Bilal Abdul Kareem : un activiste pro-djihad ou un honnête journaliste ? (Partie 2/2)

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Dans la première partie de notre article consacré à Bilal Abdul Kareem, nous avons démontré qu’il partage l’idéologie radicale des salafistes avec lesquels il s’est installé en Syrie, et qu’il interviewe fréquemment. En revanche, le fait qu’il soit rémunéré par des groupes de presse anglo-saxons tout en figurant dans la « kill list » de la Maison-Blanche est problématique à différents égards. En clair, nous allons expliquer pourquoi cet homme est devenu malgré lui le symbole de la schizophrénie du gouvernement et des médias américains au Moyen-Orient. Plongée dans cette région sinistrée, où les djihadistes sont considérés comme utiles ou nuisibles par Washington en fonction des armées qu’ils combattent. 

 

Les médias qui rémunèrent un activiste du djihad financent-ils le terrorisme ? 

 

Depuis 2014, Bilal Abdul Kareem s’est imposé comme un correspondant de premier plan pour les médias anglo-saxons, dont il est un important fixeur et vidéaste en Syrie. Comme l’a rappelé notre confère Max Blumenthal, Abdul Kareem « a produit des reportages en coopération avec Channel 4, la BBC et Sky News. Il a été salué par Hala Gorani de CNN, qui l’a qualifié de “journaliste indépendant”, et il a été nommé “Personnalité de la semaine” par Al Jazeera. Ben Hubbard du New York Times a publié un portrait complaisant d’Abdul Kareem, le résumant par euphémisme comme “un Américain avec un point de vue et un message”. En guise de photo d’accompagnement, le Times choisit la capture d’écran d’une vidéo dans laquelle Abdul Kareem rationalisait l’attentat suicide. Dans TheIntercept.com, Murtaza Hussain dressa un portrait similaire de cet homme, le félicitant d’avoir fourni “une perspective unique sur le conflit en Syrie”, et le présentant comme une cible des drones de la coalition dirigée par les États-Unis. »

 

À raison, Blumenthal rappela que l’on ignore si ces journalistes avaient conscience du lien étroit entre Abdul Kareem et l’opposition djihadiste en Syrie, dont la branche locale d’al-Qaïda. Néanmoins, il souligna qu’il constitue pour eux « un atout précieux : un Américain ancré au cœur des zones contrôlées par les rebelles, et désireux d’aider [les] correspondants occidentaux à se parachuter au milieu de cette opposition armée » sans risquer d’être kidnappés ou liquidés par les islamistes. En clair, cette complaisance des journalistes anglo-saxons envers Abdul Kareem peut s’expliquer par le fait qu’ils ont besoin de lui pour leurs reportages. Or, l’ingratitude de CNN à son égard montre qu’il est certes un atout majeur pour la presse, mais que son affiliation manifeste à la nébuleuse djihadiste en Syrie pose problème.

 

En effet, sa collaboration étroite avec les médias anglo-saxons n’est pas bénévole, mais contractuelle – comme ce fut le cas avec CNN. En d’autres termes, des groupes de presse occidentaux ont rémunéré un activiste réputé proche de plusieurs milices extrémistes, dont il relaye la propagande sans aucune distance. Cette affiliation pourrait expliquer son inclusion dans la « kill list » de la Maison-Blanche, qui a récemment invoqué la règle du « privilège des secrets d’État » pour ne pas avoir à se justifier sur cette affaire. Dans tous les cas, sa proximité avec la nébuleuse djihadiste anti-Assad et son rôle clé dans la propagande de ces milices soulèvent une question dérangeante : les médias qui rémunèrent un activiste du djihad financent-ils le terrorisme ? Dans tous les cas, la complaisance de nombreux journalistes occidentaux vis-à-vis de ces groupes islamistes en Syrie est notoire, et Bilal Abdul Kareem en est devenu un symbole malgré lui.  

