EXCLUSIF : Les secrets des opérations britanniques dans la guerre en Syrie (partie 1/2)

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Lancée par un internaute se revendiquant d’Anonymous, une fuite massive de documents du Foreign Office britannique et de ses contractants nous dévoile leur rôle clé dans le soutien de ce qu’ils appelaient l’« Opposition Armée Modérée » en Syrie. À la lecture de ces documents, il s’avère que, durant l’automne 2014, le Foreign Office avait reconnu à ses contractants que les groupes extrémistes avaient dominé la rébellion anti-Assad depuis 2012, comme nous allons le révéler dans la première partie de notre enquête. Par la suite, nous étudierons comment les services secrets britanniques ont réussi à dissimuler leur soutien militaire en faveur de la nébuleuse djihadiste anti-Assad, quitte à contraindre les tribunaux de stopper leurs poursuites, et à ne pas répondre aux interrogations légitimes des parlementaires sur ce dossier ultrasensible. Révélations.   

 

Le 8 septembre dernier, un inconnu se revendiquant d’Anonymous a publié une quantité importante de documents confidentiels, que nous avons étudiés en profondeur. Exposant la guerre psychologique du Foreign Office en Syrie, ces fuites nous révèlent la stupéfiante naïveté de cette institution, qui pensait pouvoir éloigner les extrémistes de ce qu’elle nommait l’« Opposition Armée Modérée » (OAM) – soit l’Armée Syrienne Libre (ASL) et ses représentants politiques. Comme nous allons le documenter, le Foreign Office reconnut toutefois, en novembre 2014, que cette initiative avait échoué, admettant que l’opposition armée était majoritairement liée à la nébuleuse djihadiste locale.

 

L’un des objectifs de ces opérations du Foreign Office était d’utiliser des contractants proches des services secrets occidentaux afin d’encadrer la communication de l’OAM, et de manipuler l’opinion publique internationale pour adoucir son image. Selon notre évaluation, cet objectif n’a été pas été rempli au niveau local. En revanche, il fut efficacement mis en oeuvre sur la scène internationale, ce qui tend à expliquer la persistance du mythe d’une « rébellion modérée » soi-disant indépendante de la nébuleuse djihadiste anti-Assad. À l’automne 2015, Laurent Fabius avait même qualifié de « résistants » l’ensemble des groupes armés qui n’étaient pas liés à Daech. Comme l’a résumé le chercheur Jean-Pierre Filiu, qui partage cette analyse, un tel aveuglement découle de « la ligne suivie par la diplomatie française, et ce sous les ministres Juppé, Fabius et Ayrault, ligne qui consiste à promouvoir en Syrie une “troisième voie” alternative au régime Assad comme aux djihadistes de Daech. » En clair, avant le revirement de Macron sur ce dossier, le Quai d’Orsay estimait que l’opposition syrienne en dehors de l’« État Islamique » était uniquement composée de factions modérées, à l’instar de l’ASL soutenue par nos services spéciaux sous François Hollande.  

 

Or, des experts renommés tels que Charles Lister, Jean-Marc LafonSam Heller ou Genevieve Casagrande ont souligné le rôle central des extrémistes du Front al-Nosra dans leurs opérations conjointes avec l’ASL, et ce dès les premiers stades du conflit. Cela ne signifie pas que tous les combattants de l’ASL étaient des fanatiques, mais qu’ils dépendaient militairement des tacticiens d’al-Nosra – la branche d’al-Qaïda au Levant –, qui ont « mont[é] les grandes opérations et en ont assuré le commandement ». Précisons alors que, jusqu’à leur scission du printemps 2013, al-Nosra et le futur Daech ne formaient qu’une seule et unique entité, et qu’ils n’ont commencé à se combattre que durant l’hiver 2013-2014. Par conséquent, pour citer le spécialiste William Van Wagenen, « l’État Islamique s’est implanté dans de nombreuses régions de Syrie grâce au fait que l’ASL et al-Nosra avaient initialement pris ces zones au gouvernement syrien ». Nous y reviendrons, mais ces premiers éléments suffisent d’ores et déjà à nuancer la modération de ce que nos alliés britanniques appellent l’OAM.  

