Alors que l’Union européenne et les Nations Unies viennent de coprésider la quatrième conférence de Bruxelles sur l’« aide à apporter pour l’avenir de la Syrie et des pays de la région », un thème dérangeant n’a pas été abordé durant cet événement. En effet, dans le Nord-Est syrien administré par les Kurdes, la pollution engendrée par l’exploitation rudimentaire des ressources pétrolières locales menace des milliers de familles. En exclusivité pour nos abonnés, nous avons traduit une importante enquête sur cette problématique méconnue, qui montre que la volonté affichée par Trump de « sécuriser le pétrole » syrien se traduit par une destruction massive de l’environnement dans cette région. Révélations sur une face sombre de nos alliés kurdes et américains.
« Les États-Unis “sécurisent” le pétrole du Nord-Est syrien, dont les fuites mettent des vies humaines en péril »
Texte original par Dan Wilkofsky et Amberin Zaman (Al-Monitor.com, 30 juin 2020)
Traduction exclusive par Maxime Chaix
Les Kurdes du Nord-Est syrien ont acquis une renommée mondiale du fait de leur courage contre l’« État Islamique ». Mais aujourd’hui, ils sont confrontés à un fléau qui pourrait être encore plus dévastateur, et qui met en péril la vie de millions d’habitants : la pollution pétrolière.
Administrée par les Kurdes, cette région abrite quelque 4 millions de personnes. Son sous-sol contient une bonne partie de l’or noir contesté dans ce pays. Or, le pétrole brut qui s’échappe d’oléoducs délabrés et les déchets pétroliers cancérigènes contaminent les rivières et les ruisseaux. Durant les inondations, comme celles d’avril dernier, les fleuves répandent leur poison sur les cultures agricoles, tandis que des milliers de raffineries rudimentaires crachent leurs fumées toxiques dans l’air.
Les images cauchemardesques de terres brûlées et d’eaux noircies n’ont pas eu d’impact significatif. Des manifestations sporadiques ont entraîné la fermeture de raffineries de fortune, mais qui sont réapparues ailleurs.
Lors d’entretiens téléphoniques avec Al-Monitor.com, les habitants des zones touchées affirment que les maladies – y compris les cancers –, se multiplient. Chacune de ces sources a requis l’anonymat par crainte de représailles de la part des autorités [kurdes], ce qui trahit la gravité et le caractère sensible de cette question.
Un pharmacien basé à l’Est de la campagne de Deir ez-Zor, où le raffinage primitif sévit, a déclaré que « des maladies qui avaient disparu ont commencé à se propager dans nos régions. Malformations congénitales, méningites, inflammations cutanées, maladies respiratoires graves. En ce qui concerne les malformations congénitales, nous observons de nombreux cas. Hypothyroïdie à la naissance, thalassémie, hémophilie… Ce que je sais, c’est qu’elles sont réparties dans toute la province, mais qu’elles sont plus courantes et plus concentrées dans les zones ayant des puits de pétrole. »
Cette même source précise : « Je vis dans cette région. Notre production agricole est dramatiquement affectée si on la compare aux récoltes d’il y a dix ans. Les espaces verts se sont réduits. La plupart des arbres sont morts à cause de la pollution des sols et de l’atmosphère. » Mohammed Khalaf, un chercheur sous pseudonyme et journaliste à Deir ez-Zor, nous a décrit le processus de raffinage primitif : « La raffinerie est un conteneur rempli de pétrole brut. Ils allument un feu en dessous, et voila comment ils font leur raffinage. Du diesel, de l’essence, du gaz et de la graisse sont ainsi produits. Cette opération engendre une fumée nauséabonde qui provoque des maladies, et qui endommage l’environnement et la santé des personnes et des animaux. »
Ce même Khalaf a déclaré : « Après avoir lavé vos vêtements, vous les accrochez sur des cordes à linge sur le toit. Le matin, vous constatez que ces vêtements sont noirs de fumée. Une fois, j’ai rempli le réservoir d’eau de ma maison, mais j’ai oublié de le couvrir la nuit. Je me suis réveillé le matin en constatant que la surface de l’eau était entièrement couverte de diesel. » Il ajouta : « Imaginez-vous qu’en journée, il y a parfois des nuages noirs au-dessus de Deir ez-Zor, des nuages très noirs. »
Le raffinage de contrebande est un problème qui peut être résolu par une surveillance plus stricte. Mais la contamination par les oléoducs qui fuient, les déversements d’hydrocarbures et les autorités qui se débarrassent purement et simplement des déchets pétroliers dans les rivières affecteront la santé humaine et animale pour les décennies à venir.
