Nouvelles révélations sur le soutien de la Turquie pour les djihadistes anti-Assad (partie 1/2)

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Ce n’est même plus un secret de polichinelle : dans le contexte de la guerre en Syrie, la Turquie a joué un rôle clé dans le soutien de la nébuleuse djihadiste anti-Assad, dont elle recyclera ensuite des milliers de combattants contre les Kurdes syriens puis contre les forces du maréchal Haftar en Libye. Grâce à une fuite de documents passée inaperçue dans les pays francophones, les révélations s’enchaînent sur la stratégie clandestine turque de soutien au djihad, avec l’appui plus ou moins consentant de différents services spéciaux alliés – dont la CIA. Trafics d’armes, pressions, assassinats, manipulations… Dans cet article en deux parties, nous allons revenir sur ces nouveaux éléments, tout en les commentant à l’aune de nos propres enquêtes sur cet épineux dossier. Décryptage. 

 

Créée par un expert du contre-terrorisme et deux journalistes originaires de Turquie, l’ONG Nordic Research Monitoring Network multiplie les révélations gênantes pour Ankara via son site, NordicMonitor.com. En effet, comme nous allons le constater, cette organisation dispose d’un certain nombre de documents qui accablent le pouvoir turc quant à son rôle clé dans l’essor de la nébuleuse djihadiste anti-Assad, y compris de Daech. Sur son site Web, cette ONG explique qu’elle « fonctionne comme une plateforme de renseignement qui suit l’extrémisme, les mouvements radicaux, la xénophobie, le terrorisme, la criminalité et d’autres questions essentielles pour la sécurité et la sûreté de nos communautés. Elle se concentre spécifiquement sur la Turquie, une nation de 80 millions d’habitants à prédominance sunnite, qui a une vaste influence au-delà de ses frontières » – ce qui est d’autant plus vrai dans le contexte actuel d’interventionnisme turc exacerbé.

 

Or, les projections de puissance de la Turquie se basent sur un élément clé : l’influent Millî İstihbarat Teşkilatı (MIT), que l’on peut traduire par « Organisation nationale du renseignement ». Plus précisément, il s’agit des services secrets extérieurs dirigés par Hakan Fidan, qui se chargent notamment de mener des opérations de soutien au djihad au Levant et en Afrique. Dans nos colonnes, nous avions d’ailleurs expliqué comment le MIT faisait de la reconnaissance en Libye et en Syrie grâce à un satellite co-développé par la France. Nous révélions alors que ce système était utilisé par les services turcs pour faciliter les offensives des djihadistes qu’ils soutenaient à Idleb. En l’attente d’autres exclusivités de Deep-News.media, étudions les nouveaux éléments apportés par le Nordic Research Monitoring Network, sachant qu’ils n’ont pas été repris dans la presse francophone. 

 

Les limites du « combat » de la Turquie contre Daech

 

Revenons d’abord sur la plus récente de ces révélations, qui est une preuve supplémentaire du manque de motivation initiale de la Turquie dans la lutte contre Daech – sa priorité étant de contrer le PKK et ses affiliés. Datant du 7 août, un article publié sur NordicMonitor.com révèle en effet que « la toute première frappe aérienne menée par l’armée de l’air turque contre l’État Islamique en Irak et au Levant (…) en 2015 [fut] considérée comme un changement majeur dans la position de la Turquie sur ce groupe terroriste en Syrie. [Or, elle] n’était rien d’autre qu’un écran de fumée pour couvrir les réelles objectifs de la Turquie. (…) Selon le témoignage sous serment du capitaine Uğur Uzunoğlu devant un tribunal, l’attaque contre des cibles de l’État Islamique en Syrie le 24 juillet 2015 était une distraction et un prélude à une série de frappes aériennes contre le Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) dans le Nord de l’Irak, sa première offensive contre le groupe séparatiste kurde après un cessez-le-feu de plus de deux ans. » Comme nous le savons désormais, cette reprise des hostilités avec le PKK aboutira à un échec retentissant

 

