MBS a-t-il vraiment encouragé l’intervention russe en Syrie ?

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Récemment, la plainte du docteur Saad al-Jabri contre le prince héritier Mohammed ben Salmane a été rendue publique. Ancien numéro 2 du contre-terrorisme saoudien, et proche allié des services secrets américains, al-Jabri s’est exilé au Canada en 2017. Depuis, il a déposé plainte contre MBS. En effet, ce dernier aurait envoyé une équipe de tueurs pour le liquider dans son pays d’accueil. Ainsi, le Guardian vient de publier de nouveaux éléments sur le dossier al-Jabri et les motifs de sa disgrâce. Or, comme nous allons l’expliquer, l’argumentaire de cet article nous paraît discutable. Malgré tout, il confirme l’hostilité mutuelle entre la CIA et le prince héritier saoudien, dont le tropisme pro-russe et le caractère incontrôlable gênent une part croissante de l’establishment à Washington. Chronique d’une féroce lutte d’influence. 

 

La plainte d’al-Jabri rendue publique : un avertissement à Ben Salmane 

 

Traduisant une dégradation constante des relations entre les services secrets américains et Mohammed ben Salmane, l’affaire Saad al-Jabri n’en finit plus de rebondir, et d’apporter son lot de révélations troublantes. Comme l’avaient décrit nos confrères du Wall Street Journal, cet homme « a été le contact antiterroriste le plus proche des États-Unis dans le monde arabe pendant plus de 15 ans. Le maître espion saoudien avait des informateurs, un accès à des milliards de dollars de son gouvernement, des relations étroites avec des membres clés de la famille royale et une capacité à faire avancer les choses que les Américains trouvaient rares parmi leurs relations au Moyen-Orient. Désormais, M. al-Jabri est un fugitif international. Il a fui l’Arabie saoudite, où des responsables affirment qu’un groupe d’individus qu’il dirigeait alors qu’il travaillait pour le Ministère de l’Intérieur aurait gaspillé 11 milliards de dollars d’argent public, tout en engrangeant au moins 1 milliard de dollars. »

 

En fait, Al-Jabri gérait ce dispositif controversé en tant que bras droit de l’ex-ministre de l’Intérieur saoudien Mohammed ben Nayef. Réputé être l’« homme de la CIA » à Riyad, ce dernier fut écarté en juin 2017 de sa position de prince héritier au profit de Mohammed ben Salmane, le fils de l’actuel monarque. Cette même année, Saad al-Jabri quitta le royaume pour se réfugier au Canada, où il vit actuellement. En 2015, Al-Jabri rencontra à deux reprises le directeur de la CIA John Brennan, mais sans en informer MBS au préalable. Depuis, ce dernier suspecte Al-Jabri et Ben Nayef de vouloir sa chute, d’où le fait que ces deux hommes soient en disgrâce au sein du royaume. D’ailleurs, l’on a récemment appris que Ben Nayef – qui est emprisonné depuis mars –, pourrait être condamné à « rembourser » 15 milliards de dollars au clan Ben Salmane.

 

Dans une plainte qui vient d’être rendue publique, Saad al-Jabri attaque Mohammed ben Salmane devant la Justice américaine, et revient sur ce qu’il estime être la principale raison de son éviction du Ministère de l’Intérieur. Selon le Guardian, « durant l’été 2015, Mohammed ben Salmane, alors ministre saoudien de la Défense et troisième prétendant au trône, a bouleversé la politique étrangère de son pays et a donné son feu vert secret à l’intervention de la Russie en Syrie, selon un procès intenté par un ancien haut responsable du Renseignement. » Avant de vous expliquer pourquoi ces allégations nous semblent discutables, soulignons que le Guardian précise ne pas avoir pu les vérifier, et qu’Al-Jabri n’a pas apporté d’éléments de preuve pour les appuyer. Il eût donc été préférable d’utiliser le conditionnel pour relayer ces accusations, mais passons sur ce détail et intéressons-nous à l’argumentaire d’Al-Jabri commenté par le Guardian.   