Alors que les donateurs occidentaux se réunissent à Bruxelles pour discuter de l’aide à la Syrie, la crise environnementale dans le Nord-Est de ce pays ne devrait pas être à l’ordre du jour, et les responsables kurdes syriens ne se précipiteront pas pour s’en plaindre. Abdelkareem Malek, le ministre de l’Énergie de l’Administration autonome, n’a pas répondu aux demandes de commentaires répétées d’Al-Monitor.com, pas plus que le ministre de l’Environnement, Joseph Lahdu.
La pression pour soutenir l’économie fragile de l’administration autonome, qui repose en grande partie sur des revenus pétroliers en diminution constante, ainsi que la nature tendue de ses relations avec le régime syrien signifient que l’environnement est traité comme un problème secondaire. La question de savoir qui vend le pétrole à qui, et où vont les bénéfices de ces transactions reste extrêmement opaque. Les ventes au régime et les échanges moins documentés mais importants avec le Kurdistan irakien et la Turquie restent controversés, car les personnes vivant dans cette région dirigée par les Kurdes souffrent de pénuries chroniques de carburant.
Or, ce n’est un secret pour personne que le partage du gâteau pétrolier achète la paix du gouvernement local avec des tribus arabes réticentes, dont les Shammar, qui peuplent la frontière avec l’Irak.
En octobre 2019, l’opération turque contre les Forces Démocratiques Syriennes (FDS) soutenues par les États-Unis engendra un tollé. En réponse, Donald Trump déclara qu’il avait ordonné à des centaines de soldats américains de maintenir leur présence dans le Nord-Est pour « sécuriser le pétrole » et empêcher que sa vente n’enrichisse à nouveau Daech. Or, jusqu’à présent, les responsables américains n’ont pas commenté les effets mortels de cette dangereuse production pétrolière [dans les régions tenues par les Kurdes].
Un haut responsable anonyme de l’administration autonome a confirmé à Al-Monitor.com que les États-Unis ne fournissaient aucune assistance financière ou technique pour aider à résoudre ce problème. « Le Président Trump s’est engagé à protéger les installations pétrolières, et nous lui en sommes reconnaissants. Mais bien sûr, il n’est pas de leur responsabilité d’en assurer la production », a noté ce responsable, ajoutant qu’une « assistance à cet égard serait la bienvenue. »
Le Département d’État n’a pas répondu aux sollicitations d’Al-Monitor.com.
Ce responsable kurde nous a déclaré que l’administration autonome avait promulgué une loi « pour arrêter » les raffineries illégales, mais qu’il y avait une certaine « clémence dans la mise en œuvre [de cette interdiction] à cause des conditions économiques particulièrement difficiles ». Il ajouta que des séminaires étaient organisés par les autorités locales pour sensibiliser [les contrebandiers de pétrole] face aux dangers de la pollution par les hydrocarbures.
La rivière de la mort
Un rapport effrayant de l’ONG néerlandaise PAX nous offre un rare aperçu des effets des fuites et des déversements chroniques d’une vaste installation de stockage située à 15 kilomètres au sud-ouest de la ville de Derik, et qui appartenait initialement à la firme publique Syrian Petroleum Company. Ce complexe recueille la totalité du pétrole brut transporté via un oléoduc partant directement du champ pétrolier de Rmeilan, qui est protégé par les forces américaines. À l’aide de l’imagerie satellitaire, PAX a documenté les fuites de l’installation nommée Gir Zero, qui ont commencé à l’été 2013. Les réservoirs en plein air autour de l’installation ont commencé à fuir « et une partie importante des terrains de cette installation est devenue noire à mesure que le pétrole et/ou les résidus pétroliers débordaient », note le rapport. Puis, « vers septembre 2014 », des images satellites montrent qu’un canal a été creusé « pour se connecter à une rivière locale ». Cette canalisation « a probablement fait office de valve pour relâcher la pression des déversements sur le site, car les autorités locales n’avaient pas les ressources ni la capacité suffisantes pour faire face à ce problème. » Les déchets ont fait leur chemin dans un petit ruisseau coulant vers le Sud dans le Wadi Rumaila, un affluent de la plus grande rivière saisonnière Wadi Awarid qui traverse 30 villages et se connecte à l’Euphrate.
Des ruisseaux de pétrole brut photographiées dans les champs de Kharab Abou Ghalib le 26 avril 2020 (photo d’Abdullah Mohammed)
Les fuites et la pollution se poursuivent, selon le chef du programme de désarmement humanitaire de la PAX, Wim Zwijnenburg, qui est également l’un des auteurs du rapport River of Death (« La rivière de la mort »). « Une estimation préliminaire indique que des dizaines de milliers de barils de pétrole et d’eaux usées ont déjà été rejetés dans les rivières, et si l’on ne stoppe pas ce processus dans les meilleurs délais, la catastrophe environnementale pour des milliers de familles vivant dans cette région ne pourra que s’aggraver », comme nous l’a précisé Zwijnenburg lors d’une interview téléphonique. Une femme citée dans ce rapport a imputé à cette pollution la série de fausses couches qu’elle a subies.
