Après avoir publié la traduction d’un important article sur le business américano-saoudien de l’« antiterrorisme », nous vous proposons notre analyse de ces révélations. En effet, comme nous allons l’expliquer, les milliards de dollars dépensés par les Saoud dans le cadre de leur programme antiterroriste ont également servi à réprimer et à contrôler leur population avec de la technologie « made in USA ». En outre, tandis que Washington et Riyad ne cessent de vanter leur coopération contre le djihad global, ils ont soutenu cette mouvance à l’étranger depuis quatre décennies. En retour, ils ont dépensé des milliards pour se protéger de ces terroristes, tout en les encourageant à combattre leurs rivaux géopolitiques. Anatomie d’un vaste scandale, qui attire peu la curiosité des médias francophones.
19,7 milliards de dollars. C’est le montant qui aurait été dépensé depuis le 11-Septembre par le Ministère de l’Intérieur saoudien pour combattre le terrorisme, et ce par l’entremise d’un fonds administré par Saad al-Jabri – le bras droit de Mohammed ben Nayef. Réputé être l’« homme de la CIA » à Riyad, ce dernier fut écarté en juin 2017 de sa position de prince héritier au profit de Mohammed ben Salmane, le fils de l’actuel monarque. Cette même année, Saad al-Jabri quitta le royaume pour se réfugier au Canada, où il vit actuellement. Selon MBS, al-Jabri aurait des liens avec les Frères Musulmans, et il aurait gaspillé près de 11 milliards de dollars destinés au fonds antiterroriste qu’il administrait pour le compte de son mentor, Mohammed ben Nayef. Logiquement, la famille d’al-Jabri réfute ces accusations, sachant que Ben Salmane cherche à écarter tous ses rivaux depuis plusieurs années.
En 2015, al-Jabri rencontra le directeur de la CIA John Brennan, mais sans en informer MBS. Depuis, ce dernier suspecte al-Jabri et Ben Nayef de vouloir sa chute, d’où le fait que ces deux hommes soient en disgrâce au sein du royaume. D’ailleurs, on a récemment appris que Ben Nayef – qui est emprisonné depuis mars –, pourrait être condamné à « rembourser » 15 milliards de dollars au clan Ben Salmane. Or, les dépenses de ce fonds antiterroriste étaient autorisées au plus haut niveau, et elles ont servi à construire une véritable infrastructure – pas seulement à enrichir ses gestionnaires.
Comme l’a rapporté David Ignatius dans le Washington Post, al-Jabri a joué un rôle central dans la mise en place d’un vaste et moderne dispositif antiterroriste en Arabie saoudite. Et selon nos confrères d’IntelNews.com, « des responsables du Renseignement occidental attribuent au Dr al-Jabri la transformation de l’establishment saoudien de la sécurité nationale dans les années 2000, en introduisant des méthodes scientifiques dans les enquêtes, associées à la criminalistique numérique, à l’exploration de données et à d’autres techniques avancées. Grâce à son éducation britannique, le Dr al-Jabri a évolué avec aisance dans les capitales occidentales. Il est rapidement devenu le principal lien entre l’Arabie saoudite et ce que l’on appelle la “Five Eyes Alliance” – un vieil accord d’échange de renseignements entre les États-Unis, la Grande-Bretagne, le Canada, l’Australie et la Nouvelle-Zélande. La BBC a récemment cité des responsables anonymes du Renseignement occidental, qui ont crédité le Dr al-Jabri pour avoir “vaincu l’insurrection d’al-Qaïda [en Arabie saoudite] dans les années 2000” ». En d’autres termes, si les succès d’al-Jabri dans la lutte antiterroriste en faveur de son royaume et de ses alliés anglo-saxons est indéniable, le système qu’il a développé soulève des questions dérangeantes.
