuelle sur le rapport de renseignement qui indiquerait que les services russes auraient payé des Taliban pour qu’ils tuent des soldats américains.