L’indifférence de l’administration Erdogan vis-à-vis du combat contre Daech pourrait s’expliquer par son rôle clé dans l’essor de cette organisation, comme nous l’avions déjà souligné dans nos colonnes. Il est d’ailleurs de notoriété publique qu’Erdogan a organisé un vaste trafic du pétrole volé par Daech, et ce par l’entremise de son gendre. Or, notre confrère Alain Rodier observa que la Turquie ne fut pas la seule à soutenir les djihadistes anti-Assad, et que Daech ne fut pas l’unique organisation à être appuyée par les services turcs. Il ajouta qu’Ankara aurait été surprise par la montée en puissance de l’« État Islamique », et que l’ouverture de la base d’Incirlik au Pentagone et à ses alliés en juillet 2015 aurait engendré une série d’attentats sanglants en territoire turc. Sur ce dernier point, soulignons l’incroyable tolérance de la Justice locale envers les hommes à l’origine de ces attaques terroristes, sachant d’ailleurs que les autorités turques détiennent un faible nombre d’anciens membres de Daech. En réalité, le Pentagone vient de décrire la Turquie comme « un centre de facilitation majeur pour l’État Islamique », et le fait qu’al-Baghdadi fut liquidé dans une zone frontalière syrienne sous contrôle turc avait provoqué la fureur de Brett McGurk, l’ex-émissaire anti-Daech de la Maison-Blanche. L’on peut donc douter de la détermination du clan Erdogan dans sa lutte contre Daech. 

 

Les failles du programme d’accréditation des « rebelles modérés » de la CIA

 

Le 25 mai, la Turquie se vanta d’avoir éliminé 1 458 terroristes ces 12 derniers mois, mais sans toutefois distinguer ceux de Daech et les combattants kurdes du PKK et du PYD. En clair, Ankara donne plutôt l’impression de poursuivre son double jeu vis-à-vis de Daech, ce qu’attestent nos sources bien informées. Ce fait nous amène à une autre révélation marquante de NordicMonitor.com, qui confirme que les services turcs ne voyaient aucune objection à recruter des djihadistes de Daech ou d’al-Qaïda, dès lors qu’ils n’avaient pas de sympathie particulière envers les Kurdes. En 2016, le MIT cherchait d’ailleurs les faire passer pour des « rebelles modérés » auprès de la CIA, qui était chargée de valider en dernier ressort leur intégration à un programme de formation et de fourniture en armes mené par le Pentagone. Censée viser Daech, cette campagne du Département de la Défense est à distinguer de la plus large opération Timber Sycamore menée par la CIA, qui cherchait à renverser Assad depuis ses prémisses en 2012. Dans les deux cas, il s’avère que le processus d’accréditation des rebelles par la CIA a posé de sérieux problèmes.

 

Comme l’avait révélé un Béret Vert détaché auprès de la CIA en Jordanie, « personne ne croit en [Timber Sycamore]. On se dit “Rien à foutre !” (…) Tout le monde sur le terrain sait qu’ils sont des djihadistes. Personne ne croit en cette mission (…) et [nos gars] savent qu’ils sont juste en train de former la prochaine génération de djihadistes, donc ils sabotent cette opération en se disant “Fait chier, on s’en fout !” (…) Je ne veux pas être responsable d’avoir entraîné des mecs d’al-Nosra se vantant d’avoir été formés par des Américains. » En clair, comme l’a rapporté le journaliste Jack Murphy, « le processus d’accréditation était profondément imparfait, consistant en une vérification d’une base de données [obsolète] et d’un simple entretien. Les rebelles savent se vendre aux Américains lors de telles interviews, mais ils laissent quand même les choses glisser de temps en temps. “Je ne comprends pas pourquoi les gens n’aiment pas al-Nosra”, a déclaré un rebelle aux soldats américains. Beaucoup avaient des sympathies pour les groupes terroristes tels qu’al-[Qaïda] et Daech. » Ce même problème fut constaté en Turquie chez « près de 95% » des rebelles, amenant un Béret Vert à résumer sa mission avec une ironie cinglante : « s’asseoir dans l’arrière-salle et boire du chai en regardant les Turcs entraîner les futurs terroristes ».

 

Comme l’écrivait l’un de nos contacts à la lecture des révélations de NordicMonitor.com, « il n’est pas interdit de se demander dans quelle mesure la CIA a pu fermer les yeux » sur les agissements turcs. À l’aune des témoignages des Bérets Verts que nous venons de citer, l’Agence s’est laissée « berner » par ses homologues du MIT, et le processus d’accréditation des rebelles qu’elle gérait n’était fiable ni en Jordanie, ni en Turquie. Par conséquent, comme nous le verrons dans la partie suivante de notre analyse, il n’est pas étonnant que cette Armée Syrienne Libre pourtant vantée et soutenue par les puissances occidentales ait étroitement collaboré avec la nébuleuse djihadiste anti-Assad, y compris avec Daech et le Front al-Nosra. Hélas, nous constaterons également que les officiers turcs ayant tenté de s’opposer à ces politiques ont été durement réprimés, l’un d’entre eux ayant même été liquidé. Manifestement, il ne fait pas bon s’opposer aux basses oeuvres du « sultan » Erdogan. 

 

Maxime Chaix 

 

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