Les raisons profondes de l’échec des guerres de changement de régime

Shares

En exclusivité pour nos lecteurs, voici notre traduction d’une importante tribune d’un professeur d’Harvard. Dans ce texte, l’auteur fait un parallèle intéressant entre la gestion de la pandémie aux États-Unis et les concepts d’« édification nationale » et de changement de régime à l’étranger. En clair, vu que le gouvernement américain n’est pas capable d’imposer le port du masque à tous ses administrés, il devrait abandonner toute ambition de remodeler des sociétés entières et d’imposer ses normes dans les pays dont il renverse les gouvernements. Une tribune à méditer et pas seulement à Washington, alors que l’État français n’a toujours pas abandonné la méthode des guerres de changement de régime malgré les échecs retentissants des dernières opérations de ce genre dans le « Grand Moyen-Orient ».  

 

« La pandémie devrait tuer le concept de changement de régime pour toujours »

 

Texte original par Stephen M. Walt (ForeignPolicy.com, 8 juillet 2020)

 

Traduction exclusive par Maxime Chaix

 

Il y a quelques semaines, j’ai tweeté ce qui suit : « Un pays qui ne peut convaincre ses propres citoyens de porter des masques pour stopper une pandémie ne devrait pas essayer de renverser des gouvernements étrangers et de remodeler des sociétés entières qu’il comprend à peine. » Ce paragraphe a reçu plus de retweets et de « J’aime » que d’habitude, ainsi que les citations, messages de soutien et autres réponses sournoises habituels. La logique de mon tweet devrait être assez évidente. Néanmoins, puisqu’il existe encore des personnes et des organisations importantes qui pensent que les changements de régime sont une solution idéale pour relever nos défis de politique étrangère, il est utile d’approfondir mon argument.

 

Démarrons par l’aspect « édification nationale » de cette problématique. Malgré ce que vous pensiez peut-être alors que les « guerres sans fin » s’éternisaient, les 25 dernières années nous ont beaucoup appris sur les raisons pour lesquelles un changement de régime imposé par l’étranger fonctionne rarement. Pour commencer, le renversement d’un gouvernement endommage ou détruit inévitablement toutes les institutions politiques qui existaient auparavant – ce qui est d’ailleurs le but de l’intervention. Dans un tel cas de figure, il n’existe plus de capacités locales pour maintenir l’ordre efficacement après la chute de l’ancien régime. Même une opération limitée contre un tyran et son proche entourage – mais qui laisserait en place des fonctionnaires de niveau inférieur –, détruirait les lignes d’autorité et de patronage et plongerait le pays ciblé dans un territoire incertain.

 

Par définition, le changement de régime engendre aussi des gagnants et des perdants, et ces derniers – soit ceux qui occupaient des positions privilégiées dans l’ancien ordre –, sont susceptibles d’être mécontents de leur nouveau statut. Ils sont prêts à résister face à leur perte de pouvoir et de richesse, et ils sont susceptibles de prendre les armes pour tenter de retrouver leurs anciennes positions. Dans les sociétés déchirées par d’importantes divisions ethniques, religieuses, sectaires ou autres, une combinaison de renommée, de cupidité ou d’ambition encourage des groupes distincts à rivaliser pour améliorer leur position et acquérir le pouvoir. Rapidement, les puissances étrangères et les organisations terroristes transnationales interviennent de diverses manières, aidées par l’effondrement des institutions existantes et le chaos qui en résulte.

 

En réponse, la puissance qui est intervenue initialement peut être amenée à occuper le pays, et à utiliser ses propres forces armées pour maintenir l’ordre pendant la formation du nouveau gouvernement. Hélas, une forte présence militaire étrangère déclenche souvent des ressentiments locaux. Il en résulte une résistance plus violente, qui nécessite à son tour que la puissance occupante envoie davantage de troupes pour la réprimer. Puisqu’un tel schéma se produit souvent dans un pays éloigné, et que la puissance intervenante peut manquer de systèmes de transport sophistiqués, il est coûteux d’assurer le ravitaillement des forces d’occupation.

 

Manquant de connaissances sur les coutumes et les valeurs locales – et n’ayant pas suffisamment de personnel pouvant parler la langue des autochtones –, le gouvernement qui se lance dans un processus d’« édification nationale » est peu susceptible de choisir les bons dirigeants pour les postes clés, ou de concevoir de nouvelles institutions perçues comme légitimes. Ses efforts pour mettre en place des institutions et des infrastructures afin de stimuler l’économie alimentent inévitablement la corruption et produisent de graves conséquences inattendues.

