La crise de la Covid-19 a eu pour conséquence de replacer le thème de la souveraineté au coeur du débat public. Or, notre autonomie stratégique suppose que l’on évite de laisser des firmes étrangères absorber nos fleurons industriels et technologiques, notamment dans le secteur clé de la Défense. Hélas, nous venons d’apprendre que l’Élysée souhaite autoriser une cession du champion français de l’optique militaire Photonis à la firme américaine Teledyne. Logiquement, la présidence française invoque des conditions qui, en cas de vente, seraient censées garantir un certain contrôle de l’État sur les activités de cette firme. Souhaitant obtenir le point de vue d’un expert de la guerre économique, nous avons interrogé Frédéric Pierucci, le co-auteur du livre Le piège américain. Alors qu’il était un cadre dirigeant d’Alstom, les États-Unis l’avaient incarcéré dans le but manifeste de contraindre ce fleuron français d’accepter l’offre de rachat par General Electric. Loin de saluer la décision de l’Élysée concernant Photonis, Frédéric Pierucci nous explique pourquoi elle est scandaleuse, et nous offre des solutions alternatives.
C’est une décision qui provoque des remous dans les milieux militaires, politiques et industriels français. En effet, alors que le ministère de la Défense était hostile au rachat de Photonis par la firme américaine Teledyne, l’Élysée a tranché dans la direction opposée. En clair, la présidence française a choisi d’autoriser le rachat, par cette entreprise californienne, de notre fleuron national de l’optique militaire, que notre confrère Maxime Perrotin a décrit comme un « fournisseur de l’armée française, dont la technologie optique équipe jusqu’au télescope Hubble, ainsi que le Grand collisionneur des hadrons du CERN ». Dans Opex360.com, Laurent Lagneau a pertinemment souligné que Photonis est aussi « un acteur de la dissuasion, en fournissant des composants au laser Megajoule, qui fait partie du programme “Simulation”, ainsi qu’aux sous-marins nucléaires. » Vu son importance stratégique, l’on peut comprendre les réticences du MinDef face à cette perspective de rachat par une entreprise basée aux États-Unis, par ailleurs étroitement liée au Pentagone.
Toujours selon Laurent Lagneau, « après avoir récemment laisser filer d’autres entreprises technologiques comme Souriau (…), devenue désormais une filiale d’Eaton Corporation, ou encore comme HGH (technologies infrarouge) au fonds américain Carlyle, aucun dispositif efficace permettant d’éloigner tout risque de “prédation” n’existe actuellement. C’est ce qu’ont récemment souligné les sénateurs Pascal Allizard et Michel Boutant, dans un rapport sur l’avenir de la base industrielle et technologique de défense (BITD). » D’après Ron Nulkes, le directeur de la Netherlands Industries for Defense and Security, Photonis pourrait manquer de capacités de recherche et développement si Teledyne ne rachète pas cette firme. En clair, et malgré l’omniprésence de la notion d’« autonomie stratégique » dans les discours de l’Exécutif, ce dernier ne met pas en oeuvre de réels moyens pour la préserver et la renforcer.
Alors que Balard et Bercy s’opposaient au rachat de Photonis par Teledyne, l’Élysée a choisi d’ouvrir la voie à cette opération, mais en annonçant plusieurs conditions. Comme l’explique notre consœur Anne Drif, qui est à l’origine de ces révélations, la présidence souhaite que Bpifrance puisse entrer au capital de cette firme et disposer d’un droit de véto. Il est également question d’instaurer un « comité de sécurité interne » composé de représentants des ministères des Armées et de l’Économie et des Finances, qui pourrait également bloquer des décisions jugées contraires à nos intérêts nationaux. L’un des principaux objectifs de ce comité serait de garder la main sur des contrats spécifiques, pour ne pas être soumis à la réglementation ITAR. En effet, cet ensemble de normes permet au gouvernement américain de contrôler les ventes de technologies militaires ayant des composants « Made in USA ». L’Élysée imposerait également la confidentialité sur l’utilisation des équipements de Photonis par l’armée et les renseignements français, dans le but d’éviter les indiscrétions américaines. Or, ces garanties et conditions sont-elles pertinentes et suffisantes ?
