Comment le gouvernement Erdogan a soutenu Daech (ex-officier de l’antiterrorisme turc)

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En décembre dernier, le Président Macron avait accusé Ankara de soutenir l’État Islamique. Vu le contexte de tensions entre la France et la Turquie, nous vous proposons notre traduction d’un important article. Rédigé par un vétéran turc de l’antiterrorisme, ce papier fut ignoré par la presse francophone lors de sa récente parution. Témoin direct du soutien d’Ankara en faveur de l’État Islamique, cet ex-officier nous en livre un exposé très complet, et nous explique pourquoi le territoire turc reste une importante base arrière pour cette organisation terroriste. Dans tous les cas, si la Turquie est loin d’être la seule responsable de la montée en puissance de Daech, cet article prouve clairement qu’elle a joué un rôle central dans ce fulgurant essor. 

 

« Jugeons Erdogan à la CPI pour avoir permis l’essor de Daech »

 

Texte original par le docteur Ahmet S. Yayla (InvestigativeJournal.org, 6 mars 2020)

 

Traduction exclusive par Maxime Chaix

 

Lors du sommet de l’OTAN à Londres, le 10 décembre 2019, le Président Macron accusa la Turquie de « travailler parfois avec des intermédiaires de l’État Islamique », et déclara que la Turquie devait « clarifier [sa] position ambiguë » vis-à-vis de cette organisation.

 

Il était temps que quelqu’un critique le Président Erdogan pour son soutien tacite en faveur de l’État Islamique. En fait, ce groupe terroriste n’aurait pas acquis une telle envergure ou tué autant si le régime d’Erdogan n’avait pas décidé de le soutenir directement ou indirectement depuis son émergence, en 2014.

 

Le fait est que, lorsque Daech s’est installé à Raqqa cette année-là, l’Organisation Nationale du Renseignement (MIT) gardait sa porte d’entrée et mit en place un « tapis de bienvenue » élaboré pour les volontaires djihadistes en route vers le martyre.

 

La Turquie fut une plaque tournante majeure pour le transit de plus de 50 000 combattants étrangers de l’État Islamique et sa principale source d’approvisionnements logistiques, y compris pour la majorité de ses engins explosifs improvisés. Ainsi, dans les faits, Daech et Ankara étaient des alliés.

 

La Turquie aurait pu facilement sceller ses frontières, empêchant ainsi le transfert de combattants étrangers de l’État Islamique ou le passage du soutien logistique en faveur de cette milice. Au contraire, depuis le début du conflit syrien en 2011, Erdogan a soit fermé les yeux, soit utilisé des supplétifs pour aider directement cette organisation terroriste. J’ai été personnellement témoin de ces politiques entre 2010 et 2013, en ma qualité de chef du contreterrorisme à Sanliurfa, puis en 2013 et 2014 en tant que responsable de l’ordre public et des enquêtes criminelles dans cette même localité. Il s’agit d’une ville de 2 millions d’habitants, qui était considérée comme l’étape finale de l’« autoroute djihadiste » de Daech. En 2014, j’ai dû quitter la police et prendre ma retraite afin de ne pas être impliqué dans les atrocités d’Erdogan, qui s’apparentent à des crimes contre l’humanité.

 

Ces derniers sont définis comme « des actes délibérés, généralement dans le cadre d’une campagne systématique, qui provoquent des souffrances humaines ou la mort à grande échelle ». En fin de compte, l’État Islamique n’aurait pas tué, blessé, asservi et violé des milliers de personnes innocentes sans le vaste soutien dont il bénéficiait à travers la Turquie. Erdogan et ses complices doivent être jugés par la Cour Pénale Internationale de La Haye pour leurs crimes contre l’humanité.

 

Selon une publication du Département d’État américain d’octobre 2019, « la Turquie reste un point de transit pour les combattants étrangers qui cherchent à rejoindre l’État Islamique en Irak et en Syrie, ce qui pourrait aider ce groupe terroriste à se réorganiser et à regagner de l’influence ». Le gouvernement américain a en outre averti que « des combattants étrangers [de l’État Islamique] transitant par la Turquie pourraient aider cette organisation à se régénérer ». Cette dernière a pu réinstaller bon nombre de ses membres de haut rang sur le territoire turc, d’où ils dirigent les opérations quotidiennes de ce groupe terroriste.

 

La plupart des combattants étrangers sont désormais partis, mais les preuves de l’aide turque en faveur de cette organisation affluent. Le 3 décembre 2019, le chef de file terroriste Hamid Shakir Saba ‘al-Badri – cousin de feu Abou Bakr al-Baghdadi –, a été capturé au sud de Kirkouk, en Irak, après être revenu de son refuge en Turquie.