 

D’après le journaliste qui a repéré ces accusations, « dans sa plainte déposée devant un tribunal fédéral à Washington, Saad al-Jabri affirme que ce brusque revirement [stratégique] par l’homme qui est ensuite devenu le prince héritier saoudien a alarmé le directeur de la CIA de l’époque, John Brennan. Par conséquent, ce dernier rencontra Al-Jabri en juillet et en août 2015 pour exprimer l’indignation du cabinet Obama. “Brennan s’est dit préoccupé par le fait que le défendeur Ben Salmane encourageait l’intervention russe en Syrie, à un moment où la Russie n’était pas encore partie à cette guerre”, selon cette plainte, déposée la semaine dernière devant le tribunal de district de Columbia. “Le dr Saad a transmis le message de Brennan à l’accusé Ben Salmane, qui a répondu avec fureur”. » Al-Jabri estime donc que « ces deux réunions avec Brennan lui [auraient] coûté son poste de deuxième homme le plus puissant du Renseignement saoudien et la liaison de son pays avec la CIA », tout en le plaçant sur la liste des hommes à abattre de MBS.

 

S’il nous paraît clair que ces rencontres avec le directeur de la CIA de l’époque sont bel et bien à l’origine de sa disgrâce, nous estimons que sa connaissance intime des secrets de Ben Salmane et sa proximité avec l’ex-prince héritier Ben Nayef sont les premiers motifs de son éviction et des menaces qui pèsent sur lui. Dans sa plainte, Al-Jabri souligne lui-même qu’il « était “au courant d’informations sensibles” sur la potentielle implication du prince Ben Salmane dans des “intrigues politiques secrètes au sein de la cour royale, dans des affaires de corruption (…) et dans la création [d’une équipe de] mercenaires personnels utilisés plus tard [par MBS] pour commettre l’assassinat extrajudiciaire de Jamal Khashoggi ». D’ailleurs, gardons à l’esprit que l’un des motifs de son éviction fut son opposition explicite à la guerre au Yémen. Quelles qu’en soient les raisons, Ben Salmane le soupçonnait de planifier des actions hostiles pour le compte de son rival Ben Nayef, avec l’aide de la CIA et du Pentagone. Dans ce contexte, l’affirmation d’al-Jabri voulant que MBS aurait soutenu une intervention russe en Syrie ne nous paraît pas crédible, comme nous allons vous l’expliquer. 

 

Le « feu vert secret » de MBS en faveur d’une offensive russe en Syrie : info ou intox ?

 

Citant une source anonyme, l’article du Guardian que nous commentons affirme qu’en février 2015, le prince héritier des Émirats Mohammed ben Zayed (MBZ) aurait convaincu MBS de renoncer à soutenir la « révolution » en Syrie. Il aurait alors fait comprendre à Ben Salmane qu’une intervention russe dans ce pays éviterait la chute d’Assad, qu’il considérait comme moins grâve que la prise de Damas par les réseaux des Frères Musulmans. En juin 2015, MBS aurait assuré à Poutine qu’il soutiendrait une offensive russe en Syrie, ce qui aurait mis en colère le directeur de la CIA John Brennan. Or, si elle est séduisante, celle histoire n’est pas crédible.

 

Tout d’abord, la rencontre de février 2015 entre MBZ et MBS précède l’offensive d’une coalition de milices djihadistes qui se nommera l’Armée de la Conquête le 24 mars. Opérant au nord de la Syrie, elle rassemblait différentes factions autour du réseau extrémiste Ahrar al-Sham et de la branche d’al-Qaïda au Levant – le Front al-Nosra. Selon différentes sources, dont les experts Charles Lister et Gareth Porter, cette Armée de la Conquête bénéficiait depuis début 2015 du soutien décisif de la CIA et de ses principaux alliés, notamment via la livraison massive de missiles antichar TOW achetés par l’Arabie saoudite aux États-Unis deux ans plus tôt. L’Armée de la Conquête a donc pu conquérir la province d’Idleb grâce à l’aide décisive de la CIA et de ses alliés turcs, saoudiens et qataris. Par conséquent, au printemps 2015, elle était en mesure de s’emparer de Lattaquié, le fief historique de la dynastie Assad.

 

Dans le Washington Post, David Ignatius résuma cette situation dangereuse pour le pouvoir syrien, mais en omettant de préciser que les « rebelles » qui menaçaient Damas et Lattaquié étaient respectivement Daech et la branche d’al-Qaïda en Syrie. Nous avons donc ajouté ces précisions entre crochets : « À l’été 2015, les rebelles [d’al-Nosra] étaient aux portes de Lattaquié, sur la côte nord, menaçant le fief ancestral d’Assad et les bases russes qui s’y trouvent. Les combattants [de l’“État Islamique”] progressaient également vers Damas. Cet été-là, les analystes de la CIA commencèrent à évoquer le scénario d’un “succès catastrophique” – qui aurait amené les rebelles à renverser Assad sans toutefois créer un gouvernement fort et modéré. » L’intervention russe en octobre 2015 empêcha la concrétisation de ce scénario. Or, la campagne clandestine des Saoud et de leurs alliés en faveur de l’Armée de la Conquête s’est amplifiée. 