 

En Irak et en Syrie, les « bons » et les « mauvais » djihadistes sont issus de la même mouvance

 

Commentant le livre de l’auteur de ces lignes, Jack Dion écrivit : « De même qu’il y a le bon et le mauvais cholestérol, il y a les bons et les mauvais djihadistes, en fonction des circonstances géopolitiques. Quand ces derniers font face aux forces occidentales, comme ce fut le cas à Mossoul (Irak) ou à Raqqa (Syrie), ce sont des mauvais djihadistes. On peut alors les éliminer sans faire dans le détail et mener une véritable “guerre d’anéantissement”, comme l’a reconnu l’ex-secrétaire américain à la Défense James Mattis, (…) quitte à laisser sur le carreau des dizaines de milliers de civils innocents. En revanche, quand les djihadistes se retrouvent face à la soldatesque de Bachar al-Assad, ils deviennent de respectables “rebelles”, soudain parés de vertus humanitaires insoupçonnables en d’autres lieux. Cette présentation caricaturale a déjà eu son heure de gloire médiatique lors de la bataille d’Alep. » En voici une illustration. 

 

En août 2016, la journaliste de CNN Clarissa Ward témoigna devant le Conseil de Sécurité sur ce qu’elle avait observé à Alep-Est grâce à Bilal Abdul Kareem. À cette occasion, elle affirma que « les seuls à avoir émergé comme des héros sur le terrain, avec des médecins courageux comme le Dr Sahloul et le Dr Attar, aux côtés des Casques blancs sont les factions islamistes – même pour ceux qui détestent les fondamentalistes. Même pour ceux qui voient que les rebelles eux-mêmes commettent des atrocités, non pas parce que les gens sont tous des terroristes, mais parce que ce sont les islamistes qui sont intervenus pour combler le vide. » L’année suivante, ceux que Clarissa Ward qualifia de « héros sur le terrain » commirent un attentat sanglant contre des civils issus d’une ville majoritairement chiite, qui avait été assiégée pendant des années par ces groupes extrémistes. Cette attaque tua une centaine de personnes, dont près de 80 enfants. Avant d’actionner sa bombe, le kamikaze les aurait attiré vers son camion en agitant des paquets de chips. Cet atroce attentat fut brièvement évoqué sur CNN, comme s’en était alors ému notre camarade Max Abrahms

 

Dans son témoignage devant le Conseil de Sécurité, Ward rapporta ses observations des combats urbains sur le front d’Alep-Est, critiquant avec virulence les bombardements russes et syriens. Trois mois plus tard, elle défendit l’offensive du Pentagone et de ses alliés pour reprendre Mossoul, la place forte de Daech en Irak. Or, cette coalition s’est-elle montrée prudente à l’égard des civils qui, comme à Alep-Est, étaient pris en étau entre les djihadistes et les bombardements aériens ? Au contraire, l’offensive des forces locales appuyée par leurs alliés occidentaux a détruit une grande partie de Mossoul, laissant des milliers de cadavres de civils pourrir sous les décombres durant plusieurs mois – un phénomène également observé à Raqqa. En février 2018, un article du New York Times dévoilant des photos satellites de Mossoul avant et après cette campagne nous révéla l’ampleur catastrophique de ces destructions.

 

En d’autres termes, les tactiques cruelles de siège et de bombardements massifs reprochées par Clarissa Ward à Damas et ses soutiens furent aussi employées par le Pentagone et leurs alliés à Mossoul et Raqqa, mais sans qu’elle ne vienne le déplorer devant le Conseil de Sécurité, ni qualifier de « héros sur le terrain » les extrémistes de Daech. Pourtant, ces derniers et la branche d’al-Qaïda en Syrie dont est proche Abdul Kareem formaient une seule et unique organisation jusqu’au printemps 2013. Pour aller plus loin dans ce raisonnement, al-Nosra en Syrie est une émanation de l’État Islamique d’Irak, comme nous l’avons déjà souligné dans nos colonnes. Leurs racines communes et leurs convergences idéologiques en font les deux faces d’un même fléau, qui est toxique tant à Alep-Est qu’à Mossoul, et même bien au-delà. En clair, le fait de désigner des djihadistes comme des héros lorsqu’ils cherchent à renverser Assad et comme des terroristes quand ils combattent le Pentagone et ses alliés montre à quel point nos médias gomment la réalité, malgré l’envoi de braves reporters sur le terrain – dont Clarissa Ward. Hélas, le courage n’est pas un gage d’impartialité.    