 

Un prisonnier turc de l’État Islamique détenu par les Forces Démocratiques Syriennes (FDS) a informé la journaliste Lindsey Snell de la présence d’un vaste sanctuaire de Daech à Gaziantep, en Turquie. D’après ce témoin, « il y avait tellement d’étrangers là-bas. Tant de langues différentes. [Les autorités turques] savaient pourquoi nous étions là. »

 

Le double jeu de la Turquie vis-à-vis de l’État Islamique consistait à faire semblant de le combattre tout en l’appuyant sournoisement, ce qui induisait le soutien officieux de l’État en faveur de l’idéologie de l’islamisme politique. Ce processus stimula la radicalisation du peuple turc, dont une part croissante se mit à approuver les organisations terroristes et djihadistes. Par exemple, 8% des Turcs ont déclaré qu’ils avaient une opinion favorable de Daech, selon un sondage du centre de recherches PEW datant de l’année 2015. De même, une enquète sur les tendances sociales en Turquie a indiqué que 9,3% des personnes interrogées pensaient que Daech n’était pas une organisation terroriste, et 5,4% ont affirmé qu’elles soutenaient ses actions.

 

Cette tendance historique dans ce pays s’est traduite par une augmentation significative du nombre de combattants turcs au sein de l’État Islamique, soit jusqu’à 9 476 personnes, selon un récent rapport du Centre de lutte contre le terrorisme. La Turquie est ainsi devenue la plus grande source de combattants étrangers de Daech.

 

Cette organisation n’aurait tout simplement pas survécu sans le ravitaillement continuel de la part d’Ankara, qui incluait des bottes, des uniformes, des gilets, de la nourriture, et surtout des explosifs – y compris avant l’apparition du « califat ». La Turquie était ainsi devenue le principal fournisseur des matériaux utilisés par l’État Islamique pour produire ses explosifs. Daech « possédait, d’une part, un important réseau d’acquisition opérant en territoire turc et, d’autre part, une évidente voie d’approvisionnement de la Turquie vers l’Irak via la Syrie », selon un rapport du Conflict Armament Research (CAR) publié en décembre 2016. Cette ONG a également révélé que « la Turquie est le point d’étranglement le plus important pour les composants utilisés dans la fabrication des engins explosifs improvisés » par l’État Islamique. En fait, les rapports du CAR ont documenté le fait que les combattants de Daech « s’approvisionnent sur le marché intérieur turc pour la plupart des produits utilisés dans la fabrication d’armes et de munitions ».

 

Le journaliste turc Tolga Tanis a révélé comment les entreprises turques exportaient des matières explosives vers l’État Islamique. Il cita un extrait du rapport du CAR concernant un chef d’entreprise qui écrivit à un intermédiaire terroriste : « Nous pouvons partager les informations que vous demandez avec le MIT », ou « entrer en contact avec le gouvernement turc ».

 

Manifestement, Tanis a franchi une ligne rouge avec son article. Immédiatement après sa publication, il fut licencié et frappé par une enquête en diffamation suite à une plainte du Président Erdogan.

 

Le 18 novembre 2019, le Bureau du Contrôle des Avoirs Étrangers (OFAC) du Département américain du Trésor désigna deux frères turcs, Ahmet et Ismail Bayaltun, comme des « agents de ravitaillement de Daech » basés en Turquie, en plus de quatre sociétés liées à cette organisation qui opéraient en territoires syrien et turc. Les frères Bayaltun étaient connus pour leur rôle dans l’approvisionnement de l’État Islamique, ayant notamment expédié 48 tonnes de pâte d’aluminium pour ses engins explosifs improvisés. Plus important encore, les frères Bayaltun entretenaient une relation étroite avec le président local de l’AKP Mustafa Bayaltun à Sanliurfa, où se trouve leur bureau.

 

La Turquie a délibérément chargé l’Organisation Nationale du Renseignement (MIT) de s’occuper du soutien logistique en faveur des organisations djihadistes, en plus de certaines ONG telles que la Humanitarian Relief Foundation (IHH). Cette implication du MIT a été rendue publique à la suite d’un contrôle routier sur l’autoroute d’Adana, le 19 janvier 2014. Ce jour-là, trois camions gérés par le MIT ont été arrêtés par la police, qui trouva des armes de guerre cachées sous des boîtes de médicaments transportées en Syrie.

 

Au-delà du soutien direct et indirect en faveur des organisations terroristes salafistes, le Président Erdogan a également acheté du pétrole à Daech par le biais d’une société écran turque nommée Powertrans, et contrôlée par son gendre Berat Albayrak. Au plus fort de la production pétrolière de l’État Islamique, ce dernier paya chaque jour jusqu’à 3 millions de dollars à cette organisation. En fait, Erdogan fit adopter un projet de loi accordant le droit de transférer du pétrole par camions-citerne, puis il noua sans appel d’offres un accord d’exclusivité avec Powertrans. En plus d’acheter le pétrole de Daech, Erdogan chargea son fils, Bilal Albayrak, de l’écouler sur le marché mondial par l’intermédiaire de sa compagnie maritime basée à Malte, le BMZ Group.

