Un récent article a attiré notre attention sur le fait que de nombreux ex-rebelles anti-Assad pourraient bientôt s’entretuer en Libye. En effet, des mercenaires syriens ayant combattu leur gouvernement ont été recrutés à la fois par la Russie et la Turquie, qui se livrent à une sanglante guerre par procuration en territoire libyen. Nous avons donc traduit cet article, sachant qu’il n’a pas été repris dans la presse francophone. Or, il est important car il illustre à quel point le processus de déstabilisation de la Libye et de la Syrie soutenu par l’Occident à partir de 2011 a engendré des conséquences aussi indésirables qu’inattendues. En effet, nous verrons notamment que, parmi les ex-rebelles anti-Assad recrutés par la Russie pour combattre en Libye, un certain nombre avaient été longtemps soutenus par la CIA dans le Sud de la Syrie. Chronique d’un énième retour de bâton suscité par l’interventionnisme occidental.
« Les rebelles syriens vont-ils s’entretuer dans la guerre par procuration en Libye ? »
Texte original par Amberin Zaman (Al-Monitor.com, 23 juillet 2020)
Traduction exclusive par Deep-News.media
Dans The Return, les passionnantes mémoires d’Hisham Matar parues en 2016, l’auteur cherche à connaître le sort de son père disparu entre les mains du défunt dictateur libyen Mouammar Kadhafi. Il rend également hommage à Hamad, un cousin qui a vaillamment combattu durant la révolution de 2011 dans cette nation nord-africaine. Après la libération de Tripoli en août 2011, ce même Hamad s’est rendu en Syrie pour aider des révolutionnaires partageant ses idées à renverser leur propre dictateur, Bachar al-Assad.
Neuf ans plus tard, les rebelles syriens affluent en Libye. Mais leurs motivations sont désormais différentes. Ils veulent de l’argent alors que leur pays, ravagé par la guerre, sombre dans une misère profonde sous l’effet des sanctions américaines. Sans solution en vue, beaucoup s’engagent pour se battre des deux côtés de la guerre civile qui fait rage en Libye, et qui oppose le Gouvernement d’Union Nationale (GNA), reconnu internationalement, à l’Armée Nationale Libyenne (ANL) dirigée par le chef de guerre de l’Est Khalifa Haftar. L’apparition de mercenaires provenant de Syrie est le dernier rebondissement cruel du conflit syrien qui dure depuis neuf ans, qui a fait au moins 400 000 morts, déplacé plus de 6,2 millions de personnes et conduit environ 5,2 millions d’autres à fuir le pays, d’après les Nations Unies. Certains des combattants syriens qui se dirigent vers la Libye sont des enfants, et ce en violation du Droit international.
« Ce à quoi nous sommes maintenant confrontés, c’est un scénario dans lequel les Syriens qui se sont battus ensemble pour renverser Assad vont maintenant se tirer dessus dans un pays étranger », a déclaré Bassem al-Ahmed, cofondateur de Syrians for Truth and Justice, une organisation non partisane qui défend les droits de l’Homme en Syrie – y compris le sort des citoyens de ce pays qui vont se battre en Libye. Ahmed, qui a la nationalité syrienne, ajoute qu’il n’aurait « jamais imaginé que nous serions dans cette situation. C’est totalement grotesque ».
Le Libyen Emadeddin Badi, attaché supérieur de recherches non-résident à l’Atlantic Council, a déclaré que l’arrivée de mercenaires syriens dans son pays « illustre le fait que l’espoir de changement porté par les Syriens a été réduit à néant par Assad et par une communauté internationale passive. 1 Ce n’est donc pas que la faveur [aux Libyens venus combattre en Syrie] est rendue, mais plutôt que les révolutions de Libye et de Syrie ont tourné au tragique. »
« Tout le monde n’est pas satisfait de la présence des Syriens en Libye, même parmi le camp qu’ils ont été amenés à soutenir », a ajouté Badi dans des commentaires envoyés par courriel à Al-Monitor. Les parties belligérantes en Libye ont chacune accusé l’autre d’importer des djihadistes radicaux et divers criminels pour renforcer leurs rangs, dans le cadre d’une guerre de propagande menée par les médias turcs et qataris d’une part, et les Émirats Arabes Unis et les médias égyptiens de l’autre – des sympathisants des parties rivales faisant également jouer leur influence.