Interrogé par Deep-News.media, Frédéric Pierucci estime que, « dans le contexte de la crise de la Covid-19, l’Exécutif affiche un intérêt nouveau pour la souveraineté industrielle et numérique. Or, le “cas Photonis” démontre une fois de plus notre incapacité à bâtir une politique industrielle souveraine cohérente, même dans le domaine régalien. Pourtant, notre gouvernement bénéficie du recul de nombreux précédents : la prise de contrôle catastrophique, aux niveaux social, technologique et industriel, d’Alstom Power par General Electric en 2014, de celle de Technip par FMC, et de bien d’autres exemples qui ont tous démontré que les promesses n’engagent que ceux qui y croient. » Précisons alors que, dans le cadre de l’affaire Alstom – dont Frédéric Pierucci a payé un lourd tribut dans les geôles américaines –, des conditions « protectionnistes » avaient aussi été décrétées par l’Exécutif, mais sans qu’elles ne soient respectées lors du rachat d’Alstom Power par General Electric. Pour mieux comprendre ce scandale, l’on ne saurait trop conseiller la lecture de son livre, Le piège américain, qu’il a co-écrit avec le journaliste Matthieu Aron.
Développant ses arguments, Frédéric Pierucci observe que, dans le cas de Photonis, « l’Exécutif a une nouvelle fois ressorti la même vielle boite à outil purement théorique de vente “sous conditions” qui ne fonctionne pas : engagements classiques non chiffrés de réinvestissements des bénéfices en R&D en France, préservation des emplois à Brive-la-Gaillarde, non-transferts des données sur les théâtres d’opération aux États-Unis, “non-ITARisation” de la technologie, entrée de Bpifrance en minoritaire au capital, etc. Bref, comme dans le processus de vente d’Alstom Power, pour se donner bonne conscience et faire passer la pilule auprès de l’opinion publique, l’on a habillé la mariée avec des artifices pseudo-juridiques qui seront absolument impossibles à mettre en œuvre le moment venu. En cas de conflits de lois ou d’intérêts, Teledyne devra d’abord se soumettre à ses obligations vis-à-vis de ses actionnaires américains et du gouvernement des États-Unis, quitte à enfreindre n’importe quel accord négocié avec les autorités françaises. Penser le contraire est une simple vue de l’esprit. »
Pessimiste mais lucide, Frédéric Pierucci nous précise que « le “cas Photonis” créé un précédent dangereux, qui consiste à faire croire que le fait de donner un strapontin minoritaire à Bpifrance assorti de droits spéciaux – par exemple de veto en cas de revente –, suffirait à préserver les intérêts français. Par exemple, en cas de revente des activités nucléaires de General Electric (fabrication de la Turbine Arabelle et maintenance des turbines/alternateurs de tout le parc nucléaire français), un grand fonds de private equity américain pourrait très bien utiliser cet artifice pour faire passer dans l’opinion publique une telle opération au détriment d’une solution à majorité française, et ce en faisant croire qu’il n’y a pas de différence. » Lorsque l’on s’intéresse aux stratégies de guerre économique déployées par Washington, l’on ne peut qu’être interloqué par cette apparente naïveté – pour ne pas dire cet aveuglement idéologique –, de notre Exécutif. Or, le parcours d’Emmanuel Macron depuis son mandat de conseiller économique de François Hollande nous montre une tendance systématique à encourager la vente de nos fleurons à des firmes étrangères, dont plusieurs entreprises américaines (Alstom Power, Technip). En Europe, le rachat d’Alcatel-Lucent par Nokia avait été validé par le ministre de l’Économie Emmanuel Macron en 2015 ; il va finalement engendrer la suppression de 1 233 postes, malgré ses promesses initiales sur le maintien de ces emplois. Vous l’aurez compris, les inquiétudes de Frédéric Pierucci sur le dossier Photonis sont plus que légitimes, vu l’absence de vision stratégique de nos dirigeants dans le domaine industriel.
Selon Frédéric Pierucci, ni Safran, ni Thales ne peuvent racheter ce fleuron, sachant que « le prix proposé par Teledyne est très au dessus de ce que ces deux firmes seraient prêtes à payer. Et comme Ardian doit vendre Photonis au plus offrant, on aboutit à la situation actuelle ». Pour autant, existe-t-il d’autres options pour l’État français ? Selon Frédéric Pierucci, « la solution passe peut-être par la création d’un fonds souverain privé avec mission d’intérêt général collectant à la fois des fonds privés et publics, et prenant des participations majoritaires. Celui-ci devra casser les codes de gestion classique du private equity, dont le seul critère de performance est le Taux de Retour sur Investissement (TRI) imposant aux gestionnaires de fonds de vendre au plus offrant et le plus tôt possible. Comme nous le constatons dans le cas de Photonis mis en vente par le fond Ardian, cette double exigence est incompatible avec les intérêts souverains de long terme. » Reste à savoir si nos dirigeants se préoccupent de l’avenir de notre pays, à en juger par la destruction accélérée de nos attributs de puissance économique.
Maxime Chaix