 

À l’époque, Reuters souligna que « l’Arabie saoudite [avait] indiqué ces dernières semaines que l’appui à l’opposition syrienne s’intensifierait face à un soutien accru de l’Iran et de la Russie pour Assad. (…) La CIA, en collaboration avec l’Arabie saoudite et le Qatar, a récemment élargi le nombre de groupes rebelles auxquels elle livrait clandestinement des armes, y compris des missiles antichar TOW, citant une source proche de cette opération de soutien. » Dans la même période, le Washington Post expliqua que « les missiles antichar américains fournis aux rebelles jouent un rôle clé [sur le terrain], (…) donnant au conflit l’apparence d’une guerre par procuration entre les États-Unis et la Russie, malgré le désir exprès du Président Obama d’en éviter une. (…) Ce programme de missiles TOW est en expansion et tout indique qu’il se poursuivra. L’Arabie saoudite, le principal fournisseur [de ces systèmes], a promis une réponse “militaire” à l’incursion russe, et les commandants rebelles disent qu’ils ont été assurés que d’autres [missiles] arriveraient sous peu. »

 

En d’autres termes, il serait paradoxal que le ministre de la Défense Mohammed ben Salmane encourage une offensive russe en Syrie au mois de juin 2015, mais qu’il décide d’amplifier constamment la riposte saoudienne face à cette campagne dès octobre. D’ailleurs, les missiles TOW achetés par les Saoud et distribués en masse sur le champ de bataille syrien furent les cibles prioritaires de l’aviation russe au début de son intervention. Rappelons alors que ce soutien saoudien en faveur de la rébellion anti-Assad a persisté l’année suivante. Comme l’avait rapporté le New York Times en octobre 2016, « “la triste vérité (…) est que ces groupes soutenus par les États-Unis restent en quelques sortes dépendants des groupes liés à al-Qaïda pour leur organisation et leur puissance de feu dans ces opérations”, selon [la spécialiste] Geneviève Casagrande (…) En plus des armes fournies par les États-Unis, une grande partie de l’armement des rebelles provient d’États de la région, comme la Turquie, le Qatar et l’Arabie saoudite, (…) y compris des systèmes de lance-roquettes multiples embarqués et des fusées Grad de fabrication tchèque à portée étendue. »

 

Au début de l’année 2016, ce même New York Times révélait d’ailleurs que « la contribution saoudienne » dans la guerre secrète anti-Assad avait été « de loin la plus importante de toutes les nations participant à ce programme visant à armer [, former et financer] les rebelles contre les forces du Président Bachar el-Assad. (…) Certaines sources ont estimé que le coût total de ces efforts d’approvisionnement en armes et de formation au combat était de plusieurs milliards de dollars. La Maison-Blanche a accepté le financement clandestin par l’Arabie saoudite – et par le Qatar, la Jordanie et la Turquie –, à une époque où Obama avait poussé les nations du Golfe à assumer un rôle sécuritaire plus important dans cette région. » Au final, ce n’est qu’en août 2017, soit quelques semaines après que Trump ait décidé de stopper cette opération, que l’Arabie saoudite fit savoir à la rébellion anti-Assad qu’elle se désengageait de ce conflit. 

 

Au vu de ces éléments, l’on se permettra de douter de ce soutien non-prouvé de Ben Salmane en faveur de l’intervention russe en Syrie. En effet, une telle position aurait induit un désengagement saoudien du conflit syrien à partir de l’été 2015. Or, la tendance contraire s’est affirmée, et Riyad n’a explicitement stoppé son soutien en faveur des rebelles anti-Assad que deux ans plus tard. Évidemment, il est toujours possible que MBS ait été favorable à une intervention russe en juin 2015, et qu’il ait ensuite changé d’avis. Dans tous les cas, il est regrettable que le Guardian n’ait pas fait preuve d’une plus grande prudence en affirmant que Ben Salmane avait donné « un feu vert secret pour l’intervention russe » dans le conflit syrien. En effet, un tel argument validé sans vérification par un média moscovite ou « alternatif » aurait suscité quelques doutes fort légitimes. 

 

Maxime Chaix 

 

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