L’Observatoire Syrien des Droits de l’Homme (OSDH) basé à Londres, qui surveille le conflit syrien par le biais d’un réseau de sources locales, a récemment affirmé que les services de renseignement turcs avaient transféré de Syrie « des groupes djihadistes et des membres de l’État Islamique (EI) de différentes nationalités étrangères vers la Libye au cours des derniers mois ». L’OSDH soutient qu’ils comprenaient plus de 2 500 combattants tunisiens de l’EI. Aaron Y. Zelin, expert de la politique au Proche-Orient au sein du Washington Institute for Near East Policy, et auteur du livre Your Sons Are At Your Service: Tunisia’s Missionaries of Jihad, a discrédité ces affirmations, nous déclarant par courriel qu’elles n’étaient « clairement pas crédibles ». 2
Dans un rapport du 17 juillet, l’inspecteur général du Pentagone a conclu que la Turquie avait envoyé entre 3 500 et 3 800 mercenaires syriens en Libye au cours des trois premiers mois de cette année.
Malgré les allégations d’Haftar et de ses soutiens émiratis et égyptiens, l’armée américaine n’a trouvé aucune preuve suggérant que ces hommes étaient liés à l’EI ou à al-Qaïda.
« Les Libyens qui sont allés en Syrie en 2011 sont partis par solidarité pour faire en Syrie ce qu’ils avaient fait en Libye : renverser un dictateur. Ce n’est qu’en 2012 que vous avez vu des Libyens partir pour des raisons manifestes de djihadisme. Donc, ce que les Libyens ont fait [initialement], c’était de combattre à l’étranger », a déclaré Zelin. « Ce que nous observons actuellement avec les Syriens qui se rendent en Libye est différent parce que c’est une activité mercenaire. Combattre à l’étranger et être mercenaire sont deux phénomènes différents. Le premier concerne davantage la solidarité et la conviction idéologique avec une cause ; le dernier consiste à recevoir de l’argent, une arme à feu. » 3
Lancée en début d’année, l’intervention de la Turquie avec des officiers, des armes lourdes, des navires de guerre et des drones, ainsi que l’injection de mercenaires syriens, a fait pencher la guerre en faveur du GNA. En mai dernier, Hafter a été contraint d’annuler sa campagne déclenchée il y a un an pour capturer Tripoli, et il a dû battre en retraite de façon humiliante. Pour l’instant, la Turquie et la Russie ont gelé le conflit, avec des promesses mutuelles de trouver une résolution politique. Mais le risque d’une nouvelle escalade demeure. Le recrutement continu de mercenaires syriens est un signe inquiétant. La Turquie et le GNA ont juré de poursuivre leurs offensives jusqu’à ce qu’ils capturent Syrte. Cette ville côtière, où Kadhafi a connu sa fin sanglante, est la porte d’entrée stratégique vers l’essentiel du pétrole libyen, actuellement contrôlé par l’ANL d’Haftar.
Bien qu’il existe de nombreux témoignages sur la façon dont des milliers de Syriens sont recrutés par l’Armée Nationale Syrienne, qui est soutenue par la Turquie afin d’appuyer les forces du GNA, l’on trouve moins d’informations sur les Syriens combattant au nom d’Haftar.
Des mercenaires des pays voisins comme le Tchad et le Soudan ont pris part au conflit libyen depuis 2011. Mais les forces armées arabes libyennes d’Haftar « sont la première entité libyenne post-révolutionnaire à les importer systématiquement. Par conséquent, ces mercenaires dépendent d’elles plus que toute autre entité libyenne », a déclaré Tarek Megerisi, politologue au Conseil Européen des Relations Internationales.
L’embargo sur le pétrole établi dans les zones sous le contrôle d’Haftar a épuisé son trésor de guerre. C’est pourquoi les Émirats, premier bailleur de fonds de ce chef de guerre et principal ennemi régional de la Turquie, ont dû payer la note. « L'[ANL] a désespérément besoin de combattants étrangers compétents et disciplinés sur le champ de bataille. Du point de vue [de l’ANL], les Syriens sont formidables car ce sont des combattants bon marché, tout simplement », a déclaré Megerisi.
