Depuis les premiers stades du conflit en Syrie, l’ex-comédien de stand-up new-yorkais Bilal Abdul Kareem a acquis une notoriété mondiale pour ses reportages de terrain dans les zones tenues par les djihadistes, avec lesquels il entretient une proximité telle qu’il a choisi de s’installer dans leurs territoires il y a trois ans. Adoubé par les médias anglo-saxons, dont il est un fixeur et un associé dans la réalisation de reportages et de documentaires à succès, il figurerait également dans la liste des assassinats ciblés des services américains. Or, le gouvernement des États-Unis vient d’invoquer la notion de « secrets d’État » pour qu’il ne puisse contester devant les tribunaux son apparente inclusion dans la « kill list » de la Maison-Blanche. En d’autres termes, et bien que la pratique des assassinats ciblés soit évidemment illégale, la question est de savoir si Bilal Abdul Kareem est un honnête journaliste de terrain – comme il est présenté dans de nombreux médias anglo-saxons –, ou un activiste pro-djihad ayant rejoint depuis des années les réseaux d’al-Qaïda en Syrie. Comme nous le verrons, son passif dans le conflit syrien ne plaide pas en sa faveur, et ce même s’il risque sa vie pour filmer cette guerre depuis les territoires contrôlés par les djihadistes. Voici donc la première partie de notre article dédié à ce personnage pour le moins controversé.
Quand un soutien revendiqué d’al-Qaïda collabore avec Sky News et CNN
Depuis des années, il est notoire que la Syrie est un pays particulièrement dangereux pour les journalistes, et pas seulement pour les reporters occidentaux. Comme l’avait souligné Reporters Sans Frontières en 2018, « les journalistes sont la cible d’intimidations de la part de toutes les parties au conflit – de l’armée syrienne et de ses alliés ainsi que des divers groupes armés d’opposition, notamment les milices soutenues par la Turquie, les forces kurdes et les groupes islamistes radicaux tels que l’État Islamique et Hayat Tahrir al-Sham. » Dans un autre document, RSF observa que, « pour les groupes armés [en Syrie], l’enlèvement est une entreprise rentable et pratique à bien des égards. Elle leur permet d’imposer la terreur et d’obtenir la soumission complète d’observateurs potentiels tout en utilisant des rançons pour financer leur effort de guerre. » Dans un tel contexte, les journalistes occidentaux ne se rendent que très rarement dans la province d’Idleb, encore tenue par l’« ex- » Front al-Nosra.
Ayant cumulé les reportages au Moyen-Orient depuis 1976, Robert Fisk a ainsi rappelé que nos confrères occidentaux ne peuvent se rendre dans cette région, où ils risquent de se faire « trancher la gorge ». En mai 2019, l’on a pu constater l’une des rares exceptions à cette règle, lorsqu’une équipe de Sky News s’est rendue à Idleb et fut ciblée par l’armée syrienne. Rapportant cet événement, la journaliste Alex Crawford décrivit son fixeur Bilal Abdul Kareem comme un « un New-Yorkais qui a déménagé en Syrie il y a trois ans, et qui s’est imposé comme un activiste politique mettant souvent en ligne des scènes de combat des rebelles ou des attaques du régime. » Pour tout observateur impartial du conflit syrien, le fait de qualifier Bilal Abdul Kareem d’« activiste politique » est tout simplement scandaleux.
