Un plaidoyer salutaire pour une realpolitik occidentale vis-à-vis de la Syrie

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Alors que la Turquie déstabilise le « Grand Moyen-Orient » et l’Europe, nous avons traduit une importante tribune qui explique pourquoi Washington devrait abandonner sa politique de sanctions contre la Syrie. Chercheur réputé, son auteur nous rappelle que, depuis un demi-siècle, le clan Assad a résisté à toutes les crises et agressions régionales et internationales. Il exhorte donc les États-Unis à s’inspirer de ses éminents stratèges – dont Kissinger, Brzezinski et Scowcroft –, afin de relancer le dialogue avec un clan Assad qui, contrairement à son peuple, ne souffrira aucunement des nouvelles sanctions américaines. Soutenu par la Russie, la Chine, l’Égypte et les Émirats, le gouvernement syrien se maintiendra au pouvoir, alors que toute déstabilisation supplémentaire menacera ses voisins libanais, palestiniens, irakiens et israéliens. En clair, et au nom de la paix au Levant, voici pourquoi la diplomatie doit enfin l’emporter sur l’idéologie

 

« Kissinger a les solutions face au bourbier syrien des États-Unis »

 

Texte original par Kamal Alam (NationalInterest.org, 19 juillet 2020)

 

Traduction exclusive par Maxime Chaix

 

Aujourd’hui, le débat mondial sur la politisation des sanctions économiques et de l’aide humanitaire en Syrie s’envenime. Or, Washington n’a toujours pas de stratégie globale pour ce pays. Alors que les analystes tentent de comprendre les réalités du pouvoir à Damas, il serait plus judicieux de réfléchir à ce qu’est la politique syrienne des États-Unis au-delà des sanctions. Existe-t-il une grille de lecture plus pertinente que le fait de regarder la Syrie à travers le prisme de la menace iranienne ?

 

À Washington, les déclarations contradictoires s’enchaînent. En effet, la politique syrienne des États-Unis a oscillé entre les exigences du départ de Bachar el-Assad, puis les annonces ultérieures voulant que le changement de régime n’était plus à l’ordre du jour. Or, en juin dernier, Washington annonça que la nouvelle Loi César sur la protection des civils syriens était un moyen de poursuivre la transition politique. Cette législation vise et sanctionne agressivement les hauts fonctionnaires et hommes d’affaires syriens, mais aussi les tierces parties qui souhaiteraient commercer avec la Syrie. Elle vise donc à dissuader la Chine, les Émirats Arabes Unis et d’autres États du Golfe de sauver économiquement ce pays. Cette Loi César est le plus vaste programme de sanctions de l’Histoire, et elle aura un impact économique dévastateur sur la Syrie et ses voisins, en particulier le Liban. Un objectif clé de cette législation est de tenir l’armée et le gouvernement syriens responsables de leurs actions.

 

Cependant, tout le monde n’est pas convaincu par la Loi César ; les alliés de l’Amérique en Europe et au Moyen-Orient remettent en question son bienfondé. Des pays tels que l’Égypte, les Émirats Arabes Unis et la Grèce estiment qu’il serait plus sage de soutenir la Syrie pour se protéger contre l’agression turque en Méditerranée. Les États-Unis devraient donc réexaminer leur politique syrienne et prendre en compte les priorités divergentes de leurs alliés, faute de quoi ils risquent de les voir rompre avec la politique de Washington. Pour aller de l’avant, les États-Unis devraient adopter une stratégie réaliste en Syrie, qui s’inspirerait des politiques constructives des présidences Nixon et Reagan vis-à-vis de ce pays.

 

Des priorités changeantes au Moyen-Orient 

 

Alors que le représentant spécial des États-Unis pour la Syrie James Jeffrey et l’envoyé spécial pour ce pays Joel Rayburn estiment qu’ils peuvent isoler cette nation grâce à la Loi César, ils ignorent clairement les changements de priorités au Moyen-Orient. Ce n’est un secret pour personne que Jeffrey est un ardent soutien de la Turquie et de ses intérêts dans la région, bien au-delà de la Syrie. Alors qu’il appuie Ankara, il se heurte à une vague montante de colère et d’activisme diplomatique et militaire visant à s’opposer à la Turquie et à ses actions en Syrie, en Libye, en Méditerranée et dans la Corne de l’Afrique. La France, la Grèce, l’Égypte et les Émirats Arabes Unis sont tous opposés à l’interventionnisme turc, et l’Arabie saoudite et les Émirats considèrent désormais la Turquie comme une menace plus grande que l’Iran vis-à-vis de leurs ambitions régionales. En outre, le ralliement de l’Iran à la Turquie complique la stratégie contre-iranienne des États-Unis. Par conséquent, si la politique de James Jeffrey – et donc de l’Amérique –, consiste à défendre la Turquie en Syrie, comment Washington explique-t-il le ralliement iranien à Ankara ? Ce changement se produit alors que les autres grands États arabes font la queue pour soutenir le chef de l’Armée Nationale Libyenne Khalifa Haftar en Libye et Assad en Syrie. À l’exception du Qatar, presque tous les autres États arabes considèrent la Turquie comme une menace égale sinon supérieure à l’Iran, comme l’a souligné une récente tribune du journal saoudien Arab News.

