On a récemment appris qu’Israël soutient matériellement l’Azerbaïdjan dans son offensive contre les séparatistes arméniens du Haut-Karabagh. À première vue, cette initiative israélienne pourrait sembler illogique, sachant que la campagne militaire azérie est appuyée par la Turquie, grande rivale de l’État hébreu. Or, l’Azerbaïdjan est une base arrière du Mossad pour surveiller l’Iran, et Bakou a développé avec Tel-Aviv un important partenariat énergétique et militaire. Comme nous allons le constater, ces armements israéliens sont livrés par une compagnie aérienne basée en Azerbaïdjan, mais massivement financée par les États-Unis. L’occasion pour nous de rappeler son implication dans le controversé programme américain de livraison d’armes aux rebelles syriens, et dans d’autres opérations sensibles à travers le monde.
Le 30 septembre, notre confrère israélien Barak Ravid a confirmé que l’État hébreu avait fourni des drones kamikazes à l’Azerbaïdjan, afin de soutenir son offensive dans le Haut-Karabagh. Comme il l’a souligné, « ces derniers jours, un “train aérien” d’avions-cargo affiliés au Ministère azéri de la Défense est parti pour l’État hébreu. Selon des applications de traçage de vols, ces appareils se sont arrêtés à la base aérienne d’Ovda, dans le sud d’Israël, avant de partir pour l’Azerbaïdjan. (…) Des analystes israéliens pensent que ces avions transportent des armes de l’État hébreu vers ce pays, bien que [nos] responsables (…) refusent de le confirmer. » Rappelant la relation stratégique liant ces deux nations, Barak Ravid estime qu’environ 60% des armes dont disposent les forces azéries seraient fournies par l’État hébreu, et qu’une part importante des approvisionnements pétroliers en Israël provient d’Azerbaïdjan.
Comme l’a souligné l’assistant du Président azéri, ces drones kamikaze ont une efficacité certaine sur le terrain, et sont utilisés comme un moyen de pression décisif contre l’Arménie. Bien que ce responsable déplore un manque d’engagement diplomatique de la part de Washington, une compagnie aérienne massivement financée par les États-Unis et impliquée dans des opérations controversées a livré les drones israéliens en Azerbaïdjan. Il s’agit de la Silk Way Airlines, qui dépend du Ministère de la Défense azéri, mais qui a bénéficié de plusieurs centaines de millions de dollars de prêts garantis par les autorités américaines.
Comme l’ont observé nos confères de l’OCCRP en 2018, « une compagnie de fret aérien appartenant à une société liée à la famille Aliyev, qui est au pouvoir en Azerbaïdjan, a remporté de juteux contrats avec l’armée américaine [depuis 2005] (…) Pendant plus d’une décennie, la Silk Way a noué pour plus de 400 millions de dollars de contrats avec le Commandement des Transports du Pentagone, en partie grâce à une garantie de prêt de 420 millions de dollars de l’US Export-Import Bank pour lui permettre d’acheter trois avions cargos 747-8 fabriqués par Boeing. » Bien qu’étant une firme controversée, « ses affaires avec le géant américain de l’aviation ont continué de croître, les Azéris ayant signé un accord d’un milliard de dollars avec Silk Way Airlines en avril 2017 pour 10 nouveaux avions de passagers 737 MAX. Ce nouvel accord n’implique aucune garantie américaine et l’on ne sait pas comment il est financé. En octobre dernier, les responsables des compagnies aériennes ont annoncé que Silk Way prévoyait d’acheter deux autres avions cargo 747-8. Là encore, aucun détail de financement n’a été fourni. »
Cette opacité est compréhensible puisque ce transporteur travaille avec plusieurs armées et services spéciaux à travers le monde, dans des opérations particulièrement sensibles et controversées. Comme le rappelle l’OCCRP, « cette compagnie aérienne a eu sa part de controverse. En juillet dernier, le site Web bulgare Trud a publié des correspondances entre l’Azerbaïdjan et la Bulgarie montrant que Silk Way avait utilisé au moins 350 vols avec autorisation diplomatique pour transporter discrètement “des centaines de tonnes d’armes” vers des zones de guerre au Moyen-Orient et dans d’autres régions entre 2014 et 2017. » Ne réfutant pas l’existence de ces vols, notamment ceux contractés par le Pentagone, la Silk Way Airlines a nié qu’elle avait agi dans l’illégalité. Ce démenti répondait notamment à la publication d’un article controversé de notre consoeur bulgare Dilyana Gaytandzhieva, qui estimait sans preuves convaincantes que ces vols avaient permis aux services spéciaux américains d’armer des terroristes d’al-Qaïda en Syrie.
Précisons alors que, malgré les limites de son enquête, il est avéré que la Turquie et les pétromonarchies du Golfe ont reçu l’aide de la CIA pour inonder le territoire syrien d’armements fabriqués dans les Balkans – en violation des clauses de non-réexportation signées avec les pays producteurs. Or, dès l’automne 2012, l’administration Obama savait que ces armes équipaient surtout les milices extrémistes. Malgré ce risque, ces livraisons massives depuis les Balkans se sont multipliées en 2013 et l’année suivante. Une enquête de terrain du Conflict Armament Research prouva ensuite qu’entre 2014 et 2017, ce gigantesque trafic d’armes chapeauté par la CIA et le GIP saoudien avait « considérablement amplifié les capacités militaires » de Daech, mais dans une ampleur « très loin [d’être due] aux seules prises de guerre ». Précisons alors qu’avant de publier son enquête, Dilyana Gaytandzhieva avait constaté la présence massive d’armes bulgares dans ce qu’elle présentait comme les arsenaux de la branche d’al-Qaïda en Syrie. Or, elle n’a pu retrouver les numéros de série de ces armements dans les documents de la Silk Way Airlines – d’où nos réserves face à son investigation.
Il n’en demeure pas moins que cet article a plongé la Silk Way Airlines et le gouvernement azéri dans l’embarras, sachant que de les vols incriminés avaient « bénéficié pour la plupart d’autorisations diplomatiques, tout en transportant de l’armement vers des destinations très variées. Sans être illégale, les pays survolés ayant donné leur accord, cette pratique [transgressait] la raison d’être de la couverture diplomatique ». Comme l’avait observé Romain Mielcarek à l’époque, « l’un des principaux clients de ces prestations [de Silk Way Airlines] est américain. Le commandement des forces spéciales (USSOCOM) a mandaté une série de compagnies privées (Purple Shovel, Chemring Military Products, Culmen International LLC) dans le cadre du programme “livraisons d’armes aux standards non-américains”. Ces sociétés livrent ainsi des armes achetées en Europe de l’Est à des groupes armés syriens et kurdes formés par l’armée américaine, notamment en Bulgarie. Silk Way Airlines a profité de vols diplomatiques pour assurer la logistique. »