Un dispositif antiterroriste utilisé contre des milliers d’opposants politiques
Dans les régimes autoritaires, il est fréquent que toute forme d’opposition soit considérée et/ou décrite comme terroriste afin de justifier sa neutralisation par la force. Comme l’ont récemment souligné nos confrères canadiens, « si M. al-Jabri (…) est adulé par les Américains, sa présence au Canada suscite la grogne de nombreux dissidents saoudiens, qui l’accusent d’avoir réprimé toute forme d’opposition sous couvert de lutte contre le terrorisme. “Cet homme est loin d’être un héros”, affirme à Radio-Canada Raja al-Idrissi, une opposante saoudienne installée au Canada depuis 1999. “Il a orchestré la répression contre des dizaines et des dizaines d’opposants saoudiens, alors qu’il était au Ministère de l’Intérieur, bien avant l’arrivée de Mohammed ben Salmane au pouvoir.” Selon elle, M. al-Jabri est “la raison pour laquelle plusieurs opposants ont quitté l’Arabie”. (…) Mme al-Idrissi ainsi que sept autres opposants saoudiens réfugiés au Canada et en Grande-Bretagne ont d’ailleurs envoyé une lettre à Immigration, Réfugiés, Citoyenneté Canada (IRCC), appelant les autorités canadiennes à rejeter toute demande d’asile de M. al-Jabri, le qualifiant de “criminel” et de “tortionnaire”. »
Professeur à l’université d’Ottawa, Thomas Juneau confirme qu’al-Jabri « a été impliqué de très près dans les politiques antiterroristes et de sécurité intérieure de l’Arabie saoudite, donc c’est un homme qui est associé de près ou de loin à toutes sortes de violations des droits de la personne (…) C’est quelqu’un qui a joué un rôle actif au sein d’un gouvernement extrêmement autoritaire, répressif et brutal. Le fait qu’aujourd’hui il en soit une victime, ça ne change pas cette réalité qu’on ne peut pas ignorer », et qui place le gouvernement Trudeau dans une situation délicate tant vis-à-vis des dissidents saoudiens que du prince MBS – avec qui il entretient de mauvaises relations depuis deux ans. En 2009, Amnesty International rapporta que des milliers de personnes étaient emprisonnées arbitrairement et torturées dans les geôles de la royauté. D’après ces révélations d’Amnesty, « les responsables de la sécurité saoudienne ont utilisé la lutte contre le terrorisme comme couverture pour arrêter et emprisonner des critiques du gouvernement, y compris des universitaires et des défenseurs des droits de l’Homme, qui n’ont aucun lien direct avec les extrémistes ». Or, des technologies de surveillance de masse déployées en Arabie saoudite par al-Jabri – qui est un expert dans ce domaine –, ont été utilisées pour faciliter cette répression.
Comme l’ont remarqué nos confères de TheIntercept.com, « en 2013, le Département d’État américain a rapporté que “des fonctionnaires du Ministère de l’Intérieur [MOI] soumettaient parfois des prisonniers et des détenus à la torture et à d’autres sévices physiques”, (…) notant également l’utilisation par le MOI d’une surveillance invasive contre les dissidents politiques et religieux. Mais alors que le Département d’État documentait publiquement ces abus, la NSA commençait à fournir une aide de surveillance accrue au Ministère qui les avait commis. » En effet, à partir de 2011, le Directeur National du Renseignement américain adopta une nouvelle politique, qui ouvrit une période de collaboration fructueuse entre la NSA et le Ministère de l’Intérieur saoudien – alors que la CIA et d’autres services secrets américains travaillaient depuis longtemps avec cette institution, dont Saad al-Jabri était une figure centrale.
Logiquement, ces partenariats stratégiques dans le domaine du Renseignement induisent de juteux contrats pour les sociétés américaines, comme l’ont récemment expliqué nos confrères du Wall Street Journal. Par conséquent, si ces technologies sont déployées afin de combattre le terrorisme, on peut en saisir la légitimité. Or, dans le cas présent, ce coûteux programme antiterroriste a aussi été utilisé pour surveiller et emprisonner arbitrairement des milliers de dissidents non-islamistes, qui furent un certain nombre à être torturés. Pas de quoi émouvoir les pontes de la CIA, qui considèrent al-Jabri comme un héros dans la lutte contre le terrorisme. Hélas, comme nous allons le constater, ni Washington, ni Riyad ne peuvent se réjouir de leur bilan commun en la matière.
Le « syndrome Bandar » : la schizophrénie de Washington et de Riyad vis-à-vis du djihad
Mohammed ben Nayef, l’ex-ministre de l’Intérieur saoudien et mentor de Saad al-Jabri, est souvent présenté dans les médias comme le membre de la famille royale le plus proche de la CIA, qui lui a remis une médaille en 2017 pour ses efforts dans le domaine de l’antiterrorisme. Tandis que Washington et Riyad vantent leur coopération contre les réseaux islamistes qui les menacent, un autre prince saoudien a longtemps incarné la duplicité américano-saoudienne vis-à-vis de la nébuleuse djihadiste globale. Il s’agit du prince Bandar ben Sultan, qui fut l’ambassadeur du royaume à Washington entre 1983 et 2005. Or, son départ de ce poste stratégique ne mit pas un terme à sa carrière.