 

De même, la Russie et la Chine s’unissent pour opposer leur veto aux résolutions du Conseil de Sécurité sur la Syrie, mais aussi pour se moquer de la Loi César en poursuivant leurs projets économiques dans ce pays. Alors que l’animosité des États-Unis envers la Chine s’intensifie dans le contexte du coronavirus, Pékin fait de son mieux pour défier les objectifs américains au Levant. Un plan conjoint sino-russe pour la Syrie est en préparation depuis 2018, et sa finalisation s’accélérera du fait de la mise en oeuvre de la Loi César. La Russie, avec les Émirats Arabes Unis et l’Égypte, est déterminée à aller de l’avant avec la réhabilitation d’Assad dans le monde arabe. Une alliance entre Abou Dhabi et Moscou en Syrie affaiblira davantage la politique américaine et la Loi César.

 

L’Europe montre également une volonté de rompre avec les États-Unis sur le dossier syrien. L’on a pu lire un certain nombre de notes de synthèse dans des groupes de réflexion officiellement alignés sur l’Union européenne. Ces analyses appelaient soit à repenser les mesures d’embargo, soit à rompre complètement avec la politique américaine de sanctions punitives contre Damas. Écrivant pour le groupe de réflexion Istituto Affari Internazionali basé à Rome, l’économiste syrien Amer al-Hussein a fait valoir que le moment était peut-être venu de rompre avec les États-Unis sur la politique européenne en Syrie. Le Financial Times, qui a couvert en profondeur l’effondrement économique de ce pays, a déjà souligné le fait que la Loi César n’aura aucun impact significatif sur Assad ou le gouvernement. Au contraire, ce quotidien fait valoir qu’elle ne fera qu’aggraver la misère des Syriens ordinaires.

 

La voie de Kissinger sur la Syrie

 

L’on peut apprendre beaucoup de la diplomatie de Kissinger à l’égard de la Syrie et de la cohérence de la doctrine stratégique d’Hafez al-Assad, que la chercheuse allemande Bente Scheller a résumée dans son livre pertinemment intitulé The Wisdom of Syria’s Waiting Game. Scheller soutient l’idée que, quelle que soit la crise internationale ou régionale que les Syriens ont rencontrée au cours des cinq dernières décennies, ils l’ont surmontée avec patience. Dans Kissinger the Negotiator, écrit par James Sebenius, il apparait clairement que Kissinger pensait que les États-Unis ne pourraient réaliser des progrès sur la Syrie qu’en négociant, et ce bien que Damas représentait un fardeau au Liban, en Jordanie et en Cisjordanie. Dans The Sphinx of Damascus, Moshe Ma’oz cite également la voie à suivre par Kissinger pour négocier avec Damas.

 

Leur idée de base est simple : Damas a surmonté les calamités majeures du Levant et du Golfe au cours des cinquante dernières années, bien qu’il ait toujours été dans le camp opposé aux États-Unis. Avec réticence, Washington a dû céder la place à Damas au Liban, obligeant même les Israéliens à se retirer en 2000. Les États-Unis ont également dû reconnaître l’importance de la Syrie dans les négociations à Oslo et à Camp David. Malgré ce que les Israéliens pensaient être leur meilleure offre à Damas, même en 2010 par le biais des Turcs, les Syriens ont à nouveau refusé toute concession politique qui laisserait penser qu’ils seraient subordonnés aux intérêts américains. Cursed is the Peace Maker, un livre brillant sur la diplomatie de l’ère Reagan vis-à-vis de la Syrie, montre que ce Président détestait parler à Hafez el-Assad, comme Kissinger avant lui. Or, pour résoudre les problèmes en suspens, tous deux n’avaient d’autre choix que de lui parler plutôt que de l’isoler. Camille Alexandre Otrakji, qui est un spécialiste des négociations américano-syriennes à l’époque d’Hafez al-Assad, est d’avis que, « lorsque [ce dernier] s’est emparé de la présidence en 1970, il a en fait favorisé un équilibre entre les États-Unis et l’URSS, mais à ses propres conditions. Il envisageait ainsi la possibilité d’instaurer des relations chaleureuses avec Washington. Au départ, l’administration Nixon était très satisfaite, mais les États-Unis voulaient que la Syrie s’occupe de ses propres affaires dans la région. Or, contrairement à l’Égypte, qui est [géographiquement] isolée des autres pays arabes, la Syrie se fond naturellement dans ses voisins en Irak, au Liban et en Palestine. Les États-Unis peuvent continuer à faire pression et à punir la Syrie sans trop d’efforts. » L’argument clé dans ce développement est que la Syrie n’est pas seulement la Syrie. En clair, tout ce qui se passe dans ce pays a un impact sur le Liban, la Turquie, l’Irak et Israël – d’où la nécessité d’une saine stratégie.