Des tribus arabes syriennes ont émis des déclarations publiques condamnant l’exploitation de leurs jeunes par le groupe Wagner. Les Russes auraient commencé à emmener des Syriens combattre en Libye l’année dernière. Wagner refuse évidemment de commenter.
L’ONU a déclaré que Wagner avait au moins 1 200 combattants en Libye, selon un rapport qui a été divulgué en mai. Le Kremlin nie toute implication dans de telles activités, notamment l’envoi d’au moins 14 avions de combat sur une base aérienne dans le centre de la Libye. Le porte-parole du Kremlin, Dmitri Peskov, a récemment souligné que « l’armée russe n’est en aucune façon impliquée dans quelconques activités en Libye ».
Megerisi estime qu’il y a aussi un « intérêt géopolitique » à envoyer des combattants syriens sur le terrain. Il sert l’agenda du Kremlin qui est de « renforcer la Russie, Bachar [el-Assad] et les Émirats, formant ainsi un nouvelle alliance triangulaire », a-t-il déclaré à Al-Monitor. En mars, des membres du « gouvernement » d’Haftar ont établi une mission diplomatique à Damas. Cette décision a été bien accueillie par Moscou.
Syrians for Truth and Justice et son équipe de vérificateurs de faits numériques ont rassemblé plus de détails sur la manière dont les Syriens sont recrutés et acheminés en Libye pour se battre au nom d’Haftar, avec l’aide de la Russie. Les informations seront mises à disposition dans un rapport qui doit être publié dans les prochains jours, et qui a été consulté exclusivement par Al-Monitor. Il s’agit de la dernière partie d’une enquête datant de mai dernier, qui portait sur les Syriens recrutés par la Turquie pour le compte du GNA. Ils comprennent des membres de milices qui ont commis des crimes de guerre contre la population kurde de Syrie.
Sur la base des révélations de témoins oculaires, et des récits des combattants témoins de la collusion entre le gouvernement syrien, l’armée russe et Wagner, le dernier rapport décrit comment environ 3 000 hommes de Suwayda, Daraa, Quneitra, Hama, Homs, Raqqa, Deir ez-Zor et la campagne de Damas ont été recrutés. Manifestement, 22 mineurs feraient partie de ces combattants. Ces derniers incluent notamment d’anciens rebelles de l’opposition qui ont combattu au sein du Front Sud soutenu par les États-Unis, et qui ont signé des accords de réconciliation ou d’amnistie avec le gouvernement syrien. Les salaires varient de 800 à 1 500 dollars, une véritable fortune en Syrie où l’effondrement de la monnaie a paupérisé une grande partie de la population.
Une recrue de Suwayda, sous le pseudonyme de Rami M., a déclaré à Syrians for Truth and Justice qu’il avait demandé à se rendre en Libye via le Parti national de la jeunesse syrienne, reconnu par le régime. Lors d’un rassemblement d’initiation, un responsable du parti avait déclaré à quelque 80 recrues que les accusations de crimes contre ceux qui combattaient dans les factions rebelles seraient abandonnées, et qu’ils seraient exemptées du service militaire de réserve. « Il nous a dit qu’en Libye, nous nous battrions sous la supervision de la société russe Wagner », a déclaré Rami M..
Une autre recrue, identifiée comme Yousef A. de Quneitra, a déclaré : « J’ai opéré dans les rangs de l’Armée Syrienne Libre contre le régime et, comme la majorité des combattants des factions du Sud de la Syrie, j’ai signé un accord de réconciliation. Le régime, cependant, n’a pas classé les rapports de sécurité déposés contre moi, sans parler des mauvaises conditions financières que je subis, [de la hausse des prix et du manque de] perpectives d’emploi qui m’ont rendu la vie infernale. Pour cette raison, j’ai rejoint les rangs des combattants en Libye, aidés par la 5ème Légion [de l’Armée Arabe Syrienne (AAS)] affiliée à la Russie, car ils m’ont promis un salaire de 1000 dollars et l’annulation, sous garanties russes, de tous les rapports de sécurité me concernant. »
Une troisième recrue, identifiée comme Asem, qui a également demandé à se rendre en Libye par le biais du Parti national de la jeunesse syrienne, a déclaré que lui-même et 150 camarades étaient censés suivre une formation de 15 jours avant d’être déployés. Il a affirmé qu’« il y avait des officiers russes avec nous et un capitaine de l’armée [syrienne] » présents lors d’une réunion début janvier au QG de la 18ème division de l’AAS, dans la campagne de Homs. Asem a abandonné lorsqu’il a appris qu’il ne garderait pas les champs pétroliers libyens, comme annoncé à l’origine.