En 2007, le Vice-président Cheney et Bandar impulsèrent un revirement stratégique majeur dans la politique étrangère américaine au Moyen-Orient, qui consistait à soutenir en secret une vaste nébuleuse de djihadistes sunnites afin de refouler l’influence croissante de l’Iran chiite dans la région – un projet approuvé par Israël, et qui ciblait aussi la Syrie et le Hezbollah. Comme Seymour Hersh l’a révélé, Bandar joua un rôle clé dans la mise en œuvre de cette « rupture considérable » dans la stratégie moyen-orientale de Washington. En effet, dans le contexte de la malnommée « guerre contre le terrorisme », la CIA et les autres agences américaines ne pouvaient soutenir directement des factions islamistes. « Laissez-moi m’en charger », leur répondit Bandar. Cette instrumentalisation décomplexée de la nébuleuse djihadiste globale par cet homme n’est pas surprenante, sachant qu’il avait joué un rôle de premier plan dans le soutien des islamistes contre l’URSS dans l’Afghanistan des années 1980.
En juillet 2012, le Wall Street Journal souligna que « les responsables de la CIA savaient que l’Arabie était sérieuse dans sa volonté d’évincer le Président syrien (…) lorsque le roi nomma le prince Bandar ben Sultan [à la tête des services spéciaux saoudiens]. Ils pensaient que cet homme – qui est un vétéran des intrigues diplomatiques à Washington et dans le monde arabe –, pourrait offrir ce que la CIA n’était pas en mesure d’apporter : des avions remplis d’armes et d’argent et, dans les termes d’un diplomate américain, le “wasta”, un mot arabe signifiant l’influence occulte. » En clair, les dirigeants de la CIA comptaient à nouveau sur Bandar pour satisfaire leur objectif stratégique soit, en l’occurrence, de renverser Assad malgré les réticences d’Obama. Ils firent donc pression sur ce dernier afin qu’il autorise un appui logistique et paramilitaire de plus en plus conséquent aux services saoudiens et à leurs partenaires sunnites. Hélas, il en résulta le renforcement de Daech et d’autres groupes extrémistes.
Comme l’a révélé Seymour Hersh, « désespéré face au manque de progrès [sur le terrain], le directeur de la CIA John Brennan convoqua [en janvier 2014] les chefs des services spéciaux américains et leurs alliés sunnites du Moyen-Orient à une réunion secrète à Washington. Le but de cette rencontre était de convaincre l’Arabie saoudite d’arrêter de soutenir les combattants extrémistes en Syrie. “Les Saoudiens nous ont dit qu’ils étaient heureux d’écouter notre point de vue”, selon un conseiller anonyme du Comité des chefs d’États-majors interarmées (JCS). “Donc tout le monde s’est réuni à Washington pour écouter Brennan leur dire qu’ils devaient jouer la carte des soi-disant modérés. Selon lui, si tout le monde dans la région arrêtait de soutenir al-Nosra et Daech, leurs armes et leurs munitions s’épuiseraient, et les modérés s’imposeraient.” Le message de Brennan fut ignoré par les Saoudiens qui, selon cette source du JCS, “rentrèrent chez eux et amplifièrent leurs efforts avec les extrémistes, nous demandant alors d’intensifier notre soutien technique. Et nous avons accepté, donc nous avons finalement renforcé ces extrémistes”. »
Trois mois plus tard, Mohammed ben Nayef s’empara officiellement du dossier syrien lorsque Bandar fut écarté de la direction des services spéciaux saoudiens. À juste titre, ce dernier était accusé d’avoir soutenu la nébuleuse djihadiste anti-Assad, ce qui aurait suscité une forte opposition chez Ben Nayef. Or, la mise à l’écart de Bandar au profit de Ben Nayef ne suscita aucunement la fin de l’appui des Saoud en faveur des groupes islamistes en Syrie. À partir de janvier 2015, l’Arabie saoudite se mit à soutenir massivement l’Armée de la Conquête. Il s’agissait d’une coalition de milices opérant à cette époque au nord de la Syrie, et qui rassemblait différentes factions autour du réseau djihadiste Ahrar al-Sham et de la branche d’al-Qaïda au Levant – le Front al-Nosra. Selon d’autres sources, dont les experts Charles Lister et Gareth Porter, cette Armée de la Conquête bénéficiait depuis début 2015 du soutien décisif de la CIA et de ses principaux alliés, notamment via la livraison massive de missiles antichar TOW « made in USA », l’Arabie saoudite en ayant acheté 13 795 exemplaires aux États-Unis deux ans plus tôt. En fait, plusieurs éléments indiquent que Bandar gênait Washington et Riyad du fait de son soutien trop appuyé en faveur de Daech.
