En exclusivité pour nos abonnés, nous publions la suite de notre analyse sur le soutien de la Turquie en faveur des djihadistes anti-Assad. En effet, des révélations explosives sur cette question n’ont pas été reprises dans les médias francophones. Dans cette seconde partie, nous nous intéresserons aux tensions méconnues qu’a provoqué une telle politique au sein de l’armée turque. Nous verrons ainsi que, loin de faire l’unanimité en interne, l’appui d’Ankara pour le djihad en Syrie a conduit le gouvernement turc à purger les officiers qui s’y opposaient – le plus critique d’entre eux ayant même été liquidé dans d’obscures circonstances. Nous analyserons d’autres aspects sulfureux de cette politique, dont ses financements étrangers, la corruption qu’elle a engendrée, et l’emploi du label « Armée Syrienne Libre » comme prétexte pour masquer le soutien des djihadistes. Bien que la Turquie n’est pas la seule responsable de l’essor de ces groupes extrémistes, nous verrons pourquoi elle a joué un rôle clé dans ce processus.
Ce que cache l’élimination du brigadier-général Semih Terzi
Dans la première partie de cette analyse, nous avons souligné que NordicMonitor.com multipliait les révélations gênantes pour Ankara. Ces nouveaux éléments n’ayant pas été repris ni commentés dans la presse francophone, nous avons décidé de leur consacrer cette analyse. En effet, ils accablent le pouvoir turc quant à son rôle clé dans l’essor de la nébuleuse djihadiste anti-Assad, y compris de Daech. Or, ils nous rappellent également que la Turquie n’a pas agi seule dans la vaste guerre secrète anti-Assad que Trump a stoppé durant l’été 2017. C’est ce que vient de nous rappeler NordicMonitor.com, en dévoilant l’exécution d’un brigadier-général qui en savait trop sur ce dossier.
En effet, « un officier supérieur (…) avait découvert un réseau illicite de financements qataris pour les djihadistes en Syrie, qui passait par la Turquie. [Il fut ensuite] exécuté sous les ordres d’un général devenu profiteur de guerre, qui a été identifié comme travaillant avec les services de renseignement turcs afin d’aggraver le conflit syrien. Cette révélation-choc a été faite par le colonel Fırat Alakuş, qui travaillait pour la section renseignement du Commandement des Forces spéciales (Özel Kuvvetler Komutanlığı, ou ÖKK), lors d’une audience dont la transcription a été obtenue par Nordic Monitor. » La suite de ce développement est encore plus intéressante, car elle montre à quel point les services spéciaux turcs sont hors de contrôle et au-dessus des lois : « Témoignant sous serment devant la 17ème Haute Cour pénale d’Ankara le 20 mars 2019, Alakuş a révélé que le lieutenant-général Zekai Aksakallı, en charge de l’ÖKK à l’époque, avait ordonné l’assassinat du brigadier-général Semih Terzi. En effet, ce dernier avait découvert qu’Aksakallı travaillait secrètement avec le MIT pour mener des opérations illégales et clandestines en Syrie à des fins personnelles, tout en entraînant la Turquie plus profondément dans la guerre civile syrienne. »
Nos confrères de NordicMonitor.com rapportent que « “[Terzi] savait dans quelle mesure le financement fourni [à la Turquie] par le Qatar pour l’achat d’armes et de munitions en faveur de l’opposition était réellement utilisé à cette fin ; il savait aussi quelle part de ces fonds était détournée par des fonctionnaires”, selon le colonel Alakuş. Il a en outre noté que l’affaire du Qatar n’était qu’un exemple de la manière dont ces financements étaient mal gérés, et qu’il y a d’autres pays dont les fonds avaient également été détournés après leur transfert en Turquie. » Nous n’en saurons pas plus sur ces « autres pays ». Néanmoins, il est clair que la Turquie a hébergé une base ayant regroupé une quinzaine de services spéciaux, y compris ceux des États-Unis et de la France, pour tenter de renverser Bachar el-Assad.
Dans ce cadre, l’« Armée Syrienne Libre » a été utilisée comme un prétexte pour appuyer des groupes nettement plus radicaux, comme notre fondateur l’a documenté dans son livre. Basées sur des documents juridiques, ces nouvelles révélations de NordicMonitor.com étayent cet argument : « Une partie du travail de Terzi consistait à coordonner les actions avec le MIT, dirigé par le confident du président Recep Tayyip Erdogan, Hakan Fidan. (…) “Semih Terzi a été pris pour cible en raison de sa connaissance intime des affaires relatives à la Syrie, Votre Honneur” (…) a expliqué Alakuş lors d’une audition. Il a poursuivi en affirmant que Terzi savait combien d’armes et de munitions étaient fournies à divers groupes terroristes en Syrie sous prétexte d’aider l’Armée Syrienne Libre. » Le soir de la tentative ratée de coup d’État, il fut donc liquidé sous les ordres du lieutenant-général Aksakallı, qui fut ensuite promu. Au contraire, le colonel Alakuş, qui est l’auteur de ces révélations, purge actuellement une peine de prison à vie. Comme il l’a déclaré devant le juge, Terzi connaissait également les détails du trafic de pétrole volé par Daech, et dans lequel était impliqué le gouvernement turc. Il savait aussi que des fonds spéciaux à la disposition du Président Erdogan avaient été détournés, notamment par Aksakallı. Or, ce dernier travaillait pour le puissant MIT, ce qui explique la protection dont il a bénéficié jusqu’à présent.