 

La Turquie d’Erdogan a longtemps joué un rôle essentiel dans le financement du terrorisme, bien après la chute officielle de l’État Islamique et même jusqu’en 2019 – si ce n’est plus tard. Daech avait des bureaux de hawala à Gaziantep et à Istanbul. Le 15 avril 2019, l’OFAC accusa le Rawi Network de fournir un soutien aux terroristes ou aux actes de terrorisme par le biais d’entreprises de services monétaires ayant des bureaux en Turquie et dans d’autres pays.

 

En septembre dernier, ce même OFAC accusa la Saksouk Company for Exchange and Money Transfer, Al-Khalidi Exchange et plusieurs autres firmes d’avoir « matériellement aidé, parrainé ou fourni un soutien financier, matériel ou technologique à Daech » depuis leurs bureaux en Turquie.

 

Selon l’OFAC, Al-Khalidi Exchange « à Raqqa (Syrie) et Gaziantep (Turquie) a été impliquée dans le transfert de fonds de l’État Islamique depuis l’Irak [via ces deux villes,] dans le but de soutenir l’État Islamique ». Al-Khalidi était le bureau de transfert financier le plus important de la région pour déplacer de l’argent vers les zones tenues par l’État Islamique. « Des centaines de milliers de dollars transitaient chaque jour par le bureau de Sanliurfa, en Turquie. »

 

Daech a également maintenu des bureaux de hawala en Turquie. En avril 2018, après avoir reçu un tuyau de la part des États-Unis, la police d’Istanbul découvrit plus de 1,3 million de dollars en espèces et 2 millions de dollars d’autres devises, d’or et d’argent utilisés pour les transactions hawala – en plus d’avoir trouvé des armes. En fait, l’État Islamique a maintenu des bureaux à Gaziantep, en Turquie, afin de négocier la traite des esclaves et d’autres activités financières dans les quartiers d’affaires du centre d’Istanbul. Enfin, l’Emni, soit la direction du renseignement de l’État Islamique, est connue pour utiliser les banques et le système postal turc afin de transférer des fonds aux membres de Daech dans le monde entier.

 

Asma Fawzi Muhammad al-Qubaysi, l’une des épouses d’Abou Bakr al-Baghdadi, est apparemment détenue par la Turquie en tant qu’invitée. Elle aurait été capturée le 2 juin 2018 à Hatay, sur le territoire turc, avec dix autres membres de la famille d’al-Baghdadi. Le monde n’a appris sa présence en Turquie qu’après la mort du « calife », lorsqu’Ankara était sous le feu des critiques pour ne pas avoir localisé le complexe du chef de l’État Islamique situé près de la frontière turque. Remplaçant numéro un d’al-Baghdadi, Abu Hassan al-Muhajir a été tué par les forces américaines près de Jarablus, une ville syrienne sous contrôle de la Turquie. Après la mort d’al-Baghdadi dans un bâtiment très proche d’un point d’observation turc [en territoire syrien], Erdogan tenta de sauver la face en déclarant : « Nous avons attrapé sa femme, mais nous n’avions pas fait d’histoires à ce sujet. J’annonce cela pour la première fois aujourd’hui », tout en critiquant les États-Unis pour avoir mené une « vaste opération de communication » autour de l’assassinat du « calife ».

 

La Turquie n’a pas non plus fait preuve de sincérité au sujet des enquêtes, des poursuites et des arrestations de membres de l’État Islamique. Les statistiques des prisons sont la meilleure preuve de l’approche tolérante de la Turquie vis-à-vis de cette organisation. Selon le ministère turc de la Justice, 1 354 terroristes turcs et étrangers de l’État Islamique étaient détenus dans les prisons locales en février 2018, contre plus de 10 000 membres du PKK et plus de 50 000 personnes associées à la tentative de coup d’État contre Erdogan de juillet 2016.

 

De même, des affaires liées à l’État Islamique avec des preuves solides contre les suspects ont abouti à leur libération. En juin 2018, un tribunal turc libéra l’un des complices des attentats-suicides de 2015 perpétrés par Daech à Ankara, qui ont tué 109 personnes et en ont blessé plus de 500. Un tribunal de Gaziantep libéra 39 de ses 60 suspects de l’État Islamique en juin 2017. Ces derniers étaient tous impliqués dans les attentats-suicides commis par cette organisation en 2015 à Suruc et Ankara. Ces décisions de justice provoquèrent un tollé. L’émir de Daech à Diyarbakir fut libéré de prison à deux reprises, même s’il avait des responsabilités directes dans plusieurs attaques terroristes. Commentant cette affaire, un journaliste écrivit un article intitulé « Les condamnations des suspects de l’État Islamique ressemblent à des récompenses ».

 

Le Président Erdogan et ses complices ont du sang sur les mains. En nous basant sur des preuves bien documentées, incontestables et indéniables, il est clair qu’Erdogan a directement et indirectement soutenu Daech. Par ailleurs, il a fait chanter l’Europe en instrumentalisant les réfugiés syriens, et il tient en otage la base aérienne de l’OTAN à Incirlik. Mais l’empereur est nu, et nous sommes tous responsables si nous nous taisons face à lui.

 

Texte original par le docteur Ahmet S. Yayla

 

Traduction exclusive par Maxime Chaix

 

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