 

Bilal Abdul Kareem : un révélateur des contradictions de Washington

 

Promoteur d’un changement de régime en Syrie, Abdul Kareem est devenu le symbole de la schizophrénie de la politique étrangère américaine au Moyen-Orient. En effet, qu’il figure ou non sur la « kill list » de la Maison-Blanche, soulignons le fait que la majorité des cadres d’al-Nosra – un réseau dont il est proche –, ont été sciemment épargnés par les services américains. Comme l’avait souligné le Washington Post en novembre 2016, « en Syrie, le Président Obama a ordonné au Pentagone de détecter et de tuer les leaders d’un groupe lié à al-Qaïda, que son administration avait largement ignoré jusqu’à présent, et qui a été en pointe dans le combat contre le gouvernement syrien, selon des officiels américains. (…) Les hauts responsables qui ont soutenu ce revirement ont affirmé que l’administration Obama ne pouvait plus tolérer ce que certains d’entre eux ont appelé “un pacte avec le diable”, en fonction duquel les États-Unis s’abstiendraient le plus souvent de cibler al-Nosra, ce groupe favorisant la stratégie américaine de pression militaire sur Assad, et jouissant d’une certaine popularité dans les zones contrôlées par la rébellion. »

 

Évidemment, cette stratégie consistant à épargner « le plus souvent » al-Nosra ne signifie pas que les États-Unis n’avaient jamais ciblé ce groupe jusqu’alors. En effet, comme l’a écrit le spécialiste Charles Lister à l’auteur de ces lignes, « plus de 53 frappes de drones américains contre des cibles d’al-Nosra à Idleb et Alep [ont été recensées] entre septembre 2014 et février 2017 – après que la Russie eut fermé l’espace aérien [de cette région] aux États-Unis. (…) La majorité de ces frappes furent menées par la CIA ». Or, contrairement à ce qu’affirmait alors Charles Lister, 53 frappes ne constituent pas une « campagne intensive » d’assassinats ciblés, d’autant plus qu’un certain nombre d’entre elles visaient le groupe Khorasan – une cellule terroriste planifiant des attentats contre l’Occident, que les militaires américains cherchaient explicitement à distinguer d’al-Nosra. Au final, lorsque l’on compare ces 53 frappes aux milliers de bombardements menés par le Pentagone et ses alliés contre Daech à Raqqa et à Mossoul, l’on peut facilement comprendre qu’al-Nosra ne constituait pas une cible prioritaire pour les États-Unis et leurs alliés, du moins jusqu’à l’automne 2016.

 

Comme nous l’avons documenté, la CIA et ses partenaires ont favorisé la montée en puissance d’al-Nosra, y compris lorsque Daech et cette organisation ne formaient qu’une seule et unique entité. Après leur séparation du printemps 2013, Bilal Abdul Kareem resta proche d’al-Nosra et interviewa nombre de ses hauts responsables. Parmi eux, l’on peut citer Abou Firas al-Souri, qui fut assassiné par un drone américain en avril 2016. Or, si de telles frappes ciblées font les gros titres, et donnent l’impression que Washington combat efficacement les djihadistes en Syrie, force est de constater que l’« ex- » Front al-Nosra n’est toujours pas une priorité pour la Maison-Blanche. Au contraire, en début d’année, nous avions décrit comment les services américains appuyaient discrètement la Turquie dans son offensive d’Idleb – là où réside Bilal Abdul Kareem et ses compagnons djihadistes soutenus par Ankara.

 

L’on peut donc en déduire que cette « kill list » où figurerait le nom d’Abdul Kareem n’est pas vraiment utile dans la province d’Idleb, du moins pour le moment. Or, la simple existence de ce programme et le ciblage occasionnel de cadres djihadistes dans cette région nous laisse à penser que les États-Unis seraient en guerre contre l’« ex- » Front al-Nosra. Les faits nous indiquent le contraire et, si Abdul Kareem reste en vie, il pourra de nouveau être employé par les médias anglo-saxons à Idleb, malgré son apparente inscription sur la « kill list » des mêmes services américains qui ont soutenu al-Nosra il n’y a pas si longtemps.  

 

Maxime Chaix 

  

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