Samir Madani, cofondateur de Tankertrackers.com – un site dédié au suivi du stockage et de l’expédition du pétrole brut –, estime que cette fuite peut durer au moins 730 jours. Avec une accumulation estimée à environ 60 barils de brut quotidiens, « cela équivaudrait à 50 000 barils [déversés dans la nature] jusqu’à présent », nous a déclaré Madani lors d’un entretien téléphonique. Ayant collaboré avec la PAX dans ce rapport, il ajouta que « cette fuite qui se poursuit, y compris en dehors de cette zone. »
En mars, une nouvelle vague de pétrole brut a déferlé sur les champs et les villages de Rmeilan, après une explosion dans un réseau vétuste d’oléoducs. Le pétrole a fini dans les rivières voisines et a contaminé au moins 18 000 mètres carrés de terres dans et autour du village de Kharab Abou Ghalib.
Une chèvre broute près d’une berge polluée par du pétrole brut près de Gir Zero, dans le Nord-Est de la Syrie, le 27 avril 2020 (photo d’Abdullah Mohammed)
Les inondations saisonnières aggravent le problème. En avril, plus de 32 000 hectares de terres agricoles autour de Tel Hamis, dans le gouvernorat d’Hassaké, ont été inondées avec de l’eau contaminée par le pétrole. 8 000 hectares entre Jazah et Hassaké et 4 000 hectares à Rmeilan ont également été submergés. Un habitant de Jazah qui a demandé à rester anonyme nous a déclaré qu’« autrefois, les gens utilisaient la rivière pour arroser leurs champs. Maintenant, c’est du pétrole, donc les gens ne l’utilisent plus pour l’irrigation. Quant aux autorités, la municipalité était là, ses membres ont vu ce qui se passait, nous leur en avons parlé. Mais ils ne sont pas capables de résoudre ce problème. Ils n’ont fait qu’une seule chose : ils ont envoyé un bulldozer et ils ont créé une berme des deux côtés de la rivière. Mais ce n’est pas une solution. Cette berme ne longe pas l’intégralité de ce cours d’eau. Elle a été mis en place seulement à des points spécifiques sur 500 ou 600 mètres. Elle ne sert pas à protéger les champs, mais à empêcher l’eau d’inonder le village. Cette eau gorgée de pétrole entrait dans le village, dans les maisons. Ils ont donc installé cette berme. »
Cet homme faisait écho aux plaintes selon lesquelles, en général, l’administration autonome ne répondait pas aux malheurs des citoyens. « Si quelqu’un dit “Je veux aller à l’administration autonome pour me plaindre et demander de l’aide”, il se moque de vous. C’est impossible. [À l’origine,] pour qu’il y ait un résultat positif, ils n’auraient pas construit ces installations pétrolières et jeté le pétrole dans l’eau courante », s’est-il lamenté.
Selon Hassan Partow, un expert du Programme des Nations Unies pour l’Environnement (PNUE), les risques écologiques et sanitaires découlant de la contamination pétrolière dans le Nord-Est syrien sont nettement plus grave que ceux rencontrés en Irak au lendemain du ciblage – par la coalition menée par les États-Unis –, des installations pétrolières contrôlées par Daech. Ils sont également beaucoup plus difficiles à résoudre, d’autant plus que l’ampleur du problème et son impact global restent à évaluer.
« En Irak, la pollution par les hydrocarbures a été largement causée par le sabotage [de Daech] durant leur repli forcé. Bien qu’il y ait eu d’importants incidents de pollution, dont certains ont duré des mois, il s’agissait en général d’événements ponctuels », nous a déclaré Partow dans un échange de courriels.
D’après lui, « la situation dans le Nord-Est de la Syrie est plus complexe, dans la mesure où la pollution par les hydrocarbures est un problème chronique datant du déclenchement de la crise il y a près d’une décennie. Alors que, dans le cas de l’Irak, l’industrie pétrolière est intacte et placée sous le commandement [du gouvernement] central », il existe dans le Nord-Est syrien des milliers de « foyers de raffinage artisanal qui sont très difficiles à contrôler en raison de leur nature itinérante et improvisée ». Enfin, contrairement à l’Irak, les marées noires se produisent « dans le principal grenier agricole du pays. Le dense réseau de cours d’eau du Nord-Est de la Syrie agit comme un vecteur de pollution pétrolière dans le fleuve Khabour, un affluent de l’Euphrate. Et il n’existe pas de fin potentielle ou de plan concret sur la façon de traiter ce grave problème », selon Partow.
