Il y a quelques jours, le controversé Bilal Abdul Kareem a été enlevé à Idleb par des djihadistes d’HTS, l’« ex- » branche d’al-Qaïda qui domine cette province du Nord-Ouest syrien. Ayant accusé cette organisation de pratiquer la torture, il se retrouve en détention arbitraire dans ses geôles et personne n’a de ses nouvelles depuis son enlèvement. Cette arrestation est pour le moins ironique car, depuis des années, ce célèbre activiste new-yorkais a vigoureusement défendu les réseaux d’al-Qaïda en Syrie. Alors que Reporters Sans Frontières exige sa libération, il est également défendu par une ONG controversée, dont l’un des membres a soutenu le futur Daech avec l’assentiment des services britanniques. Décryptage.
Le 13 août dernier, dans la province d’Idleb, le militant islamiste Bilal Abdul Kareem a été enlevé par le même réseau djihadiste qu’il défend ouvertement depuis des années. En effet, cet homme a longtemps cherché à adoucir l’image de la nébuleuse islamiste anti-Assad, ayant même prôné le dialogue entre al-Qaïda et l’Occident. En mars 2017, le New York Times expliquait qu’Abdul Kareem « critique durement les djihadistes de l’État Islamique, [tout en ayant] mené de nombreuses interviews avec des membres de la branche syrienne d’al-Qaïda. Durant l’un de ces entretiens, un éminent prédicateur saoudien explique pourquoi rejoindre le djihad en Syrie est une obligation religieuse, tout en affirmant que les combattants [islamistes dans ce pays] sont “la première ligne de défense” contre les chiites. Ces entretiens ont conduit ses critiques à qualifier M. Abdul Kareem de propagandiste du djihad », ce qu’avaient confirmé plusieurs spécialistes interrogés par le Times à cette époque.
Comme l’a résumé Reporters Sans Frontières (RSF) en exigeant sa libération, Bilal Abdul Kareem est un converti à l’islam qui est « basé en Syrie depuis 2012. (…) Après avoir (…) collaboré avec des médias internationaux comme CNN et la BBC, il a fondé OGN pour, dit-il, “fournir des informations précises en langue anglaise à une audience occidentale sur la crise syrienne”. Il ne cache pas son opposition au pouvoir de Bachar el-Assad et sa proximité avec les autorités mises en place par HTS [– soit l’“ex-” branche d’al-Qaïda en Syrie qui vient de le kidnapper]. Sa couverture, considérée comme complaisante avec les djihadistes, lui a cependant permis d’avoir accès à des zones difficiles et de devenir une source d’information dans une enclave fermée à la plupart des médias étrangers. En abordant la question de la torture dans les prisons [d’HTS], il a ainsi franchi une ligne rouge et a perdu les faveurs de l’organisation. » Logiquement, les djihadistes dont Bilal Abdul Kareem a soigné l’image ces dernières années sont peu ouverts à la critique, et utilisent les mêmes méthodes de torture que les services de sécurité syriens qu’ils combattent. À l’heure actuelle, Bilal Abdul Kareem attend d’être « jugé » par HTS, et son avenir est incertain.
Outre RSF, un certain nombre d’islamistes notoires ont exprimé leur soutien à Abdul Kareem depuis son enlèvement. Parmi eux, l’on peut signaler un ex-détenu pakistano-britannique à Guantánamo nommé Moazzam Begg, qui l’a qualifié sur MiddleEastEye.net de « conscience de l’opposition syrienne ». Directeur de l’ONG CAGE, Begg est réputé être un opposant à la torture, mais pas à la lapidation à mort pour adultère, ni au martyr djihadiste. Dans les pays anglo-saxons, son organisation est hautement controversée. En effet, Begg et ses associés sont favorables à un califat régi par la charia, et ils ont fait l’éloge du bourreau de Daech surnommé « Jihadi John » après sa liquidation par une frappe de drone en février 2015. Un mois plus tard, le Daily Mail suspectait que Begg avait entraîné cet extrémiste en Syrie, qui est mondialement connu pour avoir décapité de nombreux otages de Daech.
L’année précédente, Moazzam Begg fut arrêté et emprisonné dans la prison de haute sécurité de Belmarsh, où Julian Assange attend son procès. La Justice britannique accusait Begg d’avoir soutenu des miliciens terroristes en Syrie, ce qui est abondamment documenté. Or, peu après l’ouverture de son procès, ces poursuites furent abandonnées car les voyages de Moazzam Begg dans le Nord syrien étaient validées par le MI5 – les services secrets intérieurs de Sa Majesté. Comme l’avait souligné le Guardian après sa libération, « son avocat (…) déclara au tribunal que la position de son client sur la Syrie n’était pas en contradiction avec celle du gouvernement britannique. Selon lui, “M. Begg n’a formé personne à des fins de terrorisme tel que légalement définies (…) M. Begg reconnaît s’être impliqué dans la formation de jeunes hommes pour défendre les civils contre les crimes de guerre du régime d’Assad.” »
En réalité, Moazzam Begg a été photographié à la fin 2012 aux côtés du futur « ministre de la guerre » de Daech – le Tchétchène Abou Omar al-Shishani –, dans un camp réservé aux djihadistes étrangers. Bien que l’on ne sache toujours pas si Begg y a entraîné « Jihadi John », la présence de ce dernier en Syrie à cette époque est attestée. L’on sait aussi que Begg forma et encadra « un groupe de combattants britanniques qui faisaient partie de la nouvelle Jaish al-Muhajireen wal-Ansar », dont Abou Omar al-Shishani était le fondateur et commandant, et dont « Jihadi John » était suspecté d’être membre. En novembre 2013, cette milice perdra « des combattants au profit de l’État Islamique en Irak et au Levant [, dont al-Shishani et des centaines d’hommes qui le suivirent au sein de Daech.] Mais en 2012, la redoutable armée djihadiste désormais connue sous le nom d’État Islamique n’existait pas encore. La description de Begg de ses actions correspondait à la politique étrangère officielle du Royaume-Uni à l’égard de la Syrie à l’époque, qui consistait à fournir aux rebelles une aide non létale [sic] ».
Par conséquent, il est clair que les « jeunes hommes » formés par Moazzam Begg avec l’aval du MI5 évoluaient dans l’une des factions les plus brutales de ce qui allait devenir Daech au printemps 2013. Logiquement, CAGE et Moazzam Begg devraient donc être considérés comme des appuis encombrants pour Bilal Abdul Kareem et les membres de son média, On the Ground News (OGN). Or, ces derniers mettent en avant ces témoignages de sympathie sur Twitter, tout en ayant partagé le tweet de soutien des mercenaires djihadistes de Malhama Tactical, de même que la vidéo d’une manifestation de femmes en niqab demandant la libération du fondateur d’OGN. En clair, pour celles et ceux qui doutaient encore qu’Abdul Kareem est un défenseur du totalitarisme islamiste, il serait peut-être temps d’ouvrir les yeux. En espérant qu’il ressorte vivant des geôles d’HTS, il reste à savoir s’il se décidera enfin à regarder la réalité en face, et à cesser de dépeindre les héritiers de Ben Laden comme les sauveurs du peuple syrien.
Maxime Chaix