Une « Armée Syrienne Libre » modérément modérée depuis ses débuts
Pour en revenir à l’« Armée Syrienne Libre », outre le fait qu’elle ait servi de prétexte à la Turquie pour soigner des leaders djihadistes et soutenir des groupes extrémistes, elle a aussi vendu un certain nombre d’armes et de munitions à Daech après être passée sous contrôle turc. D’après un autre article de NordicMonitor.com, « les forces de l’Armée Syrienne Libre (ASL) soutenues par la Turquie ont été surprises en train de vendre des armes à l’État Islamique (…) en janvier 2017. Cette découverte scandaleuse a poussé une cinquantaine d’officiers à demander leur démission de l’armée. Ils comptaient ainsi protester contre cette transaction, et ils remettaient en cause la formation et l’armement de l’ASL alors qu’elle se rapprochait de l’État Islamique et leur fournissait un soutien matériel. » Inquiet des retombées d’un tel scandale, le lieutenant-général Zekai Aksakallı a réussi à les dissuader de démissionner en les menaçant.
Cette affaire est instructive à plusieurs égards. Tout d’abord, la coalition de milices nommée « Armée Syrienne Libre » avait longtemps servi de vecteur de fonds, d’armes et d’hommes à la nébuleuse djihadiste anti-Assad. Il n’est donc pas surprenant qu’elle ait vendu des armes à Daech. Pour être plus précis, l’ASL a été soutenue par les Occidentaux alors qu’elle combattait main dans la main avec des groupes djihadistes, y compris avec Daech jusqu’à l’hiver 2013-2014. Il faut alors souligner que, jusqu’à leur scission d’avril 2013, al-Nosra et le futur « État Islamique » formaient une seule et unique entité. Or, entre 2012 et 2014, cette milice fut la principale force motrice de la rébellion en Syrie, ses tacticiens élaborant les grandes opérations ayant permis la conquête de différentes localités par l’« État Islamique », telles que le Camp Yarmouk au Sud de Damas, Raqqa ou Deir ez-Zor. En résumé, les opérations conjointes de l’ASL et d’al-Nosra ont permis au Daech en gestation de s’implanter ensuite dans de nombreuses métropoles syriennes à la suite de la scission entre al-Nosra et l’« État Islamique ». L’« Armée Syrienne Libre » fut utilisée comme prétexte pour couvrir cette politique clandestine, qui n’a pas seulement impliqué la Turquie, mais notamment la France, la Grande-Bretagne et les États-Unis.
Cette affaire révèle également l’opposition farouche d’officier turcs au soutien de Daech et d’autres groupes islamistes par le gouvernement Erdogan. Or, comme le rappellent nos confrères de NordicMonitor.com, il ne faisait pas bon s’opposer au « sultan » : « Aksakallı était un officier clé, qui a travaillé avec (…) le MIT lors d’un coup d’État manqué le 15 juillet 2016 pour coordonner des événements que beaucoup considèrent comme une opération sous faux drapeau au profit du gouvernement Erdogan. Des milliers d’officiers, y compris des généraux et des amiraux, ont été purgés de l’armée turque depuis 2016, et la plupart d’entre eux ont été emprisonnés pour des accusations douteuses. Utilisant cet incident comme prétexte, le Président [Erdogan] a destitué des officiers qui avaient montré de la résistance aux incursions militaires en Syrie, et qui étaient opposés à l’armement des rebelles radicaux recrutés par le MIT. »
En d’autres termes, le coup d’État manqué du 15 juillet 2016 a permis à Erdogan d’éliminer tout risque de contestation intérieure de son militarisme débridé, du moins au sein de l’armée et des renseignements. Alors que d’aucuns estimaient que cette purge désorganiserait pour longtemps les forces turques, l’interventionnisme d’Ankara est de plus en plus menaçant pour la paix mondiale – sachant qu’il est de plus en plus efficace. Dans un tel contexte, il nous a semblé indispensable d’analyser les dernières révélations de NordicMonitor.com, en espérant que la presse francophone finisse par s’en saisir.
Maxime Chaix