En effet, comme nous allons vous l’expliquer dans le présent article, cet homme est non seulement un militant islamiste revendiqué mais – d’après plusieurs sources –, il aurait même rejoint la branche d’al-Qaïda en Syrie il y a plusieurs années afin de co-organiser sa propagande. Que cette allégation soit avérée ou non, il est clair que Bilal Abdul Kareem est si proche de la nébuleuse djihadiste anti-Assad qu’il a décidé de vivre à ses côtés, et qu’il la défend complaisamment. Selon nous, la relation fusionnelle qu’il entretient avec le plus puissant groupe djihadiste de Syrie explique pourquoi il n’est pas soumis au risque d’enlèvement – contrairement aux journalistes anglo-saxons dont il est un proche associé. Certes, il est courageux de sa part de vivre en zone de guerre et de risquer sa vie pour couvrir ce conflit. Néanmoins, l’idéologie salafiste à laquelle il a ouvertement adhéré nous laisse à penser qu’il a intégré la mort en martyre comme son avenir probable, et qu’il cherche donc à relayer la propagande des groupes djihadistes qui décrivent le sacrifice sur le champ de bataille comme l’accomplissement suprême. Au-delà de son cas personnel, la mansuétude de nombreux médias anglo-saxons vis-à-vis de ce salafiste patenté ne peut que nous interpeller.
Un islamiste pro-djihad, pas un journaliste impartial ni un « activiste politique »
Le 16 juin 2017, Bilal Abdul Kareem déplora que CNN avait « oublié » de mettre en avant son rôle clé dans la réalisation d’un documentaire primé par deux des plus prestigieux festivals du journalisme international. Comme l’a souligné le reporter indépendant Max Blumenthal, « lors de la cérémonie d’avril 2017, où le documentaire Undercover in Syria remporta le prix Overseas Press Club, le président de CNN, Jeff Zucker, était sur place pour prononcer le discours d’ouverture. Par la suite, CNN célébra ce prix dans un communiqué de presse qui vantait le fait que [leur journaliste Clarissa] Ward avait pu accéder à Alep-Est grâce aux insurgés islamistes qui contrôlaient cette zone. CNN rappela que son travail l’avait amenée à témoigner devant le Conseil de Sécurité des Nations Unies. Or, cette chaîne ne fit aucune mention du rôle [central] d’Abdul Kareem dans ce documentaire. » Cette omission est compréhensible car, comme il le revendique ouvertement, ce dernier est un militant islamiste et un proche allié de l’« ex- » Front al-Nosra, réputé être la branche d’al-Qaïda en Syrie.
Comme l’ajoute Max Blumenthal, « l’homme engagé par Clarissa Ward pour l’escorter dans un territoire contrôlé par les rebelles était connu comme étant l’un des plus efficaces propagandistes anglophones pour la filiale syrienne d’al-Qaïda – le Front al-Nosra –, et pour d’autres groupes extrémistes qui combattent le gouvernement local. » Sachant qu’en 2017, la chaîne saoudienne Al-Arabiya l’accusa d’être un membre d’al-Nosra depuis 2012, Abdul Kareem réfuta ces accusations et menaça ce média de poursuites judiciaires. À notre connaissance, ce dernier n’a pas encore lancé cette démarche depuis trois ans. Or, toujours selon Blumenthal, « l’un de ses plus proches collègues fut également accusé d’appartenir à la franchise syrienne d’al-Qaïda. Akif Razaq, un employé d’On the Ground News [OGN] – le média en ligne d’Abdul Kareem –, fut récemment déchu de la nationalité britannique pour son appartenance présumée à al-Nosra. Un avis présenté par les autorités britanniques à la famille de Razaq à Birmingham l’accusa d’être “associé avec un groupe affilié à al-Qaïda”, et déclara qu’il “[présentait] un risque pour la sécurité nationale du Royaume-Uni”. » Il n’est d’ailleurs pas inintéressant de préciser que, lorsqu’Abdul Kareem répondit aux accusations d’Al-Arabiya, il était assis à côté d’Akif Razaq.