 

Novembre 2014 : le Foreign Office reconnaît la prédominance djihadiste au sein de la rébellion anti-Assad

 

Le 6 novembre 2014, le Foreign Office lança un appel d’offres confidentiel afin de mener une nouvelle opération psychologique, avec comme but principal de renforcer la cohésion, la crédibilité et l’influence locale et mondiale de l’« Opposition Armée Modérée ». Poursuivant des initiatives antérieures, cette campagne fut menée entre le 1er janvier 2015 et le 31 mars 2016. Et comme l’a résumé l’auteur de ces fuites, « le but de ce projet était de façonner une OAM efficace et crédible grâce au renforcement de ses capacités de Communication Stratégique (StratCom) et d’Opérations Médiatiques, dans le cadre de plus vastes objectifs du [gouvernement britannique]. Cette initiative a pris la forme d’un soutien coordonné et centralisé en faveur de [l’OAM], aux niveaux opérationnel et tactique, dans le but de la redéployer dans l’espace stratégique, de l’aider à construire une interface politico-militaire efficace, et de faire accepter l’OAM au sens large comme une alternative au régime d’Assad. »

 

Cette description contient une importante subtilité. En effet, dans cette dernière phrase, l’auteur de ces fuites emploie l’expression « OAM au sens large ». Or, grâce au cahier des charges suivant, nous allons constater que, selon les autorités britanniques, les « groupes armés d’opposition » étaient majoritairement dépendants des milices extrémistes. Daté du 6 novembre 2014, ce document du Foreign Office explique que « la crédibilité de l’OAM ne s’est pas améliorée dans la mesure souhaitée, et d’importants efforts supplémentaires sont requis – bien qu’elle ait développé une capacité de StratCom au cours des 13 derniers mois. Alors que la plupart des Syriens ont rejeté les milices fanatiques telles que l’État Islamique, les groupes armés d’opposition durant ces deux dernières années ont eu tendance à dériver vers le pôle le plus “extrême” [de la rébellion] et à s’éloigner de l’ASL à tendance laïque » – un processus qui remonte ainsi à 2012, selon le Foreign Office.

 

Or, comme nous l’avons souligné en préambule, l’ASL s’était liguée avec le Front al-Nosra au milieu de cette année-là. À ce titre, comme l’expert de la Syrie Fabrice Balanche l’a souligné à l’auteur de ces lignes, « les rebelles [de l’ASL] n’ont combattu Daech qu’à partir de l’hiver 2013-2014. Avant cette période, ils étaient main dans la main avec cette organisation. » Même constat de la part d’un autre éminent spécialiste de la Syrie, le chercheur Joshua Landis, qui estime que les combattants de l’ASL appuyés par la CIA, le MI6, la DGSE et leurs partenaires ont combattu jusqu’en janvier 2014 aux côtés de la milice terroriste qui allait devenir l’« État Islamique » six mois plus tard, lors de la proclamation du « califat » par Abou Bakr al-Baghdadi.

 

Pour illustrer cette étroite coopération entre l’ASL et Daech, rappelons la prise de la base aérienne de Menagh en août 2013, rendue possible par les kamikazes tchétchènes de cette organisation terroriste. Après cette bataille, le colonel Abdul Jabbar al-Okaidi, qui était alors le chef de l’ASL dans la province d’Alep, était « apparu dans une vidéo aux côtés d’Abou Jandal, un chef de l’État Islamique en Irak et au Levant ». Comme l’avait observé le New York Times, les combattants de Daech et de l’ASL célébraient la prise de cette base comme s’ils étaient « une équipe de basketball victorieuse ». Dans ce même article, il était souligné qu’« une telle coopération [avait] compliqué les efforts pour isoler les djihadistes au sein de l’insurrection, où les commandants de toutes les allégeances politiques se [rendaient] compte qu’ils n'[avaient] d’autre choix que de collaborer avec n’importe quel allié disponible. » 

 