Comme l’a rapporté IntelligenceOnline.com deux mois après son éviction, « la campagne fulgurante de l’État Islamique en Irak et au Levant (EIIL ou Daech) a contraint Riyad à rappeler le chef déchu du Renseignement, Bandar ben Sultan, seul à connaître l’entrelacs des groupes actifs dans la région. (…) C’est, entre autres, le prince hériter d’Abou Dhabi, Mohamed ben Zayed, qui est venu jusqu’au Maroc plaider la cause de Bandar, arguant qu’il est le seul à connaître les multiples groupes djihadistes qui contrôlent désormais la moitié de l’Irak, au premier rang desquels l’État Islamique en Irak et au Levant (EIIL ou Daech). Un décret royal du 30 juin a rétabli Bandar dans ses fonctions de conseiller à la sécurité nationale, y rajoutant même des fonctions de conseiller politique. C’est un des contacts privilégiés de Bandar ben Sultan, Ali Hatem al-Suleiman, chef de la tribu Dulaim, qui contrôle en partie la province irakienne d’Anbar, d’où est partie l’insurrection sunnite du 9 juin. Epaulé de longue date par [les services saoudiens] contre le gouvernement pro-chiite de Nouri al-Maliki, Ali al-Suleiman a d’ailleurs joint ses troupes à l’offensive conduite par Daech et le réseau des ex-baasistes. » En clair, Bandar pouvait exercer son influence sur l’« État Islamique » et ses soutiens, dont la tribu Dulaim longtemps appuyée par les services saoudiens – et directement impliquée dans la montée en puissance de Daech en Irak.
En d’autres termes, la CIA s’est appuyée sur Bandar et ses successeurs dans une réédition syrienne du soutien des islamistes afghans et étrangers mobilisés contre l’URSS dans les années 1980. Comme l’observa Scott Stewart en janvier 2013, « il est intéressant de noter qu’en Syrie, comme en Afghanistan [durant l’opération Cyclone], deux des principaux soutiens extérieurs de la rébellion sont Washington et Riyad – bien qu’ils soient rejoints par des puissances régionales telles que la Turquie, la Jordanie, le Qatar et les Émirats Arabes Unis, plutôt que le Pakistan. » Or, toujours selon Stewart, « les factions d’opposition [anti-Assad] qui ont été les plus efficaces sur le champ de bataille ont été les groupes djihadistes, tels que le Front al-Nosra », ajoutant que l’Arabie saoudite prenait un risque en soutenant cette organisation. En effet, comme nous l’avons expliqué dans nos colonnes, al-Nosra formera Daech deux mois après la publication de cet article de Stewart – alors que Bandar collaborait étroitement avec la CIA dans ce conflit.
Hélas, leur vaste guerre secrète échouera à renverser le gouvernement syrien, mais aggravera et prolongera ce conflit, en favorisant la montée en puissance de la nébuleuse djihadiste au Levant. Plusieurs élus occidentaux, dont la représentante au Congrès Tulsi Gabbard, ont déploré le fait qu’en Syrie, la CIA et ses alliés avaient soutenu l’organisation accusée d’avoir planifié et commis les attentats du 11-Septembre. Si ces contradictions frappantes dans la politique étrangère de Washington peuvent sembler incompréhensibles, elles obéissent pourtant à une logique clairement identifiée. Comme Gareth Porter l’a résumée, « les achats d’armements [américains] par les Saoud, et leur financement de toute action clandestine que la CIA souhaite dissimuler au Congrès ont été, depuis longtemps, les principales sources de bénéfices pour ces puissants réseaux et leurs responsables. » Il en conclue qu’« il existe une alliance nocive entre d’influentes bureaucraties de la sécurité nationale et leurs alliés moyen-orientaux, avec qui elles entretiennent des relations mutuellement profitables. Ce noyau dur exerce de fortes pressions sur la Maison-Blanche afin qu’elle autorise des actions qui menacent les intérêts fondamentaux du peuple américain, et qui renforcent notamment des groupes terroristes. »
Ce processus, que l’on pourrait appeler le « syndrome Bandar », illustre pourquoi les efforts antiterroristes de Washington et de Riyad visent avant tout à les prémunir du même fléau djihadiste qu’ils ont contribué à répandre mondialement depuis la fin des années 1970. Cette coopération est également une source majeure de revenus pour les officiels et les entreprises concernés, dont les dispositifs sont ensuite détournés afin de durcir le contrôle et la répression de toute dissidence politique en Arabie saoudite. Au final, le fait que si peu de médias dénoncent les faits documentés dans cette analyse montre à quel point le chemin sera long pour que les puissances occidentales s’émancipent de l’influence toxique de ces pétromonarques.
Maxime Chaix