Logiquement, Abdul Kareem réfute toute affiliation à la branche d’al-Qaïda en Syrie mais – d’après des sources issues de la rébellion anti-Assad –, il est un élément clé de la propagande de cette organisation à laquelle il est suspecté d’appartenir. Selon Max Blumenthal, « Abdallah Abou Azzam, un combattant affilié au groupe rebelle Kataib Thawar al-Sham, (…) est l’un des nombreux militants de l’opposition qui sont entrés en contact avec Abdul Kareem et ses collègues. S’adressant à AlterNet via Whatsapp, il a déclaré qu’Abdul Kareem n’était pas seulement un propagandiste d’al-Nosra, mais un membre bien connu de cette milice. » D’après cette source, Abdul Kareem aurait « utilisé ses compétences en vidéographie pour réaliser une série de clips YouTube pour le compte officiel de Jaish al-Fatah, la coalition de combattants salafistes-djihadistes dirigée par al-Nosra. Il ajouta qu’Abdul Kareem a travaillé directement avec le chef des relations publiques de Jaish al-Fatah, feu Ammar Abou al-Majid. Pour réaliser ces vidéos, il affirme qu’Abdul Kareem [aurait] utilisé le pseudonyme Abou Oussama. » Si cette information n’a pas été confirmée par d’autres sources, il s’avère néanmoins qu’Ammar Abou al-Majid fut l’une des personnalités djihadistes les plus populaires dans les interviews conduites par Abdul Kareem.
Évidemment, Ammar Abou al-Majid ne fut pas le seul cheikh salafiste de la nébuleuse islamiste anti-Assad à être interviewé sans aucune distance critique par un Bilal Abdul Kareem qui, dès septembre 2013, exhortait les États-Unis de pas bombarder les groupes islamistes lors d’un duplex sur Channel 4. Toujours selon Blumenthal, « l’un des plus éminents [djihadistes] interviewé complaisamment par Abdul Kareem fut Abdallah al-Muhaysini. Cette homme est un prédicateur [salafiste] saoudien prônant la haine, et un chef de guerre salué par Abdul Kareem comme étant “probablement le cheikh le plus aimé dans les territoires syriens aujourd’hui”. » Hélas, nous allons constater qu’Abdallah al-Muhaysini est loin d’être un modèle de sagesse religieuse, de tolérance et de pacifisme.
Comme l’a souligné Blumenthal, « Muhaysini est en effet populaire parmi les rebelles alliés d’al-Qaïda en Syrie, et il exerce une influence considérable sur toute la région d’Idleb. Il est apparu dans des camps de réfugiés pour recruter des enfants soldats, il a recueilli des millions de dollars pour des offensives djihadistes, et il a donné sa bénédiction aux exécutions massives de soldats syriens capturés, au motif que ces prisonniers étaient des kuffars, soit des blasphémateurs. Ce prédicateur partage l’objectif de Daech [, dont il a appelé les combattants à le rejoindre après la mort d’al-Baghdadi]. En clair, il souhaite imposer [au Levant] un État exclusivement sunnite purgé des citoyens chiites, druzes et chrétiens, et gouverné selon une interprétation stricte de la charia. » De quoi se demander si les journalistes ayant utilisé Abdul Kareem pour promouvoir un changement de régime à Damas osent encore se regarder dans une glace, notamment Alex Crawford qui a osé le qualifier d’« activiste politique ». Soit écrit en passant, la rédaction de FranceTVInfo.fr a repris ce qualificatif en le mettant entre guillemets, sans que l’on ne sache pour autant si elle était au courant de ces liens fusionnels entre Abdul Kareem et la nébuleuse djihadiste anti-Assad.
L’on pourrait ainsi multiplier les preuves de l’appartenance de ce malnommé « activiste politique » à la mouvance extrémiste en Syrie. Or, sachant que Max Blumenthal a publié un long article sur ce sujet, nous encourageons nos lecteurs anglophones à le consulter, en promettant à nos amis francophones de le traduire dès que possible. En attendant, nous publierons prochainement la seconde partie de notre analyse, qui expliquera pourquoi il est scandaleux qu’Abdul Kareem soit ciblé par les mêmes services qui – avec leurs nombreux alliés –, ont massivement favorisé l’essor de la nébuleuse djihadiste à laquelle il appartient, et ce depuis l’automne 2011. Nous en profiterons également pour dénoncer la scandaleuse connivence de certains grands médias anglo-saxons avec des propagandistes du djihad pourtant considérés comme des terroristes en Occident.
Maxime Chaix