En d’autres termes, les conclusions du Foreign Office sur le prétendu éloignement de l’opposition armée vis-à-vis « de l’ASL à tendance laïque » sont erronées, puisque cette même ASL dépendait étroitement d’al-Nosra depuis la mi-2012, à une époque où ces forces incluaient le futur Daech. Or, il est largement documenté que cette nébuleuse fut la principale force motrice de la rébellion en Syrie. En effet, ses tacticiens ont élaboré les grandes opérations ayant permis la conquête ultérieure de différentes localités par l’« État Islamique », telles que le Camp Yarmouk, Raqqa ou Deir ez-Zor. En résumé, les batailles conjointes de l’ASL et d’al-Nosra ont permis au Daech en gestation de s’implanter dans ces territoires suite à la scission entre al-Nosra et l’« État Islamique », en avril 2013.

 

Niant cette réalité, le personnel du Foreign Office censé construire une opposition modérée reconnut toutefois dans son cahier des charges qu’« en raison de leur efficacité militaire, des groupes tels que le Front al-Nosra lié à al-Qaïda sont désormais largement soutenus par les Syriens en tant qu’alternative crédible à l’OAM dans la lutte contre Assad. Bien que l’amélioration des capacités de StratCom [soient limitées], elle peut garantir que les compétences militaires de l’OAM, ses performances opérationnelles et son comportement adapté sur le champ de bataille (…) soient pleinement exploités pour soutenir sa crédibilité au détriment des plus “extrêmes”. » Là encore, cette distinction entre l’ASL et les milices de la nébuleuse al-Nosra ne tenait pas compte des réalités du terrain, vu le caractère fusionnel des relations entre ces milices à cette époque. Dans son cahier des charges, le Foreign Office admit toutefois le rôle central des groupes extrémistes dans la guerre en Syrie, tout en estimant pouvoir éloigner l’ASL de ses alliés djihadistes – un espoir qui nous semble irréaliste. 

 

Comment les services britanniques ont masqué leur soutien à la nébuleuse djihadiste anti-Assad, y compris à Daech 

 

Un autre point marquant doit être souligné vis-à-vis des documents fuités du Foreign Office et de ses contractants. En effet, alors que différentes formes d’aide non-létale y sont invoquées, l’on ne trouve aucune référence à l’intégration du MI6 dans le dispositif de soutien militaire en faveur des milices anti-Assad – y compris des groupes djihadistes. Or, cet engagement fut précoce puisque, comme l’a observé notre confrère Mark Curtis, « la Grande-Bretagne s’est impliquée dans le “réseau d’exfiltration” d’armes livrées en Syrie depuis la Libye via le Sud de la Turquie, qui a été autorisé début 2012 à la suite d’un accord secret conclu entre les États-Unis et la Turquie. Révélé par le journaliste Seymour Hersh [et jamais démenti], ce projet a été financé par la Turquie, l’Arabie saoudite et le Qatar, tandis que “la CIA, avec le soutien du MI6, était responsable de l’acheminement vers la Syrie des armes issues des arsenaux de Kadhafi”. »

 

Dans ce même article, Mark Curtis rappelle utilement que cette « opération n’a pas été divulguée aux Commissions sur le Renseignement du Congrès américain, ce qu’exige pourtant la loi américaine, et “l’implication du MI6 a permis à la CIA de contourner la loi en classant cette mission comme une opération de liaison”. Hersh a noté qu’“un grand nombre d’individus en Syrie qui ont finalement reçu les armes étaient des djihadistes”, dont certains étaient affiliés à al-Qaïda. En effet, l’on pense que le Qatar – qui était le principal allié du Royaume-Uni dans l’éviction de Kadhafi et qui reprenait désormais son rôle en Syrie –, fournissait des armes et de l’argent au Front al-Nosra. Le Telegraph a rapporté les propos d’un diplomate du Moyen-Orient selon lesquels le Qatar était responsable du fait qu’al-Nosra “avait de l’argent, des armes et tout ce dont il [avait] besoin”. » Précisons toutefois que cet émirat est loin d’être le seul pays à s’être impliqué dans le soutien de cette organisation terroriste, qui formera Daech en avril 2013.