 

En clair, même dans les meilleures circonstances, le changement de régime et l’« édification nationale » sont des actes d’ingénierie sociale extrêmement compliqués. En substance, la puissance intervenante essaie d’amener des millions de personnes radicalement différentes à modifier leur socle de croyances et de normes sur la politique et la société, afin de les inciter à changer leur comportement de manière fondamentale. Pour réussir, le changement de régime imposé par l’étranger nécessite des efforts à la fois massifs et subtils, pilotés par des personnes compétentes et bien formées. Et puisqu’une telle campagne peut être très longue et coûteuse, il faut également un fort soutien politique sur la scène intérieure. Et un peu de chance.

 

Il va sans dire que toutes ces caractéristiques manquaient dans les mésaventures récentes des États-Unis. Malgré toute l’attention portée à la théorie contre-insurrectionnelle et au concept de « gagner les cœurs et les esprits », les efforts américains ont toujours reposé en grande partie sur les opérations cinétiques et la « puissance brute ». À la maison, une multitude d’influenceurs de droite et de cercles de réflexion pro-guerre répétaient que les États-Unis pourraient gagner s’ils ne faisaient que maintenir le cap. Nous savons désormais que les initiés n’ont jamais cru en leurs chances de réussir, mais qu’ils ont dissimulé leurs doutes au grand public et regardé ailleurs.

 

Le bilan malheureux des États-Unis en matière de changement de régime ou d’« édification nationale » n’est pas unique. Dans la période où le nationalisme s’est répandu à travers le monde, aucune grande puissance n’a jamais été très à l’aise pour diriger un empire – formel ou informel –, ou pour dicter le cours de la politique locale dans des pays éloignés. Répétons-le : de telles campagnes sont très, très difficiles, même pour une riche superpuissance.

 

Intéressons-nous à présent au défi de la Covid-19, et en particulier à la question manifestement bénigne d’amener les gens à porter des masques en public. Gardez à l’esprit que ces objets ne pèsent pas 10 kilos, qu’ils ne sont donc pas douloureux à porter, qu’ils ne transmettent pas votre position ou d’autres informations personnelles au gouvernement, George Soros ou Google, et qu’ils ne coûtent pas une fortune.

 

Dans ce cas, le gouvernement américain n’essaie pas de changer le comportement d’un peuple étranger ; il opère sur son propre territoire, avec les gens qu’il connaît le mieux. Bien que certains éléments de la réponse à une pandémie soient difficiles à mettre en oeuvre, les objectifs de base sont assez simples et bien compris. Pour contenir l’épidémie, vous devez ralentir le taux de transmission dans la population. Pour ce faire, vous devez amener les gens à pratiquer la distanciation sociale, à porter des masques et à éviter d’autres comportements à risque. Une telle politique contribue à mettre en place un processus de dépistage et de traçage qui permet d’identifier les points chauds et d’isoler les personnes infectées de celles qui sont en bonne santé. Elle amène également à imposer des précautions particulières dans des endroits sensibles, tels que les hôpitaux. Et comme nous l’avons observé, elle nécessite la fermeture des secteurs de l’économie ou de la société où la distanciation est impossible et le risque de transmission est élevé.

 

Bien que certaines de ces mesures aient une portée considérable et de profonds effets à court et à moyen termes, aucune de ces procédures ne nécessite de réécrire la Constitution américaine, de redessiner les frontières entre États, de licencier des milliers de fonctionnaires de chaque branche du gouvernement, de refondre le rôle de la religion ou le statut des femmes dans la société, ou d’abandonner des valeurs politiques ou sociales fondamentales. En fait, plus la riposte réussit, moins elle aura d’impact politique ou social à long terme.

 

Comment le savons-nous ? Car contrairement au changement de régime et à l’« édification nationale » – qui marchent rarement –, de nombreux pays ont fait un travail impressionnant pour répondre à la Covid-19. Je ne parle pas seulement de nations relativement petites telles que la Nouvelle-Zélande ; je pense à la Corée du Sud, au Japon, au Vietnam, à l’Allemagne, à la Grèce et à bien d’autres.

 

Par rapport à ces pays, il est certain qu’une majeure partie de la responsabilité pèse sur Donald Trump, dont la croyance que le virus disparaîtrait « comme par miracle » a retardé la réponse américaine d’au moins un mois, et a permis à ce fléau de se propager beaucoup plus largement. Depuis lors, la réponse chaotique et incohérente de l’administration – et en particulier le refus de Trump de porter lui-même un masque ou d’utiliser sa grande influence pour unir le pays –, a considérablement empiré la situation. 