Ahmed, de Syrians for Truth and Justice, s’est dit « choqué » d’apprendre que d’anciens rebelles de l’opposition se rendent en Libye, car ils pourraient être amenés à tuer d’autres ex-rebelles syriens dans les rangs ennemis. « C’est peut-être un plan stratégique du régime syrien. Peut-être qu’il les oblige à partir pour s’en débarrasser », a-t-il spéculé.
Les combattants sont transférés en Libye soit via des vols commerciaux depuis Damas et Lattaquié avec la compagnie Cham Wings, soit depuis la base aérienne russe d’Hmeimim à Lattaquié à bord de Tupolev des forces russes. Ce qui leur arrive une fois sur place n’est pas clair.
« Je tente d’avoir accès aux combattants qui sont en Libye et qui combattent pour l’ANL. C’est extrêmement difficile [car] ils n’ont pas de téléphone, ni d’Internet. Ils appellent très rarement leur famille, seulement lorsqu’ils parviennent à mettre la main sur un téléphone, et personne n’est encore revenu. C’est assez nouveau », a déclaré Elizabeth Tsurkov, membre du Foreign Policy Research Institute. Tsurkov, qui est réputée pour son vaste réseau de contacts en Syrie, a été la première chercheuse étrangère à signaler le recrutement de Syriens pour combattre en Libye par le groupe Wagner sur son fil Twitter.
« Pour avoir parlé avec les membres des communautés d’où ces combattants sont issus, je dirais qu’ils l’ont tous fait pour des raisons financières. Cela s’applique aux hommes qui combattent du côté du GNA, ainsi que dans les rangs d’Haftar. Personne ne s’intéresse particulièrement à la guerre qui se déroule en Libye. Très peu en savaient beaucoup avant de s’y rendre », a déclaré Tsurkov lors d’un entretien téléphonique avec Al-Monitor.
« Ils ont désespérément besoin d’argent. Les salaires qui leur sont offerts en Libye sont 20 fois plus élevés que ce qu’ils gagnent en Syrie en tant que combattants. D’après ce que je comprends des deux côtés, à ce stade, il y a plus de personnes intéressées à y aller que ce que la Turquie et Wagner ont besoin. Cela nous montre simplement la triste situation qui prévaut en Syrie », a observé Tsurkov.
Texte original par Amberin Zaman (Al-Monitor.com, 23 juillet 2020)
Traduction exclusive par Deep-News.media
Notes de la rédaction :
1) Nous émettons de fortes réserves vis-à-vis de cet argument. En effet, la « communauté internationale » n’est pas restée passive. Au contraire, comme notre fondateur l’a abondamment documenté dans son livre, les États-Unis, la France et la Grande-Bretagne se sont clandestinement impliqués dans une vaste guerre secrète, épaulant ainsi leurs alliés turcs et moyen-orientaux dans le soutien de la nébuleuse djihadiste anti-Assad.
2) Certes, cette estimation de 2 500 membres tunisiens de Daech nous paraît fantaisiste. Néanmoins, nos sources dans les milieux français de la sécurité nationale sont unanimes : la Turquie a bel et bien recyclé des combattants de Daech et d’al-Qaïda au sein de ce qu’elle a nommé l’« Armée Syrienne Libre ». D’après nos informateurs, une proportion inconnue mais non négligeable de ces combattants ont été finalement déployés par les services spéciaux turcs en Libye.
3) Nous estimons au contraire que le fait de combattre à l’étranger par conviction et de souhaiter une rémunération pour une telle démarche n’est pas incompatible.