 

Bien qu’ayant coplanifié ces opérations, la Grande-Bretagne n’a jamais admis l’engagement clandestin du MI6 dans la fourniture d’armes et la formation au combat des miliciens anti-Assad. Cette discrétion est compréhensible car, au printemps 2015, le risque d’« embarrasser profondément » les services secrets de Sa Majesté conduisit la Haute Cour de Justice de Londres à abandonner ses poursuites contre un ex-djihadiste du Front al-Nosra. En se basant sur de simples articles de presse, ses avocats avaient rappelé que le MI6 et la CIA étaient accusés d’avoir soutenu ce même réseau terroriste. En d’autres termes, l’institution judiciaire enterra ce dossier pour ne pas exposer le rôle trouble des services spéciaux britanniques et de leurs alliés dans leur guerre secrète anti-Assad. Trois ans plus tard, le gouvernement britannique refusa de décrire ses rapports avec cet islamiste et son réseau devant un député de la Chambre des Communes, niant même avoir fourni des armes à la rébellion anti-Assad.

 

En février 2014, le célèbre islamiste et activiste Moazzam Begg fut arrêté et emprisonné dans la prison de haute sécurité de Belmarsh, où Julian Assange attend son procès. La Justice britannique l’accusait d’avoir soutenu des miliciens terroristes en Syrie, ce qui est documenté. Or, peu après l’ouverture de son procès, ces poursuites furent abandonnées car les voyages de Moazzam Begg dans le Nord syrien étaient validées par le MI5 – les services secrets intérieurs de Sa Majesté. Comme l’avait souligné le Guardian après sa libération, « son avocat (…) déclara au tribunal que la position de son client sur la Syrie n’était pas en contradiction avec celle du gouvernement britannique. Selon lui, “M. Begg n’a formé personne à des fins de terrorisme tel que légalement définies (…) M. Begg reconnaît s’être impliqué dans la formation de jeunes hommes pour défendre les civils contre les crimes de guerre du régime d’Assad.”»

 

En réalité, Moazzam Begg a été photographié à la fin 2012 aux côtés du futur «  ministre de la guerre » de Daech – le Tchétchène Abou Omar al-Shishani –, dans un camp réservé aux djihadistes étrangers. Il y forma et encadra « un groupe de combattants britanniques qui faisaient partie de la nouvelle Jaish al-Muhajireen wal-Ansar», dont al-Shishani était le fondateur et commandant. En novembre 2013, cette milice perdra « des combattants au profit de l’État Islamique en Irak et au Levant [, dont al-Shishani et des centaines d’hommes qui le suivirent au sein de Daech.] Mais en 2012, la redoutable armée djihadiste désormais connue sous le nom d’État Islamique [était appelée le Front al-Nosra]. La description, par Moazzam Begg, de ses actions correspondait à la politique étrangère officielle du Royaume-Uni à l’égard de la Syrie à l’époque, qui consistait à fournir aux rebelles une aide non-létale ».

 

Or, il est clair que les « jeunes hommes » formés par Moazzam Begg avec l’aval du MI5 évoluaient dans l’une des factions les plus brutales de ce qui allait devenir Daech au printemps 2013. Dans un état de droit qui fonctionne, il aurait dû être sévèrement puni par la Justice mais, sachant qu’il était parti au Levant avec le blanc-seing du MI5, les poursuites judiciaires qui le visaient légitimement ont été abandonnées. Soyons lucide : pour couvrir une politique aussi scandaleuse, il est indispensable de des agences de communication spécialisées travaillent de concert avec Londres et ses alliés pour alimenter le mythe d’une opposition « modérée », à qui l’on fournirait uniquement une aide « non-létale ». Or, comme nous allons l’étudier dans la seconde partie de notre enquête, les contractants du Foreign Office ont joué un rôle clé dans cette vaste opération d’intoxication, inondant les médias internationaux de contre-vérités qui ont fortement altéré notre perception du conflit syrien. À suivre.

 

Maxime Chaix 

 

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