 

Or, même avec un autre Président, la réponse des États-Unis aurait pu être bien en deçà de ce qui était nécessaire. Dès le début, un chœur d’experts et de politiciens de droite minimisa les risques, et pas tous – comme Bret Stephens du New York Times –, ne l’ont fait par fidélité à Donald Trump. L’hostilité du Parti Républicain envers la science ou d’autres corps d’expertise politiquement gênants n’a pas émergé avec Trump ou la Covid-19 ; au contraire, cette hostilité est devenue un « argument de vente » pour cette formation politique. Les Républicains ne veulent pas écouter les physiciens de l’atmosphère et d’autres scientifiques leur parler du changement climatique, et ils ne pensaient pas qu’ils avaient besoin de comprendre l’Irak ou l’Afghanistan avant d’essayer de remodeler ces pays à l’image des États-Unis. 1 Ils ne veulent pas non plus créer et financer des institutions de santé publique solides qui pourraient faire face à une pandémie, ni adopter une approche de la politique étrangère qui fasse de la diplomatie la première impulsion du pays et le recours à la force le dernier recours. 2

 

Au lieu de la connaissance, la Droite américaine a fétichisé la liberté comme thème déterminant, à moins que vous ne soyez une femme qui veut se faire avorter, bien entendu. Elle a donc encouragé ses partisans à concevoir les principales manifestations de l’autorité gouvernementale comme intrinsèquement suspectes. Au lieu de rappeler que les comportements individuels peuvent affecter autrui – ce qui explique notamment la législation contre les excès de vitesse –, et de souligner que nous sommes tous dans le même bateau, le parti de l’ex-Représentant Newt Gingrich, de l’ancien PDG de Fox News Roger Ailes, du Sénateur Mitch McConnell et de bien d’autres Républicains a de plus en plus axé son avenir politique sur le schéma suivant : semer autant de méfiance et de division que possible, principalement par le biais des guerres culturelles et de la diabolisation des opinions divergentes.

 

Surprise, surprise : ces sentiments inspirent désormais ces gens en colère à considérer les règles qui les obligent à porter un masque ou à pratiquer la distanciation sociale comme une violation de leur « droit constitutionnel » de nous mettre en danger. Aussi mauvais qu’a été Trump jusqu’à présent – et soyons clairs, sa gestion de cette crise a été catastrophique –, même de grands communicants tels que Franklin D. Roosevelt et Ronald Reagan auraient eu des problèmes, vu le degré de polarisation du pays et de l’atmosphère d’information polluée que climat nourrit et reflète.

 

Faire face à la Covid-19 n’aurait pas été facile dans les meilleures circonstances, mais cette tâche reste nettement plus simple que de créer des démocraties stables et efficaces en Irak, en Afghanistan, en Libye ou dans d’autres pays dont les États-Unis ont renversé les régimes. Et c’est pourquoi un gouvernement qui ne peut persuader ses propres citoyens de porter un masque ne devrait jamais envisager qu’il puisse amener des peuples étrangers à remodeler intégralement leurs sociétés selon nos propres règles.

 

Une dernière chose : il ne faut pas déduire de cette tribune que, si les États-Unis trouvent un jour comment vaincre la Covid-19 et amener les Américains à porter des masques, nous pourrions alors mener en toute confiance de nouvelles opérations de changement de régime. En réalité, ces deux tâches ne sont pas les mêmes, et le fait de satisfaire l’objectif pleinement réalisable d’améliorer notre santé publique ne rendrait pas plus simple le but quasi-inatteignable de l’« édification nationale » à l’étranger. Malgré tout, notre échec face à la Covid-19 aux États-Unis contient un avertissement opportun : si notre gouvernement ne peut gérer dans son territoire une vaste mais simple politique publique – comme obliger suffisamment de gens à porter des masques quand ils le devraient –, il serait idiot de tenter quelque chose de beaucoup plus ambitieux dans des sociétés très différentes de la notre.

 

Texte original par Stephen M. Walt

 

Traduction exclusive par Maxime Chaix

 

Notes du traducteur : 

 

1) Cet argument est intéressant, mais il nous semble quelque peu caricatural. En effet, réduire les causes des échecs américains en Irak et en Afghanistan à l’hostilité des Républicains vis-à-vis des « savants » n’explique pas les fiascos d’Obama dans ses guerres de changement de régime en Libye puis en Syrie, sans parler de son soutien militaire en faveur de la désastreuse offensive de la « coalition arabe » au Yémen. Les dérives de la politique étrangère américaine sont systémiques, en ce qu’elle ne se limitent pas aux seuls égarements du Parti Républicain. 

 

2) Pour aller dans le sens de la note précédente, ce problème est bipartisan, comme nous l’avons récemment souligné dans nos colonnes. Plus généralement – et bien que nous ne soyons pas des sympathisants du Parti Républicain –, l’hostilité manifeste de l’auteur de cette tribune vis-à-vis de cette formation politique dessert son propos, d’autant plus que cet homme est un universitaire mondialement réputé. Il n’en demeure pas moins que son texte est stimulant à de nombreux égards. 

 

Shares

Laisser un commentaire

*
*

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.