 

La Syrie sous les Assad a survécu aux sanctions pendant trente ans au cours de leur règne d’un demi-siècle, donc leur résilience n’est pas un phénomène nouveau. De même, chaque fois que nécessaire, Damas a pu nouer des partenariats avec les pays arabes du Golfe malgré son alliance sécuritaire avec l’Iran. La Syrie a rompu et réparé ses liens avec l’Arabie saoudite à au moins trois reprises. L’alliance actuelle des Émirats Arabes Unis et de Bahreïn a la bénédiction des Saoudiens et, malgré la Loi César, le Golfe cherchera finalement à soutenir Assad contre la Turquie, qui est désormais considérée comme la principale menace au Levant. En outre, alors que le Liban est au bord de l’effondrement économique et que l’Irak s’enfonce dans le chaos, les principaux acteurs régionaux tels que les Émirats, l’Égypte et l’Arabie ne voudront pas que la Loi César affaiblisse davantage la Syrie, étant donné sa centralité en Irak et au Liban.

 

Les commentateurs avaient affirmé que Bachar el-Assad ne durerait pas longtemps après la mort de son père, ils avaient tort. Ils ont estimé qu’il ne survivrait pas au monde de l’après-11 septembre, à la chute de Bagdad en 2003, et au retrait militaire syrien du Liban après l’assassinat du Premier Ministre Rafiq Hariri en 2005. En 2011, ils ont affirmé qu’il tomberait dans quelques semaines. Ces observateurs se sont toujours trompés. La Loi César n’affaiblira pas Assad, ni l’influence des Syriens dans la région. Peu importe à quel point Damas est isolée, la Syrie s’en sortira. Après tout, Kissinger n’était pas le seul à reconnaître la centralité de la Syrie dans la région. Zbigniew Brzezinski et Brent Scowcroft, deux autres piliers de la sécurité nationale américaine depuis plus de quarante ans, ont averti en 2015 que le fait de combattre Assad n’avait aucun sens et qu’à un moment donné, parler avec lui et ne pas l’isoler serait le seul moyen de mettre un terme à l’effusion de sang. Dans son récent livre sur la diplomatie américaine, The Back Channel, William Burns a expliqué la froide logique de Kissinger et de Brzezinski sur la nécessité de tempérer nos désirs de renverser ou de faire pression sur Assad. En 2020, il a décrit comment James Baker et Brent Scowcroft auraient également utilisé le réalisme plutôt que l’idéologie pour traiter avec Assad. Burns a également expliqué que les Émirats, en particulier, n’étaient pas convaincus qu’Assad tomberait.

 

La méthode Kissinger consiste à parler avec Damas, et les principaux stratèges américains de ces quarante dernières années qui ont une réelle expérience diplomatique avec la Syrie ont fait valoir la même chose. La Loi César ne nuira pas à Assad mais au peuple syrien, et elle ne peut pas vraiment fonctionner étant donné d’autres événements dans la région qui jouent à l’avantage de la Syrie. De même, la détermination de la Chine et de la Russie à défier les États-Unis dans ce pays atténue également la pression américaine. Les frustrations européennes vis-à-vis des États-Unis et de la Turquie profiteront également aux intérêts de Damas. Il y a une leçon à tirer de tout cela : les menaces et les sanctions ne fonctionnent pas contre la Syrie. Pour faire des progrès avec ce pays, il faudrait adopter les approches de Kissinger, Brzezinski et Scowcroft. En effet, leurs politiques syriennes ont fonctionné car elles ne reposaient pas sur des hypothèses erronées. Elles nous permettraient donc de mieux comprendre comment la Syrie négocie avec les États-Unis.

 

Texte original par Kamal Alam 

 

Traduction exclusive par Maxime Chaix

 

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