Des moutons qui se promènent le 26 avril 2020 dans des champs contaminés par le pétrole après l’explosion d’un oléoduc. Cette pollution s’est répandue dans le village de Kharab Abou Ghalib (photo d’Abdullah Mohammed)
La politique internationale fait obstacle. Tout comme l’OMS a hésité à s’engager directement avec l’administration autonome pour l’aider à affronter la pandémie de coronavirus – craignant de froisser le gouvernement central à Damas –, le PNUE attendrait probablement une invitation officielle du régime d’Assad afin d’intervenir au Nord-Est.
Or, ce dernier n’a pas vraiment intérêt à soutenir la réparation de ces infrastructures pétrolières, à moins qu’il ne soit autorisé à reprendre le contrôle de ces gisements de pétrole – un objectif que la Russie, son principal allié, a ouvertement appuyé lorsque les mercenaires Wagner ont tenté de reprendre les champs protégés par les forces kurdes à Deir ez-Zor, avant d’être être repoussés par les forces américaines. De nouvelles sanctions introduites en vertu de la loi Caeser signifient qu’aucune entreprise occidentale ne risquerait d’investir dans le réseau pétrolier en ruine de la Syrie. Et Damas n’a pas les moyens de financer les réparations.
Un responsable des forces kurdes, qui exprimait sa propre opinion, nous a déclaré qu’il faudrait jusqu’à 100 millions de dollars pour ramener à leur pleine capacité de production les champs de Rmeilan et al-Omar, où se trouvent la majeure partie [des réserves pétrolières locales]. Avant la guerre, la Syrie produisait environ 380 000 barils de pétrole brut par jour. La production actuelle est estimée à 60 000 barils quotidiens, en grande partie de mauvaise qualité.
Un membre du personnel d’une ONG locale a cependant affirmé que la Syrian Oil Company continue d’envoyer des techniciens et des pièces de rechange aux installations pétrolières du Nord-Est. Cette dynamique permet aux autorités locales d’éviter d’endosser la responsabilité de cette pollution, sachant que le bureau administratif autonome peut adresser les plaintes des résidents au gouvernement central, qui leur demande alors d’adresser ces litiges à l’administration autonome.
Le haut responsable [kurde que nous avons interrogé] conteste cette version des faits, affirmant qu’il n’existe pas de personnel employé par l’État mais des techniciens et des ingénieurs ayant choisi de rester sur place et de travailler pour les autorités locales. Quoi qu’il en soit, la présence américaine dans ces installations pétrolières pourrait bien avoir bouleversé les accords existants. Fabrice Balanche, un géographe et professeur agrégé à l’Université de Lyon 2 qui a étudié la Syrie sur le terrain, fait preuve de scepticisme quant à la durée de la présence américaine. Leur engagement apparent – et leur crédibilité –, ont été sérieusement affaiblis par la décision de Trump de retirer les forces américaines de la frontière turco-syrienne avant l’invasion turque de l’automne dernier.
Une imagerie satellitaire montrant al-Qahtaniyah (photo de MAXAR/ESRI Maps 2018 via Zoom.earth)
« Je pense qu’il y aura une nouvelle offensive turque et qu’elle visera al-Qahtaniyah », nous a-t-il déclaré lors d’un entretien téléphonique. Il faisait référence à une ville majoritairement arabe située à l’est de Qamishli, qui a des réserves pétrolières à proximité. À l’évidence, Ankara profitera du flottement à Washington pendant la période de transition entre l’élection présidentielle de novembre et le mois de janvier. Dans ce laps de temps, Erdogan pourrait décider de couper Qamishli de la frontière irakienne, cette ville étant le seul débouché sur le monde extérieur pour [le « Kurdistan » syrien]. Les Russes appuieraient probablement la décision turque, au motif qu’elle mettrait la pression sur les Américains à proximité de Rmeilan, et qu’elle les obligerait donc à partir.
En janvier, le commandant en chef des forces kurdes Mazlum Kobane nous a fait part de ses inquiétudes concernant les visées turques sur al-Qahtaniyah. En parallèle, la pollution pétrolière se propage sans aucun contrôle, comme nous l’a confirmé le rédacteur en chef de JesrPress, Abdel Nasser al-Ayed. D’après lui, « jour après jour, quelque chose [de nocif] s’accumule dans l’air, dans le sol, dans le corps des gens. Et quand [cette contamination] atteint un certain niveau, elle provoque la maladie ou la mort. »
Texte original par Dan Wilkofsky et Amberin Zaman (Al-Monitor.com, 30 juin 2020)
Traduction exclusive par Maxime Chaix